Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (2p. 63-74).


CHAPITRE IV.

Étranges nouvelles de l’oncle Sol.


Le capitaine Cuttle, qui n’était pourtant pas dormeur, ne sortit pas de très-grand matin le lendemain du jour où il avait vu Sol Gills à travers les vitres de la boutique, écrivant dans la salle à manger, avec l’aspirant de marine sur le comptoir, et Robin le rémouleur prêt à se coucher dessous. Les horloges sonnaient six heures, lorsque le capitaine se leva sur son coude et fit l’inspection de sa petite chambre. Les yeux du capitaine devaient avoir une fameuse besogne, s’il les ouvrait tous les jours comme il les ouvrit ce matin-là ; et ils étaient bien rudement récompensés de leur vigilance, s’il les frottait à moitié aussi durement qu’il les frotta ce jour-là. Mais il faut dire aussi que les circonstances n’étaient pas ordinaires ; car jamais de la vie l’on n’avait vu Robin le rémouleur à la porte de la chambre à coucher du capitaine, et pourtant c’était bien Robin qui était là à ce moment, essoufflé et haletant devant le capitaine, tout chaud encore du lit qu’il venait de quitter ; ce qui ne contribuait pas peu à augmenter le coloris et l’expression de son visage.

« Holà ! cria le capitaine. Qu’est-ce qu’il y a ? »

Avant que Robin eût eu le temps de balbutier une réponse, il s’élança du lit tout d’un bloc et couvrit de sa main la bouche de son visiteur.

« Droit ! mon garçon, pas un mot maintenant. Attends. »

Le capitaine, jetant un regard consterné sur Robin, le poussa honnêtement dans la pièce voisine, après lui avoir donné l’ordre d’ajourner toute communication ; puis, disparaissant quelques instants, il revint avec ses vêtements bleus, faisant un geste de la main pour indiquer qu’il ne levait pas encore la consigne, et, se dirigeant vers le buffet, s’offrit un petit verre. Il n’oublia pas le messager. Il se dressa ensuite dans un coin contre la muraille, comme s’il voulait prévenir l’effet de la nouvelle qu’on allait lui annoncer et qui pouvait être de nature à le faire tomber à la renverse ; s’ingurgitant le nectar, les yeux fixés sur le messager et le visage aussi pâle que le sien pouvait l’être, il dit à Robin de courir sur son ancre en virant au cabestan.

« Voulez-vous dire, capitaine, que je puis vous parler ? dit Robin sur lequel toutes ces précautions préliminaires avaient produit beaucoup d’effet.

— Oui, répondit le capitaine.

— Eh bien ! monsieur, dit Robin, je n’ai pas grand’chose à vous dire. Mais tenez ! regardez. »

Robin montra un trousseau de clefs. Le capitaine les examina, resta dans son coin et examina à son tour le messager.

« Et tenez ! dit Robin, regardez encore. »

Puis il montra un paquet cacheté que le capitaine regarda du même œil que les clefs.

« Quand je me suis réveillé ce matin, capitaine, dit Robin, il était environ cinq heures un quart ; voilà ce que j’ai trouvé sur mon oreiller. Les verrous de la porte de la boutique étaient tirés ; la porte toute grande ouverte et M. Gills parti !

— Parti ! cria le capitaine.

— Disparu, monsieur. »

La voix du capitaine fit un éclat si formidable, et il s’élança de son coin avec une telle impétuosité sur lui, que Robin, à son tour, recula devant le capitaine dans un autre coin, tendant de loin les clefs et le paquet pour n’être pas renversé.

