Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (2p. 92-112).


CHAPITRE VI.

Les ombres s’épaississent.


Le gérant Carker se leva avec l’alouette, de grand matin, pour aller se promener. Il avait l’air rêveur, et son front plissé annonçait qu’il méditait ; mais, au rebours de l’alouette, ses méditations ne paraissaient pas s’élever bien haut ni suivre la direction du vol de l’oiseau matinal. Ses pensées rasaient la terre et s’éloignaient peu du nid d’où elles sortaient ; elles rampaient au milieu de la poussière et des vers, et cependant, si basses qu’elles fussent, ses pensées étaient plus cachées aux yeux des hommes que l’oiseau qu’on entend chanter, invisible, au haut des airs. Il dissimulait si adroitement ses préoccupations, qu’aux yeux de tous sa physionomie était souriante ou réfléchie, mais sans qu’on pût dire rien de plus. Pour le moment, elle était réfléchie, et très-réfléchie. Plus l’alouette montait, plus il descendait profondément dans ses pensées. Plus l’alouette répandait avec force et clarté ses flots de mélodie, plus Carker tombait dans un silence morne et profond. Enfin, quand l’alouette s’abattit, tête baissée, en faisant jaillir les accords limpides de sa voix sonore dans un champ de blé encore vert, imitant par ses chants, dans le sein de l’aurore, le ruisseau qui bouillonne et murmure, Carker se réveilla en sursaut de sa longue rêverie et regarda soudain avec un doux sourire tout ce qui l’entourait, aimable et poli, comme un homme qui veut se faire bien venir de tous ceux qui l’observent. Une fois réveillé, il se garda bien de retomber dans son assoupissement ; mais, éclaircissant son visage dans la crainte de se trahir, il continua de sourire toujours pour en entretenir l’habitude.

Au premier abord, M. Carker, cette matinée-là, pouvait paraître soigneusement et même coquettement vêtu. Il avait bien, dans sa mise, quelque chose de cérémonieux, à l’exemple du grand personnage qu’il servait ; mais il se tenait toujours en deçà de la roideur de M. Dombey. Il avait probablement pour cela deux raisons : d’abord, il la trouvait ridicule ; ensuite, rester au-dessous de M. Dombey, c’était exprimer le sentiment qu’il avait de la distance qui les séparait. Certaines gens pouvaient bien y voir une malicieuse contrefaçon de son froid protecteur, et non une flatterie ; mais le monde est toujours disposé à mal interpréter les choses, et M. Carker n’était pas responsable de cette fâcheuse disposition.

Propret et fleuri, le teint rosé, un peu endommagé par le soleil, qui ne respecte rien, le pied léger sur le doux gazon, M. Carker allait donc errant dans les prairies, dans les étroits sentiers de verdure. Il s’enfonça au milieu des allées d’arbres, jusqu’à ce que l’heure du déjeuner fût arrivée. Pour revenir, Carker prit un chemin plus court, faisant prendre l’air à ses dents en disant tout haut :

« Allons maintenant voir Mme Dombey, numéro deux. »

Carker avait dirigé ses pas extra muros ; il rentra dans la ville par une jolie promenade très-ombragée, où des bancs disposés de distance en distance invitaient au repos. C’était un endroit qui n’était pas fréquenté en général, et qui, à l’heure où se promenait M. Carker le jour de cette paisible matinée, avait l’air d’être complétement solitaire. Carker s’y trouvait ou croyait s’y trouver seul ; aussi, avec l’insouciance d’un homme qui avait encore à sa disposition vingt minutes pour arriver à un endroit où l’on pouvait aller facilement en moitié moins de temps, M. Carker enfila les grandes allées d’arbres, passant tantôt devant celui-ci, tantôt devant celui-là, imprimant sur le sol tout humide de rosée une chaîne de pas en feston.

Il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il s’était trompé en supposant qu’il n’y avait personne dans le bois ; car, pendant qu’il marchait lentement autour d’un gros arbre dont l’écorce rude et noueuse rappelait la peau d’un rhinocéros ou d’un animal antédiluvien, il vit, à sa grande surprise, une personne assise tout près de lui sur un banc, qu’il aurait volontiers, sans cela, compris dans la chaîne qu’il formait avec ses pas.

C’était une belle dame d’une mise élégante, dont les fiers yeux noirs étaient fixés sur le sol, et qui paraissait fort agitée. Ainsi, pendant qu’assise sur son banc, les yeux baissés, elle se mordait le coin de la lèvre inférieure, son sein se gonflait, ses narines tressaillaient, sa tête tremblait, des larmes d’indignation inondaient ses joues, et son pied pressait le gazon comme si elle l’eût volontiers réduit en poussière. Au même moment, Carker la vit se lever ; son air méprisant ne trahissait qu’ennui et que fatigue, et, en s’éloignant, son beau visage n’exprimait qu’insouciance et impérieux dédain.

Carker n’était pas le seul qui observât cette dame ; elle avait été aussi le point de mire d’une vieille femme à la figure laide et flétrie qui, par sa mise, ne semblait pas appartenir à la classe des bohémiennes, mais plutôt à cette race équivoque de vagabonds qui courent le pays en mendiant, en volant, en raccommodant les casseroles, en tressant des paniers de jonc, ou en faisant tour à tour tous ces métiers. Lorsque la dame se leva, la vieille, la regardant d’un air singulier, fit un bond, comme si elle sortait de terre, et vint se placer devant elle.

« Laissez-moi vous dire votre bonne aventure, ma belle dame, dit la vieille femme en remuant ses mâchoires, comme si la tête de mort encore cachée sous sa peau safranée avait hâte de se montrer à nu.

— Je puis me la dire moi-même, répliqua la dame.

— Oh ! oh ! belle dame, vous ne le ferez pas comme il faut ; vous vous la disiez fort mal tout à l’heure. Donnez-moi une pièce d’argent, belle dame, et je vous dirai votre bonne aventure, mais la vraie. Il y a de la fortune, belle dame, sur votre figure.

— Je le sais, reprit la dame en continuant son chemin avec un sourire sombre et une démarche fière ; je le savais déjà.

