Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (1p. 319-332).


CHAPITRE XXI.

Nouveaux visages.


Le major, les yeux toujours de plus en plus hors de la tête, et la figure d’un violet si foncé qu’elle ressemblait plus que jamais à une poire blette, cheminait au soleil avec M. Dombey bras dessus bras dessous : à chaque instant, il toussait comme un cheval poussif sans nécessité bien évidente, mais c’était une manière toute spontanée de faire éclater son importance : ses grosses joues retombaient par-dessus son collet ; il marchait les jambes majestueusement écartées et, à voir le balancement de sa tête sur ses épaules, on eût dit qu’il s’adressait des remontrances in petto sur la nature par trop séduisante de son individu. À peine avaient-ils fait quelques pas, que le major rencontra quelqu’un de sa connaissance, plus loin encore une autre personne, mais il se contenta de saluer de la main et continua sa promenade avec M. Dombey, se faisant son cicerone dans toutes les localités qu’ils traversaient, et lui racontant, pour égayer la promenade, toutes les petites aventures scandaleuses que lui rappelaient les lieux.

Le major et M. Dombey marchaient donc bras dessus bras dessous, fort satisfaits l’un de l’autre, lorsqu’ils virent s’avancer de leur côté une espèce de chaise roulante dans laquelle était assise une dame : couchée nonchalamment, elle dirigeait avec une sorte de gouvernail son véhicule, que poussait une force invisible. Cette dame n’était pas jeune, mais sa figure, éclatante de fraîcheur, avait un teint de rose, et sa mise et sa pose étaient celles d’une jeune fille. À côté de cette petite voiture marchait languissamment une toute jeune femme : elle soutenait d’un air dédaigneux et fatigué une petite ombrelle de gaze légère, dont le poids semblait trop lourd pour sa main ; et l’on eût dit que trahie par ses forces, elle allait la laisser tomber. C’était pourtant une grande et belle personne à l’air impérieux et plein d’arrogance. Elle marchait la tête haute et les paupières baissées ; pour elle sans doute, sauf son miroir peut-être, rien ne valait la peine qu’elle levât les yeux ; en tout cas, la terre et le ciel ne paraissaient pas mériter son attention.

« Qui diable nous arrive là, monsieur ? s’écria le major en s’arrêtant devant la petite cavalcade qui s’approchait.

— Edith, ma chère, dit d’un ton dolent la dame de la voiture, c’est le major Bagstock ! »

À peine le major eut-il entendu le son de cette voix, qu’il quitta le bras de M. Dombey et, s’avançant vers celle des deux dames qui était étendue dans la voiture, il lui prit la main et la porta à ses lèvres ; puis avec la même galanterie, il croisa ses deux gants sur son cœur et fit un profond salut à l’autre dame. Lorsque la chaise se fut arrêtée, le moteur de la machine se révéla. C’était tout simplement un page, un jeune innocent, qui la poussait devant lui. Les efforts qu’il avait faits semblaient avoir allongé sa taille aux dépens de son embonpoint ; car lorsqu’il se montra tout droit, on l’eût pris pour une grande perche ; il était pâle et maigre et sa triste mine paraissait plus piteuse encore sous la forme singulièrement endommagée de son chapeau. Il faut dire que le pauvre garçon, pour faire avancer la voiture, poussait surtout de la tête comme font quelquefois en Orient les éléphants.

« Joe Bagstock, dit le major aux deux dames, est heureux et fier pour le reste de ses jours.

— Vous, perfide ! lui dit la vieille dame, d’une voix nonchalante. D’où venez-vous donc ? Je vous déteste.

— Souffrez donc, repartit vivement le major, que le vieux Joe, pour être un peu moins abhorré, vous présente un ami. M. Dombey, madame Skewton (la dame de la voiture fit un signe de tête gracieux) ; M. Dombey, madame Granger. (La dame au parasol s’aperçut à peine que M. Dombey lui ôtait son chapeau et lui adressait un profond salut.)

— Je me réjouis, monsieur, de cette heureuse circonstance, » dit le major.