« Sur les clefs et sur le paquet il y a : Capitaine Cuttle, s’écria Robin. Sur ma parole et sur l’honneur, capitaine Cuttle, je n’en sais pas davantage. Que je meure, si ce n’est pas vrai. Voilà une drôle de position pour un garçon qui avait trouvé une position, s’écria l’infortuné rémouleur en se serrant le poing contre le visage ; son maître file et c’est sur lui que ça retombe ! »

Ces plaintes s’adressaient au regard étonné ou plutôt au regard étincelant du capitaine, regard plein de soupçons, de menaces, d’accusations. Prenant de ses mains le paquet qu’il lui tendait, le capitaine l’ouvrit et lut la ligne suivante :

« Mon cher Édouard Cuttle, ci-inclus mes intentions. »

Le capitaine tourna la feuille avec hésitation, et, continuant de lire :

« Et mon testament. »

Où est le testament ? dit le capitaine d’un ton de vif reproche en s’adressant au malheureux rémouleur. Qu’en as-tu fait, mon garçon ?

— Je ne l’ai jamais vu, dit Robin en sanglotant. Ne soupçonnez pas un innocent, capitaine. Je n’ai jamais touché au testament. »

Le capitaine Cuttle secoua la tête d’un air qui voulait dire que quelqu’un lui en répondrait, et continua gravement sa lecture.

« Ne brisez pas le cachet avant un an ou avant que vous ayez des nouvelles certaines de mon cher Walter, qui vous est cher aussi, Édouard, je le sais. »

Le capitaine s’arrêta et secoua la tête ; cette fois c’était signe d’émotion ; puis, comme s’il voulait relever sa dignité rabaissée par ce mouvement de sensibilité, il lança au rémouleur un regard plein d’une excessive dureté.

« Si vous n’entendez jamais parler de moi, ou si vous ne me voyez plus, Édouard, souvenez-vous d’un vieil ami, qui, jusqu’au dernier jour, conservera de vous un bon souvenir, et jusqu’à ce que le terme ci-dessus mentionné soit expiré, gardez à Walter son chez lui dans notre vieille demeure. Il n’y a pas de dettes ; le prêt, fait par la maison Dombey, a été remboursé, et toutes mes clefs, je vous les envoie avec le paquet. Gardez le tout tranquillement, et ne faites pas de recherches pour me trouver, c’est inutile. Ainsi, mon cher Édouard, qu’il ne soit plus question de votre fidèle ami.

« Solomon Gills. »

Le capitaine, reprenant haleine, poussa un long soupir et lut les mots suivants écrits au bas de la lettre :

« Le jeune Robin a été bien recommandé, comme je vous l’ai dit, par la maison Dombey. Quand on viendrait à mettre tout le reste à l’encan, prenez soin, cher Édouard, du petit aspirant de marine. »

Je renonce à donner une idée de l’attitude que prit le capitaine en s’asseyant sur sa chaise. Il tourna, retourna la lettre, la lut une vingtaine de fois, et le malheureux Robin devant ses yeux, il s’imaginait, je crois, présider un conseil de guerre. Personne ne pourrait décrire l’air du capitaine, quand on aurait le génie combiné de tous ces grands hommes qui, méprisant leurs contemporains, médiocres appréciateurs de leur mérite, en ont appelé à l’approbation future de la postérité qui ne s’est pas occupée d’eux. Dans le premier moment, le capitaine était troublé, trop affligé, pour penser à autre chose qu’à la lettre elle-même, et, lorsque son esprit voulut examiner les circonstances qui entouraient le fait principal, il aurait aussi bien fait de s’en tenir à la lettre, tant ses pensées jetaient peu de jour sur les événements. Dans cette disposition, le capitaine Cuttle, ne voyant devant son tribunal que le rémouleur, et rien que le rémouleur, trouva un grand soulagement à décider premièrement que Robin était suspect : cette accusation, le capitaine la portait écrite si clairement sur son visage, que Robin chercha à se disculper.

« Oh ! capitaine, s’écria le rémouleur, ne me soupçonnez pas. Comment pouvez-vous me soupçonner ? Pourquoi me regarder comme ça ?

— Mon garçon, fit le capitaine, ne crie pas avant d’être écorché. Attention à ce que tu vas dire.