— Eh bien ! vous ne voulez donc rien me donner ? dit la vieille ; vous ne voulez rien me donner pour que je vous dise votre bonne aventure, belle dame ? Combien me donnerez-vous pour que je ne vous la dise pas, alors ? Allons, allons, donnez-moi quelque chose, ou je vais la crier derrière votre dos, » croassa la vieille avec rage.

M. Carker, devant qui allait passer la dame, se rangea contre son arbre au moment où elle traversait pour gagner le sentier, s’avança à sa rencontre, et, lui ôtant son chapeau quand il fut près d’elle, il invita la vieille à la laisser tranquille. La dame inclina la tête pour remercier l’inconnu de sa bienveillante intervention, et continua son chemin.

« Eh bien, c’est vous qui allez me donner quelque chose, ou je vais la lui crier par derrière, continua la vieille en repoussant de ses bras le bras de Carker tendu pour l’arrêter. Ou bien, tenez, ajouta-t-elle baissant tout à coup la voix et regardant ardemment M. Carker, comme si elle avait un moment oublié l’objet de sa colère, c’est vous qui allez me donner quelque chose, vous, ou je vais vous crier la vôtre.

— À moi, la vieille ? reprit le gérant en mettant la main à la poche.

— Oui, dit la femme, ferme dans son regard scrutateur et détendant sa main décharnée ; je la sais.

— Qu’est-ce que vous savez ? demanda Carker en lui jetant un schelling. Savez-vous quelle est cette belle dame qui passe ? »

La vieille, pour toute réponse, continua à remuer les mâchoires comme la femme du matelot de la chanson, qui mâchonnait des marrons dans son tablier sans vouloir en donner à la sorcière, et à grommeler comme la sorcière mécontente, en jetant sur Carker un sombre regard. Elle ramassa le schelling et se mit à marcher à reculons comme un crabe, je devrais dire comme plusieurs crabes, car ses pieds, ses mains, tour à tour crispés et détendus, avec sa figure ratatinée encadrée là dedans, en faisaient comme une demi-douzaine de crabes à elle toute seule ; puis, se blottissant au pied d’un vieil arbre, elle tira de son chapeau un bout de pipe, l’alluma et fuma en silence, les regards fixés sur son interlocuteur.

M. Carker se mit à rire et tourna sur ses talons.

« Eh bien ! dit la vieille : un enfant mort et un enfant vivant ; une femme morte, une femme qui vient à sa place. Allez la trouver. »

Malgré lui, le gérant promena ses regards alentour et s’arrêta. La vieille, qui n’avait pas retiré sa pipe, et dont les mâchoires, pendant qu’elle fumait, allaient bon train, comme si elle ragotait avec quelque démon invisible, mit son doigt dans la direction de la route qu’il avait suivie et se mit à rire.

« Que disiez-vous, la vieille ? » demanda Carker.

La vieille continua à remuer les mâchoires et les dents, et à fumer, tenant toujours son doigt dans la même direction devant lui, mais demeura silencieuse. M. Carker haussa les épaules et continua son chemin ; mais, au moment où il quittait l’avenue, il ne put s’empêcher de retourner la tête et de regarder au pied du vieil arbre : la sibylle tenait toujours son doigt tendu et semblait lui crier : « Allez la trouver. »

Quand il rentra dans l’hôtel, il trouva une table bien garnie : M. Dombey, le major et les plats attendaient l’arrivée de ces dames. Il y a plusieurs manières d’attendre les dames, suivant les caractères ; mais ici l’estomac passe avant le cœur. M. Dombey conservait son calme et sa réserve, le major s’agitait tout bouillant d’impatience. À la fin, le nègre ouvrit la porte, et, après un temps suffisant pour l’arrivée d’un personnage aux pas faibles et languissants, on vit apparaître sur le seuil une dame dont les joues roses dissimulaient mal les années.

« Mon cher monsieur Dombey, dit la dame, j’ai grand’peur d’être en retard, mais Edith était sortie pour esquisser un point de vue, et j’ai été obligée de l’attendre. Et vous, le plus faux de tous les majors, comment vous portez-vous ? et elle lui tendit son petit doigt.

— Madame Skewton, dit M. Dombey, permettez-moi de vous présenter mon ami Carker. (M. Dombey appuya, sans y penser, sur le mot ami, d’un ton de voix qui semblait dire : Il ne l’est pas réellement, mais c’est un titre dont je daigne l’honorer.) Vous m’avez entendu parler quelquefois de M. Carker ?

— Je suis enchantée de faire sa connaissance, » répondit gracieusement Mme Skewton.

M. Carker était enchanté aussi, cela va sans dire. Peut-être l’aurait-il été davantage si Mme Skewton avait été, suivant sa première supposition, l’Edith dont ils avaient porté la santé la veille.

« Mais, mon Dieu ! où donc est Edith ? s’écria Mme Skewton en promenant ses regards autour de la salle… elle est encore à la porte, en train de donner ses ordres à Withers pour faire monter ses dessins. Monsieur Dombey, auriez-vous l’obligeance. »

M. Dombey était déjà parti la chercher. Quelques instants après, on le vit revenir soutenant la belle et élégante dame que M. Carker avait rencontrée sous les arbres.

« Carker, dit M. Dombey… Mais Carker et la dame se reconnurent si visiblement, que M. Dombey en demeura stupéfait.

— Je dois à monsieur, dit Edith en s’inclinant majestueusement, d’avoir été débarrassée tout à l’heure des importunités d’une mendiante…

— Je dois à ma bonne fortune, dit Carker avec un profond salut, l’occasion d’avoir pu rendre un si léger service à une dame dont je suis fier de pouvoir me dire le très-humble serviteur. »

Edith arrêta un moment sur lui les yeux, avant de les baisser, et Carker lut dans ce regard pénétrant un secret soupçon qu’il ne l’avait pas rencontrée juste au moment de son débat avec la vieille, mais qu’il était resté à l’observer auparavant. Et, quand il eut lu cela dans ses yeux, Edith lut dans ses yeux, à son tour, qu’elle n’avait pas eu tort de former ce soupçon.