Et il semblait de très-bonne foi, car il regarda les trois personnages en même temps et cligna de l’œil en faisant une de ses plus laides grimaces.

— Dombey, dit le major, Mme Skewton fait des ravages dans le cœur du vieux Josh.

— Je n’en suis nullement surpris, dit M. Dombey.

— Démon perfide, dit la vieille dame, cessez ce badinage ! Combien y a-t-il de temps que vous êtes ici, homme sans foi ?

— Un seul jour répondit le major.

— Pouvez-vous être un jour, une minute même, fit la dame en arrangeant doucement avec son éventail ses faux cheveux et ses sourcils non moins faux et en montrant une rangée de fausses dents que faisait ressortir un faux teint ; pouvez-vous être une minute dans le jardin de… comment donc l’appelez-vous ?

— De l’Éden, je suppose, maman, interrompit la jeune dame d’un ton dédaigneux.

— Que voulez-vous, ma chère Edith, je ne puis jamais me rappeler ces noms effroyables. Pouvez-vous, dis-je, être une minute dans ce jardin délicieux et ne pas sentir votre âme, et tout votre être ravis, à la vue de cette belle nature, et tout transportés par les parfums si suaves et si purs que l’on y respire ? » Et en parlant ainsi Mme Skewton froissait un mouchoir qui sentait le musc à en donner la migraine.

Le contraste qui se faisait remarquer entre les expressions pleines de jeune enthousiasme de Mme Skewton et ses manières on ne peut plus surannées, était encore moins frappant que le contraste de son âge avec sa mise ; car elle avait soixante ans, et sa toilette aurait été presque ridicule pour une jeune femme de vingt-sept. Elle avait pris dans sa chaise roulante une pose invariable. Cinquante ans auparavant un artiste, fort à la mode dans ce temps-là, l’avait dessinée couchée de la même manière dans un carrosse. Au-dessous du portrait, l’artiste avait écrit le nom de Cléopâtre, car les critiques d’alors avaient trouvé une ressemblance parfaite entre la pose de Mme Skewton dans son carrosse et celle de la princesse égyptienne penchée sur le bord de sa galère. Mme Skewton était une beauté alors, et plus d’un bon drille avait vidé des verres par douzaine en son honneur. La beauté et le carrosse avaient disparu, mais la pose était restée, et c’était pour la conserver dans toute sa vérité, que Mme Skewton ne pouvait se séparer de sa chaise ni de son page ; car elle n’avait aucune autre raison pour se faire ainsi traîner, n’ayant nullement perdu l’usage de ses jambes.

« M. Dombey est un ami de la nature, j’espère, » dit Mme Skewton en arrangeant sa broche. Car, soit dit en passant, Mme Skewton vivait beaucoup sur la réputation qu’elle s’était faite par la possession de quelques diamants et par ses relations de famille.

« Mon ami Dombey, madame, répondit le major, peut être au fond un ami de la nature, mais un homme qui règne en souverain dans la plus grande cité de l’univers…

— Personne n’ignore, interrompit Mme Skewton, l’immense influence de M. Dombey. »

Comme M. Dombey s’inclinait pour la remercier du compliment, la plus jeune dame tourna ses regards de son côté, leurs yeux se rencontrèrent, et M. Dombey s’adressant à elle lui dit :

« Vous résidez ici, madame ?

— Mon Dieu, non ; nous avons résidé en beaucoup d’endroits : à Harrowgate, à Scarborough et dans le Devonshire. Nous nous sommes arrêtées tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre. Maman aime le changement.

— Et Edith ne l’aime pas, cela va sans dire, fit Mme Skewton avec un sourire affreusement laid.

— Je n’ai pas trouvé grand changement dans toutes ces résidences, reprit Edith d’un air de suprême indifférence.

— On me calomnie, monsieur Dombey, dit Mme Skewton soupirant avec affectation. Le seul changement, hélas ! auquel j’aspire, je crains bien de ne pouvoir jamais en jouir ! c’est toujours comme cela ; autrement la vie retirée et contemplative serait pour moi mon… comment dirai-je ?