— Je n’ai rien à dire du tout, capitaine, répondit Robin.

— Allons, démarre, dit le capitaine énergiquement, et au large ! »

Pénétré de l’immense responsabilité qui pesait sur lui et de la nécessité de sonder cette mystérieuse affaire, comme il convenait à un homme dans sa position respective avec les parties, le capitaine résolut d’aller examiner les lieux et de garder le rémouleur avec lui. Considérant donc le jeune homme comme en état d’arrestation dès à présent, le capitaine se demanda s’il ne serait pas bon de lui mettre les menottes, ou de lui garrotter les pieds, ou de lui attacher un boulet aux jambes. Cependant, comme il n’était pas très-rassuré sur la légalité de ces mesures, il décida qu’il se contenterait de le tenir par le collet tout le long du chemin, quitte à le terrasser, s’il avait le malheur d’opposer la moindre résistance.

Mais l’inculpé n’en fit aucune et par conséquent il put se rendre à la maison de l’opticien, sans qu’il fût nécessaire d’employer à son égard d’autres moyens coercitifs. Comme les ais n’étaient pas encore enlevés, le premier soin du capitaine fut de faire ouvrir la boutique, et, quand la lumière du jour eut pénétré dans les pièces, il s’en aida pour procéder à de minutieuses perquisitions.

D’abord, le capitaine s’assit au milieu de la boutique sur une chaise, en sa qualité de président du tribunal solennel qui se résumait tout entier en sa personne ; puis, il requit Robin de se coucher dans son lit sous le comptoir, de montrer exactement l’endroit où, à son réveil, il avait aperçu les clefs et le paquet ; dans quel état il avait trouvé la porte ; quand il était venu pour l’ouvrir ; comment il était parti pour Brig-Place. Mais ici il l’arrêta sur le seuil de la porte, au beau milieu de sa démonstration, craignant qu’il ne prit la fuite sous prétexte de montrer comment il avait fait. Après plusieurs répétitions de la manière dont tout s’était passé, depuis le commencement jusqu’à la fin, le capitaine secoua la tête et parut trouver que l’affaire était louche.

Ensuite, avec l’idée vague de trouver un décès au bout de son enquête, il se mit à faire des recherches dans toute la maison, descendit à tâtons dans les caves, une chandelle à la main, allongeant son croc sous les portes, se cogna violemment contre les solives et se couvrit de toiles d’araignée. Étant montés dans la chambre du vieux Solomon, ils reconnurent qu’il n’avait pas couché dans son lit la nuit précédente, mais qu’il s’était seulement jeté sur son couvre-pied, qui portait encore la trace du poids de son corps.

« Moi, je crois, capitaine, dit Robin en promenant ses regards autour de la chambre, que, lorsque ces jours derniers M. Gills entrait et sortait si souvent, c’est qu’il emportait des effets petit à petit, pour ne pas attirer l’attention.

— Oui ? dit le capitaine d’un air mystérieux, et pourquoi cela, mon garçon ?

— Pourquoi, répliqua Robin en regardant partout, c’est que je ne vois plus ses affaires à barbe ; je ne vois pas non plus ses brosses, ni ses chemises, ni ses souliers. »

À mesure que chacun de ces articles était passé en revue par le protégé de M. Carker, le capitaine examinait, de son côté, les membres du rémouleur, auxquels chacun de ces objets disparus pouvait servir, pour voir s’il n’en avait pas fait usage depuis peu, ou s’il ne les avait pas sur lui, en possession illégitime. Mais il n’y avait pas lieu pour Robin de se faire la barbe ; d’un autre côté, il était évident qu’il ne se brossait pas ; quant aux vêtements qu’il portait, ils étaient si usés qu’il n’y avait pas de méprise possible.

« À quelle heure, dit le capitaine, supposes-tu qu’il a pris la fuite ? Surtout attention ! hein !

— Capitaine, je pense, dit Robin, qu’il aura dû partir quelques instants après mon premier sommeil.