« Vraiment, dit Mme Skewton, qui avait profité de l’occasion pour lorgner M. Carker et s’assurer, par cet examen judicieux, que c’était un homme qui était tout cœur, comme elle le dit tout bas au major de façon à se faire entendre : vraiment, c’est une des coïncidences les plus charmantes dont j’aie jamais entendu parler ! Voyez donc ! ma bonne Edith ! il y a de la prédestination là dedans, et réellement, on serait presque tenté de se croiser les bras sur la poitrine et de se dire, comme ces coquins de Turcs : Il n’y a… comment donc s’appelle-t-il ? que… Machin qui soit grand, et… Chose est son prophète. »

Edith ne daigna pas rectifier cette étrange citation du Koran, mais M. Dombey éprouva le besoin de présenter poliment quelques observations.

« Cela me fait grand plaisir, dit M. Dombey avec un ton de galanterie affectée, de savoir qu’un homme aussi étroitement lié avec moi que Carker, ait eu l’honneur et le bonheur de rendre le plus petit service à Mme Granger. (Et M. Dombey s’inclina devant Mme Granger.) Mais, en même temps, je regrette vivement de n’avoir pas eu moi-même cet honneur et ce bonheur ; vraiment j’ai sujet d’être jaloux de Carker. »

Malgré lui, M. Dombey appuya sur ces mots : j’ai sujet d’être jaloux de Carker, comme s’ils eussent renfermé la chose la plus surprenante du monde. Puis M. Dombey s’inclina encore une fois devant Edith.

Celle-ci, sauf un imperceptible froncement de lèvres, resta complétement immobile.

« Corbleu, dit le major se sentant plein d’éloquence à la vue du garçon qui venait annoncer que le déjeuner était prêt, c’est une chose qui me paraît extraordinaire qu’on n’ait pas l’honneur et le bonheur de me fusiller impunément tous ces mendiants-là. Mais voici un bras pour madame Granger, si elle veut accorder à J. B. l’honneur de l’accepter ; et le plus grand service que Joe soit capable de vous rendre à présent, madame, c’est de vous conduire à table. »

Là-dessus le major donna son bras à Edith ; M. Dombey ouvrit la marche avec Mme Skewton ; M. Carker venait ensuite souriant à la société.

« Je suis enchantée, monsieur Carker, dit la mère en déjeunant après l’avoir passé de nouveau en revue à travers son lorgnon, je suis enchantée que vous ayez fait coïncider votre visite avec notre promenade d’aujourd’hui. C’est une charmante partie…

— Toutes les parties seraient charmantes avec une pareille société, répondit Carker ; mais celle-ci est, je crois, pleine d’intérêt.

— Oh ! s’écria Mme Skewton dans un langoureux mouvement d’enthousiasme. Le château est charmant… des réminiscences du moyen âge et une foule de choses… qui sont vraiment exquises. N’avez-vous pas un faible pour le moyen âge, monsieur Carker ?

— Pardon, madame, un très-grand.

— Charmante époque, n’est-ce pas ? dit Cléopatre ; si pleine de foi ! si énergique et si puissante ! si pittoresque ! si éloignée de ce qui sent le vulgaire ! Oh ! mon Dieu ! si on nous laissait seulement un peu plus de poésie dans l’existence aux tristes jours où nous vivons ! »

Mme Skewton, tout le temps qu’elle parla, regarda vivement M. Dombey qui regardait Edith, laquelle écoutait, mais sans jamais lever les yeux.

« Nous sommes affreusement réels et positifs, monsieur Carker, n’est-ce pas ? » dit Mme Skewton.

Cléopatre avait moins que personne le droit de se plaindre du positif et du réel, car il était impossible d’avoir plus de faux dans toute sa personne. Cependant M. Carker fut de son avis et trouva qu’en effet nous étions blâmables à cet égard.

« Les tableaux du château sont divins, dit Cléopatre. J’espère que vous avez un faible pour les tableaux ?

— Je puis vous assurer, madame Skewton, fit M. Dombey avec un ton solennel de protection à l’adresse de son gérant, je puis vous assurer que Carker est très-bon connaisseur en fait de peinture, et qu’il sait l’apprécier à merveille. Il est lui-même un artiste très-distingué. Il sera charmé, j’en suis sûr, du goût et du talent de Mme Granger.

— Parbleu, monsieur, s’écria le major Bagstock, m’est avis que vous êtes Carker l’incomparable et que vous êtes capable de tout.

— Oh ! fit Carker en souriant avec modestie, comme vous y allez, major Bagstock ! Je suis capable de très-peu de chose. Mais M. Dombey apprécie avec trop de générosité un vulgaire talent qu’un homme tel que moi est dans l’obligation d’acquérir, tandis que lui, dans sa sphère élevée, est tellement au-dessus de tous ces talents-là, que… » M. Carker ne termina pas sa phrase… il fit un léger mouvement d’épaules, en ayant l’air de se dérober à de plus grands éloges.

Pendant tout ce temps-là, Edith ne leva les yeux que pour lancer un regard à sa mère, chaque fois que l’ardeur brûlante de la dame se manifestait par de belles phrases. Mais lorsque Carker eut cessé de parler, elle regarda M. Dombey pendant quelques instants, quelques instants seulement ; sur son visage passa comme un éclair d’étonnement dédaigneux qu’une personne, occupée à sourire à tout le monde, ne laissa pas échapper.

M. Dombey saisit le moment où la noire paupière s’abaissait pour arrêter son regard au passage.

« Par malheur, vous êtes allée souvent à Warwick ? lui dit M. Dombey.

— Plusieurs fois.

— Je crains que notre visite au château ne soit un peu ennuyeuse pour vous.

— Oh ! non, du tout.

— Ah ! vous êtes comme votre cousin Feenix, ma chère Edith, fit Mme Skewton. Il est allé au château de Warwick cinquante fois, ou il n’y est pas allé une seule ; eh bien ! je suis sûre que s’il venait à Leamington demain, et je voudrais qu’il vînt, cher ange, il y ferait sa cinquante et unième visite le jour suivant.

— Nous sommes tous enthousiastes, n’est-ce pas, maman ? dit Edith avec un sourire glacial.

— Trop pour notre tranquillité peut-être, ma chère ; mais il ne faut pas nous en plaindre. Nos propres émotions sont notre récompense. Si, comme le dit votre cousin Feenix, la lame use le… comment dirai-je ?…

— Le fourreau, vous voulez dire peut-être, fit Edith.