— Si c’est le paradis que vous voulez dire, maman, vous feriez bien de le dire tout de suite pour vous faire comprendre, fit la jeune dame.

— Ma chère Edith, répliqua Mme Skewton, vous savez que je me repose entièrement sur vous du soin de prononcer ces odieux noms. Je vous assure, monsieur Dombey, que l’intention de la nature a été de me faire naître dans les montagnes de l’Arcadie. Je me suis trouvée jetée par erreur dans la société. Les vaches, monsieur, sont ma passion. Je rêve une retraite dans un chalet suisse, avec des vaches autour de moi… et de la porcelaine. »

Cette singulière association d’objets, qui rappelait ce taureau entrant par mégarde dans la boutique d’un faïencier, fut très-gravement accueillie par M. Dombey. Il exprima l’opinion que sans aucun doute la nature était une institution très-respectable.

« Ce qui me manque, dit Mme Skewton d’un ton traînant et en caressant son cou ridé, c’est un cœur (elle ne disait que trop vrai dans un sens, mais sans le vouloir). Ce qui me manque c’est la franchise, l’expansion. Je voudrais moins d’étiquette et plus d’espace pour laisser jouer librement les ressorts de l’âme. Nous sommes si loin de la nature ! »

Nous en étions terriblement loin, en effet.

« En un mot, reprit Mme Skewton, je voudrais retrouver partout la nature. Ce serait d’un charme délicieux !

— Maman, la nature nous invite à nous éloigner, si vous y êtes disposée, » fit la jeune dame en retroussant le coin de sa jolie lèvre.

À ces mots, le page blême, qui était resté debout à regarder par-dessus la chaise, disparut comme si le sol se fût entr’ouvert pour l’engloutir.

« Arrêtez un instant, Withers, » dit Mme Skewton au moment où la chaise se mettait en mouvement ; elle parlait à son page avec la même dignité nonchalante qu’elle avait autrefois en donnant ses ordres à son cocher : cocher grand genre, portant perruque, bas de soie et bouquet à la boutonnière. « Où restez-vous, horreur d’homme ?

— Mon ami Dombey et moi nous sommes descendus à l’hôtel Royal, répondit le major.

— Vous pourrez venir passer la soirée avec nous quand vous serez aimable, dit Mme Skewton d’une voix languissante. Si M. Dombey veut nous honorer de sa visite nous serons trop heureuses. Withers, en route ! »

Le major pressa de nouveau contre ses lèvres le bout des doigts de la dame qui les avait posés sur le rebord de la chaise avec un laisser-aller étudié, toujours genre Cléopâtre, et M. Dombey s’inclina. Mme Skewton fit aux deux messieurs l’honneur de son plus gracieux sourire, et les salua de la main avec une grâce tout enfantine. Edith se contenta d’un mouvement de tête presque insensible, bien juste ce qu’il fallait pour être polie.

Dans le rapprochement de ces deux femmes, il y avait quelque chose de bien singulier : cette mère, à la figure ridée, dont le fard reluisait au soleil et produisait un effet plus affreux, plus horrible cent fois que le teint le plus décoloré ; et cette jeune fille, dont la beauté si fière était rehaussée par des traits pleins de grâce, par un port des plus nobles ; il y avait, dis-je, quelque chose de si singulier, que le major et M. Dombey se retournèrent en même temps pour les regarder. Le tableau n’avait pas changé : le page, courbé à terre, touchant presque son ombre, poussait vigoureusement la chaise dans la montée, semblable au bélier antique qui donnait de la tête contre les murailles pour les renverser ; le haut du chapeau de Cléopâtre s’agitait juste à la même place, à un centième près, et la jeune beauté, précédant d’un air insouciant l’équipage, témoignait dans toute son élégante personne de son indifférence absolue pour tout et pour tous.

« Écoutez un peu, monsieur, dit le major, lorsqu’ils eurent repris leur marche. Si Joe Bagstock avait quelques années de moins, il n’y a pas au monde une femme qu’il préférât à celle-là pour lui donner son nom. Par saint George, monsieur, c’est une femme superbe !

— Parlez-vous de la fille ? demanda M. Dombey.