— Quelle heure était-il ? dit le capitaine tenant à connaître l’heure précise.

— Comment puis-je vous le dire, capitaine, répliqua Robin. Tout ce que je sais, c’est que mon premier sommeil est toujours profond, mais que le matin j’ai le sommeil plus léger. Si M. Gills avait traversé la boutique au point du jour, n’eût-il marché que sur la pointe des pieds, je suis sûr que je l’aurais toujours bien entendu fermer la porte. »

Après avoir mûrement pesé ce témoignage, le capitaine commença à croire que l’opticien devait être parti de son plein gré. La lettre qui lui était adressée l’aida beaucoup à tirer cette conclusion ; car cette lettre, qui était incontestablement écrite de la main du vieux Sol, laissait deviner, sans beaucoup de difficulté, qu’il s’était décidé de lui-même à partir, et que, dans le fait, il était parti. Restait au capitaine à chercher où et pourquoi. La première question paraissait insoluble, vu qu’il n’avait pas de données suffisantes. Il se borna à l’examen du second point.

Le capitaine se souvenait de la conduite étrange du vieillard, la dernière fois qu’il l’avait quitté ; de cet adieu qu’il lui avait fait avec une émotion fiévreuse qu’il ne comprenait pas alors, mais qu’il s’expliquait maintenant : tout cela lui fit craindre que le pauvre Sol, accablé par ses inquiétudes et par ses regrets de la perte de Walter, n’eût été poussé à commettre un suicide. Quand on songe combien le vieux Sol était peu capable, comme il l’avait souvent répété lui-même, de supporter les tracas de la vie quotidienne, et combien il avait été tourmenté par l’incertitude et les déceptions, cette conclusion, loin de paraître forcée, semblait au contraire très-probable.

Sol n’avait pas de dettes, il n’avait donc rien à craindre pour sa liberté personnelle, ni pour la sûreté de ses biens. Rien, si ce n’est une hallucination, ne pouvait donc l’avoir poussé à quitter seul et mystérieusement son domicile. Quant à cette circonstance qu’il avait emporté ses effets, si toutefois il les avait emportés, point qui restait encore dans le vague, il pouvait les avoir emportés, suivant les raisonnements du capitaine, pour empêcher toute enquête ultérieure, pour détourner l’attention de sa destinée probable, qui sait ? C’était peut-être aussi pour rassurer l’ami même qui discutait en ce moment toutes ces probabilités. Tel fut réduit à ces termes les plus simples le résultat et le dernier mot des délibérations du capitaine Cuttle. Ces délibérations demandèrent beaucoup de temps pour arriver à ce résultat, et comme dans plus d’une délibération publique, elles n’aboutirent pas sans beaucoup de confusion et de désordre, au préalable.

Abattu et découragé, le capitaine Cuttle sentit qu’il était juste de relever Robin de l’état d’arrestation dans lequel il l’avait placé, et de le relaxer, sauf à exercer sur lui une sorte de surveillance honorable. Il loua un homme chez l’huissier Brogley, pour garder la boutique pendant leur absence, et emmenant Robin avec lui, il se livra à la triste recherche des restes mortels de Solomon Gills.

Il visita tous les corps de garde, la morgue, les dépôts de mendicité ; enfin il n’y eut pas un coin de la grande ville qui ne vît reluire le chapeau de toile cirée. Sur les quais, sur les bâtiments, sur le rivage, en amont, en aval, ici, là, partout, dans le gros de la foule, on voyait briller le chapeau de toile cirée, comme le casque d’un héros d’Homère, dans la mêlée au milieu d’une bataille épique. Pendant toute une semaine, le capitaine se mit à lire tous les journaux, toutes les affiches, pour voir les noms des individus trouvés ou perdus. À chaque heure du jour il se mettait en course pour aller constater l’identité de Solomon Gills, mais il ne trouvait que de pauvres mousses tombés par-dessus bord, ou de grands escogriffes à barbe noire, qui étaient venus de l’étranger pour faire la sottise de s’empoisonner. « N’importe, disait le capitaine, je veux les voir pour être sûr que ce n’est pas lui. »

Ce qu’il y avait de sûr, c’est que ce n’était jamais lui. Mais enfin s’il ne pouvait arriver à rien, c’était toujours une consolation pour le bon capitaine Cuttle de constater le fait.