— C’est cela. Si la lame use le fourreau un peu trop vite, c’est parce qu’elle brille et qu’elle étincelle, ma chère amie. » Mme Skewton poussa un gentil petit soupir, comme pour amortir l’éclat de cette lame, dont son cœur sensible était le fourreau victimé, et penchant sa tête sur son épaule, toujours comme Cléopatre, elle jeta à sa fille chérie un regard plein de tendresse rêveuse.

Edith avait tourné sa figure du côté de M. Dombey, la première fois qu’il leur avait adressé la parole. Elle était restée dans cette attitude, pendant qu’elle parlait à sa mère et que sa mère lui parlait, comme si elle était prête à écouter encore M. Dombey, dans le cas où celui-ci aurait encore quelque chose à lui dire. Dans cette attitude, qui semblait n’être qu’une simple politesse, il y avait comme un air de défi. Elle se sentait contrainte et exposée comme une marchandise, malgré elle. Cette expression de ses traits ne fut pas perdue pour ce même observateur toujours souriant à tout le monde. En la voyant ainsi, il se rappela l’impression qu’elle lui avait faite le matin, quand elle se croyait seule sous les arbres.

M. Dombey, n’ayant plus autre chose à dire, proposa, lorsque le déjeuner fut terminé, et que le major se fut repu comme un boa constrictor, de partir à l’instant même. Une voiture attendait, d’après les ordres de M. Dombey, et les deux dames, le major et lui se placèrent dans l’intérieur ; le nègre et le page au teint blême montèrent sur le siège, Towlinson resta derrière, et M. Carker, à cheval, fermait la marche.

M. Carker allait au trot derrière la voiture à quelques mètres de distance, sans la perdre de vue pendant tout le voyage, comme un matou qui surveillerait les quatre souris dans l’intérieur. Il avait beau regarder à droite et à gauche sur la route et contempler le paysage accidenté avec des moulins à vent, du blé, du gazon, des champs de haricots, des fleurs sauvages, des fermes, des meules de foin, des clochers au-dessus des bois ; il avait beau regarder dans l’atmosphère éclairée par les rayons du soleil les papillons qui se jouaient autour de sa tête et les oiseaux qui remplissaient l’air de leurs chants ; il avait beau regarder en bas l’ombre des branches entrelacées qui formaient un tapis mouvant sous ses pieds ; il avait beau regarder devant lui les arbres qui, en s’avançant sur le chemin, formaient des nefs et des bas côtés, mystérieusement éclairés par la douce lumière pénétrant à travers le feuillage, il avait toujours un coin de l’œil braqué sur la tête droite et roide de M. Dombey et sur les plumes d’un chapeau de femme qui se baissaient avec une nonchalance pleine de mépris, comme le matin il avait vu se baisser ses paupières orgueilleuses, relevées maintenant avec la même fierté de mépris sur le visage qui lui faisait face.

Une fois, une seule fois, les yeux assidus de M. Carker firent grâce aux objets de son attention : ce fut au moment où, sautant par-dessus une petite haie et traversant la plaine au galop, de façon à prévenir la voiture qui suivait la route, il courut se montrer au terme du voyage, tout prêt à donner la main aux dames pour descendre de voiture. Alors, mais seulement alors, il vit pour un instant, dans son regard, une expression de surprise ; mais quand il eut avancé vers elle sa main douce et blanche, pour l’aider à mettre pied à terre, ce regard était redevenu ce qu’il était auparavant. Mme Skewton était décidée à se charger de M. Carker et à lui montrer les beautés du château. Elle était résolue à avoir son bras ainsi que celui du major. Ce devait être, suivant elle, un moyen d’améliorer cette incorrigible créature qui, sous le rapport de l’art, était un affreux Vandale. Grâce à cette heureuse combinaison, M. Dombey put en toute liberté accompagner Edith : il marchait devant les autres à travers les appartements avec la majesté d’un vrai gentleman.

« Ils sont passés, monsieur Carker, ces temps heureux, dit Cléopatre, avec leurs ravissantes forteresses et ces chers donjons où sont ces charmantes places destinées aux supplices, ces vengeances romanesques, ces assauts et ces siéges pittoresques, enfin tout ce qui réellement peut rendre la vie attrayante. Ah ! nous avons terriblement dégénéré !

— Oui, nous sommes déchus d’une façon déplorable, » dit M. Carker.

Leur conversation avait cela de particulier que Mme Skewton, malgré ses mouvements d’enthousiasme et d’extase, et M. Carker, malgré ses démonstrations de politesse, étaient tous deux occupés à surveiller M. Dombey et Edith. Leurs talents de conversation ne leur servaient guère, car ils ne se disaient presque rien et parlaient un peu à l’aventure.

« Nous n’avons positivement plus de foi, dit Mme Skewton en tournant de côté sa vieille oreille ridée, (car M. Dombey était en train de dire quelque chose à Edith). Nous n’avons plus du tout de ces chers et vieux barons, qui étaient les créatures les plus délicieuses ; ni de ces chers et vieux prêtres, qui étaient les plus belliqueux des hommes, ni la foi de l’âge d’or de l’inestimable reine Élisabeth dont voici le portrait. Cette chère créature, en voilà une qui était tout cœur ! et son charmant père ! J’espère que vous avez un faible pour Henri VIII ?

— Je l’admire beaucoup, dit Carker.

— À la bonne heure ! voilà un rude homme ! s’écria Mme Skewton, n’est-ce pas ? un fidèle et véritable Anglais. Le voilà ici ! c’est tout à fait son portrait, avec ses chers petits yeux clignotants et son menton bienveillant.

— Ah ! madame, dit M. Carker en s’arrêtant court ; puisque vous parlez de tableaux, voilà un joli sujet ! Quel musée au monde peut en montrer le pendant ? »

En disant ces mots, l’homme au sourire montra du doigt M. Dombey et Edith, seuls au milieu d’une pièce dont la porte était toute grande ouverte.