— Ah ! parbleu, dit le major, croyez-vous J. B. assez cornichon pour parler de la mère !

— Vous faisiez tant de compliments à la mère…

— Une ancienne flamme, monsieur, dit le major en éclatant de rire, diablement ancienne. Ce n’est plus de ma part que pure galanterie.

— Elle me semble de fort bon ton, dit M. Dombey.

— Je crois bien, monsieur ! dit le major, interrompant son compagnon. Savez-vous, monsieur, que Mme Skewton est sœur du feu lord Feenix et tante du lord actuel ! La famille n’est pas riche. Je puis dire même qu’elle est pauvre ; Mme Skewton vit d’un douaire fort modique ; mais si vous voulez remonter à la noblesse du sang, monsieur… » Au lieu de finir sa phrase, le major fit tournoyer sa canne et continua sa promenade, comme renonçant à pouvoir dire jusqu’où il faudrait remonter pour en arriver à la source généalogique des Skewton.

« J’ai remarqué, dit M. Dombey après un moment de silence, que vous appeliez sa fille Mme Granger.

— Edith Skewton, monsieur, reprit le major en l’interrompant de nouveau et en plantant sa canne dans le sable, en guise de jalon, comme pour représenter la jeune dame, fut mariée, à dix-huit ans, avec Granger, de notre régiment (un second coup de canne représenta Granger). Granger, monsieur, continua le major en enfonçant sa canne dans le dernier portrait imaginaire qu’il venait de tracer, était colonel chez nous. Ah ! le bel homme ! quel gaillard, monsieur ! quarante et un ans. Il est mort, monsieur, la seconde année de son mariage. »

Le major, voulant rendre plus saisissante la mort du colonel Granger, perça l’air de part en part avec sa canne, qu’il mit ensuite sur l’épaule pour continuer sa route.

« Quel âge a-t-elle ? demanda M. Dombey en faisant une autre halte.

— Edith Granger, monsieur, reprit le major qui ferma un œil, pencha sa tête de côté et fit passer sa canne dans la main gauche pour caresser son jabot de la droite, Edith Granger actuellement n’a pas encore la trentaine ; corbleu ! monsieur, dit le major en mettant de nouveau sa canne sur son épaule et reprenant sa promenade, c’est une femme qui n’a pas sa pareille.

— Avait-elle eu des enfants ? fit M. Dombey.

— Oui, monsieur, elle avait eu un garçon… »

Les yeux de M. Dombey se baissèrent et son visage s’assombrit.

« Qui se noya, monsieur, continua le major, à l’âge de quatre ou cinq ans.

— Vraiment ? fit M. Dombey relevant la tête.

— Ah ! mon Dieu ! oui. Un bateau, dans lequel sa bonne n’avait que faire de le mettre, chavira ; voilà toute l’histoire. Edith Granger est encore Edith Granger, mais si ce coriace de Joe B., monsieur, avait quelques années de moins et quelques rentes de plus, cette déesse incomparable s’appellerait bientôt Mme Bagstock. »

Là-dessus, le major tira son col de chemise, gonfla ses joues et se mit à rire encore comme un gros scélérat de Méphistophélès.

« En supposant que la dame ne fît aucune objection, dit froidement M. Dombey.

— Sacrebleu ! monsieur, dit le major, les Bagstock ne connaissent pas de pareils obstacles. Edith, pourtant, à dire vrai, aurait pu se marier vingt fois ; mais elle est trop fière, monsieur ; elle est trop fière. »

M. Dombey ne parut pas trouver que ce fût un défaut.

« Après tout, dit le major, la fierté est une grande qualité. Pardieu, oui, monsieur, c’est une qualité sublime ! Dombey, vous-même vous êtes fier et le vieux Joe, votre ami, n’en a que plus de respect pour vous. »

Après ce témoignage rendu au caractère de M. Dombey, témoignage qui lui semblait arraché par la force des choses et par la suite naturelle de leur conversation, le major changeant de sujet en vint insensiblement à parler des jolies femmes et des adorables beautés auxquelles Bagstock avait fait tourner la tête.