À la fin, le capitaine Cuttle renonça à toutes ces recherches infructueuses, et se mit à réfléchir à ce qu’il y avait à faire immédiatement. Après avoir lu et relu attentivement la lettre de son pauvre ami, il considéra que le premier devoir qui lui était imposé était de conserver un gîte dans le vieux logis pour Walter. Aussi le capitaine décida-t-il qu’il s’établirait au lieu et place de Solomon Gills, et qu’il se mettrait à vendre des instruments de marine, en attendant les événements.

Mais le dessein de venir s’établir chez Solomon Gills impliquait l’abandon de son appartement chez Mme Mac-Stinger, et comme il savait que cette femme opiniâtre ne voudrait jamais entendre parler de son départ, le capitaine prit le parti désespéré de se sauver de chez elle.

« Maintenant, mon garçon, dit le capitaine à Robin, quand il eut bien mûri son merveilleux projet, fais attention. Demain on ne me verra dans ces parages qu’à la nuit, mais pas avant minuit peut-être. Veille bien jusqu’à ce que tu m’entendes frapper, et à ce même instant, alerte, et viens m’ouvrir la porte.

— Très-bien, capitaine, dit Robin.

— Tu continueras à être porté sur les rôles de la maison, continua le capitaine avec un ton de bienveillance, et je ne te dis pas que tu n’auras pas d’avancement, si nous naviguons de conserve tous les deux. Mais surtout, aussitôt que tu m’entendras frapper demain pendant la nuit, n’importe à quelle heure, ne perds pas de temps à m’ouvrir la porte.

— Je n’y manquerai pas, capitaine, répliqua Robin.

— Parce que, tu comprends bien, dit le capitaine en revenant sur ses pas pour bien le pénétrer de l’importance de sa commission, que pour une raison ou pour une autre, je puis avoir quelqu’un sur mes talons, et je serais pincé pendant que j’attendrais à la porte, si tu ne l’ouvrais pas vivement. »

Robin affirma de nouveau au capitaine qu’il serait prompt et vigilant. Le capitaine, après avoir pris ces sages mesures, se rendit à son domicile chez Mme Mac-Stinger pour la dernière fois.

Lorsque le capitaine se mit à réfléchir que c’était bien pour la dernière fois qu’il allait chez Mme Mac-Stinger, et qu’il songea à l’affreux combat qui se tramait sous son gilet bleu, il eut une telle peur de Mme Mac-Stinger, que le bruit des pas de la dame en bas suffisait, à toute heure du jour, pour lui donner un accès de tremblement. Il se trouva justement que, ce jour-là, Mme Mac-Stinger était d’une humeur charmante ; elle était d’une bonté, d’une douceur… un vrai mouton, et la conscience timorée du capitaine fut en proie à de cruelles tortures, lorsque sa propriétaire vint lui demander s’il ne voulait pas qu’elle lui fît quelque chose pour le dîner.

« Un joli petit rognon sauté, capitaine Cuttle, lui dit la dame, ou un cœur de mouton. Voulez-vous ? Ne craignez pas de me déranger.

— Non, merci, madame, répliqua le capitaine.

— Ou bien une volaille rôtie avec un peu de farce de veau et une sauce aux œufs ? Allons, voyons, capitaine, payez-vous donc une petite régalade.

— Non, merci bien, madame, reprit le capitaine tout confus.

— Bien sûr vous n’êtes pas dans votre assiette, vous avez besoin d’un stimulant, dit Mme Mac-Stinger. Pourquoi ne pas prendre une bouteille de xérès une fois dans la vie ? vl’à-t’y pas !