Ces deux personnages n’échangeaient ni parole, ni regard : à côté l’un de l’autre, au bras l’un de l’autre, on eût dit qu’ils étaient séparés par des mers. Il y avait une différence même dans l’orgueil de chacun d’eux, et cette différence était de telle nature qu’ils se seraient plus ressemblé, s’ils avaient été l’un le plus orgueilleux et l’autre le plus humble du monde. Lui, tout plein de son importance, roide, cérémonieux, austère ; elle, séduisante et gracieuse au dernier point, mais se souciant fort peu d’elle-même, de lui et de tout ce qui l’entourait et repoussant loin d’elle ses propres attraits avec un sentiment de fierté qu’exprimaient si bien ses sourcils et ses lèvres. On eût dit que ses attraits n’étaient qu’une enseigne, une livrée qu’elle haïssait ; ils étaient si mal assortis, si opposés, la nature de chacun d’eux était si violentée par cette union qu’avaient formée un mauvais hasard et la fatalité, qu’à voir sur les murailles tous ces tableaux qui les entouraient, les personnages sur la toile se montraient presque effrayés de cette union contre nature, et exprimaient cet effroi dans différentes attitudes. Des chevaliers et des hommes d’armes à l’air sombre les regardaient avec une figure menaçante ; un prêtre, les mains levées au ciel, dénonçait tout ce qu’il y avait de sacrilége moquerie dans cette union accomplie au pied des saints autels. Les eaux tranquilles des paysages, dont les profondeurs réfléchissaient les rayons du soleil, semblaient demander s’il n’y avait pas pour elles d’autre passage pour éviter la présence de ces deux êtres. Les ruines paraissaient s’écrier : « Regardez ici et voyez ce que nous sommes, nous, les épouses mal assorties du Temps ! » des animaux, ennemis par instinct, se déchiraient l’un l’autre, comme pour leur servir d’enseignement. Les amours et les cupidons fuyaient effarouchés : les héros du martyrologe, au milieu de leurs tortures, ne paraissaient pas avoir encore subi celle-là.

Néanmoins Mme Skewton fut si charmée à la vue de ce spectacle, auquel M. Carker avait invité ses regards, qu’elle ne put s’empêcher de dire presque tout haut : « Que c’est doux ! comme c’est plein de cœur ! » Edith qui, par hasard, venait d’entendre, devint rouge d’indignation.

« Ma chère Edith sait que j’étais en train de l’admirer, dit Cléopatre, en lui tapant presque timidement sur le dos avec son parasol : chère petite ! »

M. Carker vit encore se renouveler dans cette femme la lutte dont il avait été témoin si inopinément dans l’avenue ; il vit encore la même fierté languissante et pleine d’indifférence succéder à cette expression et la couvrir comme d’un nuage.

Elle ne leva pas les yeux sur lui, mais, d’un prompt regard, elle sembla inviter sa mère à s’approcher. Mme Skewton pensa qu’il était utile cette fois de comprendre ce signe, et, s’avançant vivement avec ses deux cavaliers, elle se rapprocha de sa fille et ne la quitta plus.

En ce moment, M. Carker, dont rien n’attirait plus l’attention, se mit à pérorer sur les tableaux, à choisir les meilleurs et à les indiquer à M. Dombey ; M. Carker parlait toujours à M. Dombey avec les démonstrations ordinaires de respect qu’il adressait à sa grandeur, et lui rendait hommage soit en ajustant son lorgnon en son honneur, soit en trouvant pour lui le passage cherché dans le catalogue, soit en lui tenant la canne, etc. Il faut dire aussi que M. Carker n’avait pas toujours le mérite de l’initiative ; ainsi, M. Dombey, qui était homme à faire reconnaître sa qualité de chef, lui disait souvent avec un ton d’autorité contenue : « Carker, ayez la bonté de m’aider, je vous prie ; » et l’homme au sourire le faisait toujours avec plaisir.

Ils firent le tour des salles, des remparts, de la rookery[1] et de tout le reste. Comme ils n’étaient toujours qu’en petit comité et que le major restait à l’ombre, accroupi par le travail de la digestion, M. Carker devint communicatif et agréable. D’abord il s’adressa longtemps à Mme Skewton ; mais cette dame nerveuse s’était livrée à de telles extases devant les chefs-d’œuvre de l’art, qu’au bout d’un quart d’heure, elle ne faisait plus que bâiller. Pour expliquer cet état d’admiration spasmodique, elle s’écriait : « Tout cela est si beau ! » M. Carker, fatigué, se retourna du côté de M. Dombey. Celui-ci, dans sa conversation, se contentait d’un : « C’est très-vrai, Carker ; » ou bien : « Certainement, Carker, » mais secrètement il encourageait Carker à continuer et approuvait intérieurement sa conduite ; il était bien aise qu’il y eût là quelqu’un pour faire les frais de la conversation, et pensait que ces observations, venant d’un connaisseur, étaient de nature à intéresser Mme Granger. M. Carker, qui en fait de discrétion avait un tact exquis, ne prenait jamais la liberté de s’adresser à cette dame directement ; et cependant elle paraissait lui prêter attention, quoiqu’elle ne le regardât jamais ; une fois ou deux seulement, que l’humilité apparente de l’orateur était par trop affectée, un semblant de sourire passa sur le visage d’Edith, mais ce n’était pas un de ces sourires qui éclairent les traits ; le sien avait plutôt l’air de les assombrir.

Enfin le château de Warwick étant à peu près épuisé et le major l’étant tout à fait, sans parler de Mme Skewton, dont l’enthousiasme spasmodique prenait des proportions alarmantes, la voiture fut de nouveau mise en réquisition, et on alla dans le voisinage admirer plusieurs points de vue. M. Dombey, toujours avec les mêmes formes de politesse cérémonieuse, déclara qu’une esquisse, une ébauche même d’un de ces points de vue, faite par la belle main de Mme Granger, serait pour lui un charmant souvenir de cette agréable journée : M. Dombey ajouta avec un nouveau salut qu’il n’avait pas besoin cependant, pour se rappeler cette partie si précieuse à ses yeux, d’un souvenir matériel. Withers le Blême, qui avait sous le bras l’album d’Edith, fut immédiatement invité par Mme Skewton à l’apporter. La voiture s’arrêta afin qu’Edith pût faire le dessin que M. Dombey allait mettre au nombre de ses trésors.

« Mais je crains d’être importun, dit M. Dombey.

— Du tout. Quel endroit désirez-vous que je prenne ? » répondit-elle en se tournant vers lui avec la même expression de contrainte qu’auparavant.

M. Dombey, avec un autre salut qui fit craquer sa cravate, répondit qu’il abandonnait le choix du paysage au goût de l’artiste.

« J’aimerais mieux, dit Edith, que vous choisissiez vous-même.

— Eh bien ! dit M. Dombey, si nous nous en tenions à ce site que nous voyons d’ici, l’endroit où nous sommes me paraît favorable, ou bien…, Carker, qu’en pensez-vous ? »

il y avait au premier plan, à quelque distance, un massif d’arbres assez semblable à celui où Carker avait tracé, sur le sable, la fameuse chaîne du matin, et, sous un de ces arbres, un banc très-semblable par sa situation à celui où Carker avait interrompu le dédale de ses pas.

« Me permettrai-je de faire remarquer à Mme Granger, dit Carker, que voici un intéressant, je dirai presque un curieux point de vue ? »

Les yeux d’Edith suivirent la direction que Carker indiquait avec sa cravache et revinrent promptement vers lui : c’était la seconde fois qu’ils avaient échangé un regard depuis qu’ils avaient été présentés l’un à l’autre ; le second coup d’œil ressemblait au premier, sauf que l’expression en était plus claire.

« Vous plaît-il ? dit Edith à M. Dombey.

— Je trouve que c’est charmant, » répondit M. Dombey.

La voiture fut donc conduite dans l’endroit que M. Dombey trouvait charmant : Edith, sans bouger de place, ouvrit son album avec son indifférence hautaine comme toujours, et se mit à l’œuvre.

« Mes crayons sont tous cassés, dit-elle en s’arrêtant et en les retournant.

— Donnez-les-moi, je vous prie, dit M. Dombey. Ou plutôt Carker le fera, il s’entend encore mieux à ces choses-là. Carker, ayez la bonté de tailler ces crayons à Mme Granger. »

M. Carker fit avancer son cheval près de la portière, où se trouvait assise Mme Granger ; puis, laissant flotter les rênes, il prit de ses mains les crayons, en souriant et en saluant, et s’amusa à les tailler tout tranquillement. Lorsqu’il eut fini, il pria Mme Granger de lui permettre de les lui tenir à sa disposition toutes les fois qu’elle en aurait besoin ; il adressa beaucoup d’éloges à Mme Granger sur son beau talent, vanta surtout la manière dont elle faisait les arbres, et resta toujours à côté d’elle, à regarder son ouvrage à mesure qu’elle dessinait. Pendant ce temps-là, M. Dombey, debout dans la voiture, et semblable à un grand automate de bonne maison, se tenait roide comme un pieu et regardait aussi : Cléopatre et le major folâtraient comme deux vieux tourtereaux.

« La trouvez-vous bien comme cela, ou voulez-vous que je la finisse davantage ? » dit Edith en présentant son esquisse à M. Dombey.

M. Dombey la pria de ne plus y toucher ; c’était parfait comme cela.

« Oh ! dit Carker, mettant à nu toutes ses gencives pour donner plus de poids à ses louanges, c’est d’un effet extraordinaire. Je n’étais pas préparé à quelque chose d’aussi beau et en même temps d’aussi extraordinaire. »

Cet éloge ne s’adressait-il pas par hasard à l’auteur de l’esquisse plutôt qu’à l’esquisse même ? oh non ! M. Carker était la candeur même, l’homme le plus ouvert, je ne parle pas seulement au point de vue de sa bouche qui l’était toujours, mais de son esprit. Il resta le même pendant qu’on serrait le dessin pour M. Dombey et qu’on remettait tout en place. Alors M. Carker rendit les crayons qu’Edith reçut, en le remerciant, sans le regarder pourtant ; il reprit les rênes, se pencha en arrière et se remit à suivre la voiture.

Peut-être songeait-il, chemin faisant, que cette esquisse insignifiante qui venait d’être faite et remise aux mains de son possesseur, avait été livrée comme un objet de commande. Peut-être songeait-il que, malgré le parfait empressement qu’elle avait mis à accéder à la demande de M. Dombey, on pouvait lire sur sa figure hautaine, pendant qu’elle se penchait sur son dessin ou regardait au loin les objets qu’elle représentait, le dépit orgueilleux d’une femme qui se sent l’objet d’une vile et misérable transaction commerciale. Peut-être songeait-il à tout cela ; toujours est-il qu’il souriait, et, quoiqu’il parût promener librement ses regards tout autour de lui et jouir du grand air et du plaisir de la promenade, il fixait toujours un coin de son œil pénétrant sur la voiture.

La journée se termina par une excursion aux ruines mystérieuses de Kenilworth et par la visite de quelques points de vue nouveaux. Mme Skewton rappela à M. Dombey qu’Edith avait déjà dessiné la plupart de ces vues, comme il avait pu en juger lui-même lorsqu’il avait examiné ses esquisses. Mme Skewton et Edith furent reconduites à leur domicile ; Cléopatre invita gracieusement M. Carker à revenir passer la soirée chez elle, avec M. Dombey et le major, pour entendre quelques morceaux d’Edith ; puis M. Dombey, Carker et le major rentrèrent dîner à leur hôtel.

Le dîner fut le pendant du dîner de la veille, sauf que le major fut de vingt-quatre heures plus triomphant et moins mystérieux. Un toast fut encore porté à Edith. M. Dombey se retrouva agréablement embarrassé, et M. Carker montra le même intérêt et le même empressement à louer l’idole du jour.

Il n’y eut pas d’autres visiteurs chez Mme Skewton. Les dessins d’Edith furent répandus dans l’appartement en plus grande abondance peut-être que d’ordinaire, et Withers le Blême servit le thé un peu plus fort. La harpe était toujours là, le piano était toujours là : Edith joua et chanta, mais en ayant toujours l’air de payer, pour acquit à M. Dombey, même les morceaux de musique demandés, comme un billet à ordre de son créancier, sans y apporter d’autre intérêt : voilà tout.