— Eh bien ! madame, répondit le capitaine, si vous voulez me faire le plaisir d’en accepter un verre ou deux, je crois que je me laisserai tenter. Madame, ajouta le capitaine bourrelé de remords, voudriez-vous me faire la faveur d’accepter un terme d’avance ?

— Et pourquoi cela, capitaine ? » riposta Mme Mac-Stinger sèchement, ce fut du moins l’impression du capitaine. Il en éprouva un frisson mortel.

« Si vous le vouliez, madame, cela m’obligerait, lui dit-il humblement. Je ne sais pas garder mon argent ; il se dépense tout seul. Je regarderais cela comme un service de votre part.

— Soit, capitaine, dit Mme Mac-Stinger, qui ne se doutait de rien et qui se frottait les mains. Je ne vous l’aurais pas demandé, mais j’ai de la famille, ça n’est pas de refus.

— Auriez-vous aussi la bonté, madame, dit le capitaine en prenant sur la planche supérieure du buffet la boîte de fer-blanc qui contenait son argent, d’offrir de ma part une pièce de vingt sous à la petite famille ? Si cela vous est égal, madame, voulez-vous les faire venir tous devant moi ? je serais bien aise de les voir. »

Ces innocents Mac-Stinger furent autant de poignards enfoncés dans la poitrine du capitaine, quand ils vinrent en foule se presser contre lui avec une confiance qu’il méritait si peu. L’œil du petit Alexandre, naguère son enfant chéri, lui était devenu insupportable ; la voix de Juliette Mac-Stinger, qui était tout le portrait de sa mère, lui faisait peur.

Cependant le capitaine ne fit pas trop mauvaise figure, et, pendant une heure ou deux, il fut rudement mené par les marmots ; dans leur batifolage enfantin, ils endommagèrent légèrement le chapeau de toile cirée en s’asseyant à deux dessus, comme dans un nid, et en tambourinant dedans avec leurs souliers. Enfin, le capitaine, le cœur navré, les congédia : en leur disant adieu, à ces petits anges, il sentait l’aiguillon du remords et endurait les tortures d’un homme qui s’apprête à faire un mauvais coup.

Au milieu du silence de la nuit, le capitaine mit dans un coffre ce qu’il avait de plus lourd : il ferma le coffre à la clef, bien persuadé qu’il le laissait là pour toujours ; au fond, cependant, il lui restait un faible espoir qu’un jour peut-être il trouverait un homme assez hardi et assez résolu pour oser aller le réclamer. Quant aux objets plus légers, le capitaine en fit un paquet, et se cuirassa de son argenterie, tout prêt pour la fuite.

À l’heure de minuit, lorsque Brig-Place était enseveli dans le sommeil et que Mme Mac-Stinger était doucement bercée par des songes enchanteurs au milieu de ses chers enfants, le scélérat de capitaine, se sauvant sur la pointe du pied, au sein des ténèbres, ouvrit la porte, la ferma doucement derrière lui et joua des jambes.

Poursuivi par l’image de Mme Mac-Stinger qu’il lui semblait voir s’élancer de son lit et se mettre à ses trousses, sans seulement faire attention au simple appareil dont elle était pourvue, pour le ramener en triomphe ; poursuivi aussi par ses remords du crime énorme dont il se rendait coupable, le capitaine Cuttle marchait bon train, allez ! et ne laissa pas le temps à l’herbe de croître sous ses pas dans le trajet de Brig-Place à la maison de l’opticien. La porte s’ouvrit dès qu’il frappa, car Robin faisait le guet, et quand on eut fermé la serrure et mis le verrou derrière lui, le capitaine commença à se sentir plus à son aise.

« Ouf ! s’écria-t-il en regardant autour de lui ; que je respire enfin !

— Est-ce qu’il y a du nouveau, capitaine ? dit Robin en bâillant.