« Edith, ma bonne Edith, dit Mme Skewton une demi-heure après le thé : M. Dombey, je le sais, meurt d’envie de vous entendre.

— M. Dombey n’est pas encore près de mourir, maman. Il vit encore assez pour pouvoir parler lui-même.

— Je vous serai infiniment obligé, dit M. Dombey.

— Que désirez-vous ?

— Du piano ? dit M. Dombey d’un air incertain.

— Ce que vous voudrez ; vous n’avez qu’à choisir. »

En conséquence, elle se mit au piano : ce fut la même chose pour la harpe, la même chose pour le chant, la même chose pour le choix des morceaux qu’elle chantait ou qu’elle jouait. Mais elle continuait à montrer la même froideur et la même contrainte, tout en se rendant avec une prompte soumission à tous ses désirs, et il ne se lassait pas. Rien de tout cela n’échappait à l’œil pénétrant de M. Carker, quelque absorbé qu’il parût par le piquet. Il s’aperçut aussi que M. Dombey était fier de son pouvoir et qu’il aimait à en faire montre.

Cependant M. Carker, qui faisait des parties de piquet tantôt avec le major, tantôt avec Cléopatre, dont les yeux, plus pénétrants que ceux d’un lynx, surveillaient M. Dombey et Edith, joua si bien qu’il gagna encore dans l’estime de la mère. Quand il prit congé en exprimant le regret qu’il éprouvait d’être obligé de retourner à Londres le lendemain, Cléopatre lui dit en confidence qu’on ne rencontrait pas tous les jours une telle communauté de sentiments et que ce ne serait certainement pas la dernière fois qu’ils se reverraient.

« Je l’espère, répondit Carker, qui, l’œil fixé d’une manière expressive sur le couple, se retira vers la porte, à la suite du major. Je l’espère bien, » répéta-t-il en sortant.

M. Dombey, qui avait pris cérémonieusement congé d’Edith, se pencha ou parut se pencher au-dessus du lit de repos de Cléopatre et lui dit à voix basse :

« J’ai demandé à Mme Granger la liberté de lui faire une visite demain matin pour affaire et elle m’a fixé l’heure de midi. Puis-je espérer, madame, que j’aurai le plaisir de vous trouver chez vous ensuite ? »

Cléopatre était si émue, si troublée en entendant ces paroles de M. Dombey, paroles naturellement incompréhensibles, qu’elle ne put que fermer les yeux, secouer la tête et tendre la main à M. Dombey qui, ne sachant trop qu’en faire, la laissa retomber.

« Allons ! Dombey, venez donc, cria le major qui, déjà à la porte, le regardait dans la chambre. Parbleu, monsieur, le vieux Joe a grande envie de proposer un changement d’enseigne à l’Hôtel Royal et de l’appeler désormais l’Hôtel des Trois joyeux Célibataires, en l’honneur de Dombey, du major et de Carker. »

Là-dessus le major donna un petit coup sur le dos de M. Dombey, et envoyant une œillade rétrospective à ces dames par-dessus l’épaule, ce qui faillit lui démancher le cou, il l’entraîna dehors.

Mme Skewton reposait sur un sofa ; Edith était assise, loin d’elle, auprès de sa harpe et plongée dans le plus profond silence. Sa mère, jouant avec son éventail, regarda furtivement sa fille plus d’une fois, mais sa fille, absorbée dans ses rêveries, tenait les yeux baissés, muette et impassible.

Elles restèrent ainsi pendant une longue heure, sans dire un mot. Enfin, arriva la femme de chambre de Mme Skewton, qui, suivant l’usage, venait lui faire, petit à petit, sa toilette de nuit. Cette femme de chambre ressemblait à la mort : il ne lui manquait plus qu’une faux et un sablier. Car, chaque soir, tout dépérissait sous sa main comme sous celle de la mort.

Les roses de la figure de Mme Skewton se flétrissaient, la rondeur de sa taille disparaissait, sa chevelure tombait, ses sourcils noirs arqués devenaient des touffes de poils gris, ses lèvres pâles rentraient dans sa bouche, la peau devenait livide et flasque ; une vieille décrépite, au teint jaune, à la tête branlante, aux yeux rouges, avait pris la place de Cléopatre, entortillée comme un paquet de linge sale dans une camisole de flanelle.

Sa voix même avait changé, quand, restée seule avec Edith, elle lui adressa la parole.

« Pourquoi, lui dit-elle d’un ton amer, ne m’avez-vous pas dit qu’il vous avait donné rendez-vous demain ?

— Parce que vous le savez, ma mère, » reprit Edith.

Il y avait dans sa manière de prononcer ces mots : ma mère, un ton de mordante raillerie.

« Vous savez bien qu’il m’a achetée, continua-t-elle, ou qu’il m’achètera demain. Il a réfléchi à son emplette ; il a montré l’objet en vente à ses amis ; il est fier de son marché ; il pense que cela fera son affaire, et qu’il m’a à bon compte ; c’est demain qu’il m’achètera. Oh ! mon Dieu ! dire que j’ai vécu pour cela et que je le sais ! »

Tout ce qu’il peut y avoir de colère et de fierté dans le cœur d’une femme outragée, qui a la conscience de son avilissement, éclata sur le beau visage d’Edith. Elle se cacha la tête dans ses mains blanches, convulsivement agitées.

« Que voulez-vous dire ? reprit sa mère vivement piquée… N’avez-vous pas depuis votre enfance…

— Depuis mon enfance ! dit Edith en la regardant, quand donc ai-je eu une enfance ? quelle enfance m’avez-vous jamais permise ? Je n’ai jamais été qu’une femme pleine d’artifice, rusée, vénale, occupée à tendre des piéges aux hommes. J’étais une femme avant de me connaître, avant de vous connaître vous-même, avant que je comprisse dans quelles vues basses et viles j’apprenais tous les jours un art nouveau. Quand vous m’avez mise au monde, j’étais déjà femme. Regardez-la cette femme, votre ouvrage. Vous la voyez ce soir dans toute sa gloire. »

En parlant ainsi, elle frappait son beau sein comme par mépris d’elle-même.

« Regardez-moi, lui dit-elle, moi qui n’ai jamais su ce que c’est qu’un cœur honnête, ce que c’est que l’amour. Regardez-moi, moi qui ai appris à faire des projets et à tramer des complots à l’âge où les petites filles jouent à la poupée. J’ai été mariée dans ma jeunesse, je devrais dire ma vieillesse, tant j’en avais déjà la ruse, à un homme pour lequel je ne ressentais que de l’indifférence. Regardez la femme qu’il a laissée veuve, avant d’avoir hérité lui-même de ses riches parents… c’est un châtiment pour vous bien mérité ! Et moi, dite, quelle a été ma vie depuis dix ans ?

— Nous avons fait tous les efforts possibles pour vous bien établir, répondit sa mère. Voilà ce qu’a été votre vie. Et maintenant vous le tenez, cet établissement.

— Il n’y a pas d’esclave au marché, ma mère, pas de cheval à la foire qu’on ait montré, offert, examiné, qu’on a fait parader comme moi pendant ces dix honteuses années, non mère ! s’écria Edith d’un ton d’indignation et appuyant toujours avec la même aigreur sur ces mots : ma mère. N’ai-je pas été la fable de toutes sortes d’hommes ? J’ai vu autour de moi des fous, des débauchés, des enfants, de vieux radoteurs, ils m’ont repoussée l’un après l’autre, ils n’ont plus voulu du marché, parce que vos intentions étaient trop claires, oui, parce que vous aviez été trop transparente, malgré tous ces faux dehors : ils nous ont quittées lorsqu’ils ont fini par nous connaître. » Puis les yeux étincelants, elle ajouta : « Dans tous les lieux de rendez-vous du beau monde, n’ai-je pas été soumise aux plus scandaleux examens ? n’ai-je pas été colportée et mise en vente ici, jusqu’à ce qu’il ne me restât plus dans le cœur une seule goutte de respect pour moi-même. Que dis-je ? je suis pour moi-même un objet d’exécration. Est-ce là l’enfance dont vous me parlez ? car je ne m’en suis pas connu d’autre. Ne venez donc pas, ce soir surtout, me parler de mon enfance.

— Vous auriez pu vous bien marier vingt fois au moins, Edith, si vous aviez aidé aux circonstances.

— Non, celui qui me prendra, moi, femme de rebut (et je l’ai bien mérité !), me prendra comme cet homme le fait, sans qu’il y ait de ma part ni ruse ni artifice (et elle relevait la tête en tremblant de honte et d’indignation). Il me voit à l’enchère et il croit qu’il est bien de m’acheter. Quand il est venu pour me voir, pour donner son prix, peut-être, il a demandé la liste de tous mes talents. Je la lui ai donnée. Quand il a voulu que j’en montrasse un, pour justifier aux yeux de ses amis le marché qu’il faisait, je lui ai demandé celui qu’il désirait voir et je le lui ai montré. Je n’en ferai pas davantage. En m’achetant il sait ce qu’il fait ; il connaît le prix de la marchandise et la puissance de son argent. Je souhaite qu’il ne se repente pas du marché : mais, quant à moi, je n’ai ni vanté, ni paré la marchandise, ni vous non plus, autant du moins que j’ai pu vous empêcher de le faire.

— Vous parlez singulièrement à votre mère ce soir, Edith.

— En effet, je trouve mon langage étrange, plus étrange que vous peut-être, dit Edith. Mais, c’est qu’il y a longtemps que mon éducation est faite. Je suis trop vieille maintenant, je suis tombée trop bas, petit à petit, pour suivre une nouvelle voie, pour m’opposer à vos desseins et pour me sauver moi-même. Le germe de tout ce qui purifie le cœur d’une femme, qui le rend sincère et bon, n’a jamais fermenté dans le mien ; et je ne trouve plus rien en moi pour me défendre de mon propre mépris. » Il y avait eu un moment de tristesse touchante dans la voix de cette femme, mais cela ne dura pas longtemps ; bientôt, pinçant sa lèvre, elle continua en disant : « Comme nous sommes des gens comme il faut et des gens pauvres, je suis charmée de nous enrichir par de tels moyens. Tout ce que je puis dire, c’est que j’ai bien mené à fin le seul dessein que j’eusse la force, j’allais presque dire le pouvoir de former, avec vous à mes côtés, ma mère, mais je n’ai pas amorcé cet homme.

— Cet homme ! Vous en parlez comme si vous le haïssiez, dit la mère.

— Et vous pensiez que je l’aimais, n’est-ce pas ? répondit Edith en s’arrêtant au moment où elle traversait la pièce et en regardant autour d’elle. Vous le dirai-je ? continua-t-elle en regardant fixement sa mère, il y a une personne qui nous connaît déjà à fond, qui lit dans nos cœurs, et en présence de laquelle je me sens plus troublée que lorsque je suis en face de ma propre conscience, tant je me trouve humiliée à l’idée qu’il me connaît !

— Ceci ressemble beaucoup, reprit froidement la mère, à une attaque dirigée contre cet inoffensif et malheureux, comment dirai-je… M. Carker. Heureusement, votre manque de dignité, ma chère, et votre imprudence à l’égard de cette personne (qui est très-agréable, je ne dis pas non) n’auront pas, j’espère, d’influence sur votre établissement. Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Est-ce que vous êtes malade ? »

Edith tout à coup avait laissé retomber sa tête, comme si elle venait d’y ressentir une piqûre, et pendant qu’elle la cachait dans ses mains, un frisson parcourut tous ses membres. Ce mouvement fébrile fut de courte durée : elle reprit sa démarche accoutumée pour quitter l’appartement.

La servante que nous avons vue dans ses fonctions mortuaires, fit une nouvelle apparition ; elle donna un bras à sa maîtresse, qui semblait avoir perdu sa contenance avec ses charmes, et avoir endossé la paralysie en même temps que sa robe de flanelle. Puis, rassemblant les débris de Cléopatre, elle les emporta dans l’autre chambre, pour les faire servir à la résurrection du lendemain.


  1. Colonie de corbeaux que les grands seigneurs ne manquent pas d’entretenir, de père en fils, dans les beaux arbres qui avoisinent leur château, comme un emblème vivant de leur aristocratie antique.