— Non, non, fit le capitaine Cuttle changeant de couleur et écoutant un pas dans la rue ; mais, fais bien attention à ce que je vais te dire : si une dame, excepté l’une ou l’autre de celles que tu as vues l’autre jour, vient demander après le capitaine Cuttle, dis hardiment que tu ne connais personne de ce nom-là, et que tu n’en as jamais entendu parler ici. Attention à mes ordres, entends-tu bien ?

— J’y ferai attention, capitaine, répliqua Robin.

— Tu peux dire, si tu veux, ajouta le capitaine en hésitant un peu, que tu as lu dans le journal qu’un capitaine de ce nom-là était parti pour l’Australie, comme émigré, avec toute une cargaison d’aventuriers qui ont bien fait le serment de ne plus jamais revenir. »

Robin fit signe qu’il comprenait ces instructions, et le capitaine Cuttle, lui promettant de faire quelque chose de lui s’il exécutait ses ordres, le renvoya encore bâillant à son lit sous le comptoir et monta, lui, à la mansarde de Solomon Gills.

Ce que souffrit le capitaine le lendemain, quand un chapeau de femme passait dans la rue, serait difficile à dire : il se sauvait de la boutique pour échapper à une foule de Mac-Stinger imaginaires et courait chercher un refuge dans la mansarde de Sol Gills. Mais, pour éviter les fatigues que lui imposaient tous ces moyens de conservation personnelle, il mit un rideau à la porte vitrée qui faisait communiquer la salle à manger avec la boutique ; dans le trousseau qu’on lui avait remis, il choisit une clef qui pût aller à la serrure et pratiqua une petite meurtrière à la muraille. On comprend facilement l’avantage d’une pareille fortification. À la première apparition d’un chapeau, le capitaine, immédiatement, se glissait dans son fort, donnait un tour de clef, et, ainsi protégé, observait de là l’ennemi. Si c’était une fausse alerte, le capitaine aussitôt sortait de sa retraite. Mais les chapeaux de la rue étaient si nombreux et partant les alertes si multipliées, que le capitaine passait presque tout son temps à entrer dans la salle à manger et à en sortir.

Cependant le capitaine, malgré ce fatigant service, trouva le temps d’examiner le fonds de boutique. La connaissance générale qu’il avait de tous les objets l’avait amené à croire (ce qui était très-pénible pour Robin) qu’on ne saurait trop les frotter ni leur donner trop de brillant. Il étiqueta au hasard quelques articles intéressants, à des prix qui allaient depuis douze francs jusqu’à quinze cents, et les mit en étalage dans la montre, au grand ébahissement du public.

Après ces premières améliorations, le capitaine Cuttle, au milieu de cette atmosphère d’instruments de marine, commença à se donner des airs quelque peu scientifiques ; il regardait les étoiles le soir, à travers le châssis vitré de la salle à manger, tout en fumant sa pipe avant de se coucher, comme si les étoiles faisaient partie, selon lui, de l’établissement. En sa qualité de marchand de la Cité, il commença aussi à s’occuper du lord maire, des shériffs et du conseil des prud’hommes ; il se sentait dans l’obligation de lire tous les jours la cote des fonds publics. Mais il avait beau faire, sa science de vieux loup de mer ne l’aidait guère à déchiffrer cet argot-là. Il s’arrêtait tout court devant les fractions dont il se serait bien passé.

Aussitôt après son entrée en possession du petit Aspirant de marine, il était allé trouver Florence pour lui donner ces étranges nouvelles de l’oncle Sol ; mais elle était partie. Voilà donc le capitaine Cuttle à son nouveau poste, n’ayant pour toute société que Robin le rémouleur ; comme les hommes dont l’existence a subi de grands changements, il a perdu toute notion de la durée, et il rêve de Walter, de Solomon Gills et de Mme Mac-Stinger elle-même, comme de songes perdus dans la nuit des temps.