Le surlendemain, M. Dombey et le major revirent l’honorable Mme Skewton et sa fille au salon de conversation ; le lendemain ils les rencontrèrent tout près de l’endroit où ils les avaient vues le premier jour. Après trois ou quatre rencontres semblables, le major, pour n’être pas impoli avec de vieilles connaissances, se trouvait obligé d’aller leur faire un soir une visite.

M. Dombey, dans le principe, n’avait pas eu l’intention de faire de visites, mais le major lui ayant annoncé qu’il allait se rendre chez Mme Skewton, M. Dombey lui dit qu’il se ferait un plaisir de l’accompagner. En conséquence, le major ordonna à son nègre d’aller faire un tour par là, avant le dîner, pour porter à ces dames ses compliments et ceux de M. Dombey, et leur dire qu’ils auraient tous deux l’honneur de leur présenter leurs hommages le soir même, si elles étaient seules. En réponse à ce message, le nègre rapporta un billet fort petit, mais fort musqué, adressé par Mme Skewton au major Bagstock. Ce billet, assez laconique, était ainsi conçu : « Vous êtes un affreux ours, et j’ai bonne envie de vous tenir rigueur. Mais si vous êtes aimable (ces mots étaient soulignés), venez nous voir. Mes compliments et ceux d’Edith à M. Dombey. »

L’honorable Mme Skewton et sa fille Mme Granger habitaient, pendant leur séjour à Leamington, un appartement assez élégant et qu’elles louaient assez cher, mais fort petit et fort peu commode. Ainsi, par exemple, l’honorable Mme Skewton, dans son lit, avait les pieds à la fenêtre et la tête à la cheminée ; la bonne était casée dans une alcôve, prise sur le salon, et comme la pièce était très-petite, elle était obligée soit pour entrer, soit pour sortir, de se tortiller comme un serpent à sonnettes, pour n’être pas obligée d’ouvrir la porte dans toute son étendue. Withers, le page blême, couchait sous les toits dans une vacherie voisine, et la chaise roulante, vrai rocher de ce petit Sisyphe, passait la nuit sous un hangar attenant à l’établissement : là, on trouvait des œufs frais pondus par les poules de la vacherie, perchées sur les débris d’une vieille carriole qu’elles prenaient probablement pour un arbre d’une espèce particulière qui avait poussé là tout seul.

M. Dombey et le major trouvèrent Mme Skewton couchée, toujours comme Cléopâtre, sur les coussins d’un sofa ; elle portait des vêtements d’un tissu fort léger, mais elle ne ressemblait certainement pas à la Cléopâtre de Shakespeare que les années ne pouvaient flétrir. En montant l’escalier, ils avaient entendu les sons d’une harpe, mais les accents avaient cessé aussitôt qu’on les avait annoncés, et Edith était debout à côté de sa harpe, plus belle et plus fière que jamais. Étrange beauté que la beauté de cette femme ! On eût dit qu’elle s’étalait au grand jour et dans toute sa splendeur, sans qu’Edith y fût pour rien, peut-être même contre son gré. Edith savait qu’elle était belle ; il ne pouvait en être autrement, mais sa fierté semblait jeter un défi à sa beauté.

Méprisait-elle des attraits qui provoquaient des sentiments d’admiration auxquels elle n’attachait aucun prix, ou voulait-elle rendre ses attraits plus précieux aux yeux de ses admirateurs en les tenant à distance ? Ceux pour qui ils étaient précieux ne s’étaient jamais adressé ces questions.

« J’espère, madame Granger, dit M. Dombey en faisant un pas vers elle, que nous ne vous avons pas interrompue ?

Vous ? oh ! non.

— Alors, chère, pourquoi ne pas continuer, dit Cléopâtre.

— J’ai cessé comme j’avais commencé… par caprice. »

Edith prononça ces mots d’un air de souveraine indifférence. Cette indifférence, qui n’était causée ni par l’ennui, ni par le manque de sensibilité, mais qui trahissait une dédaigneuse fierté, devint plus frappante encore, lorsque, avec une insouciante lenteur, elle laissa errer ses doigts sur les cordes de l’instrument avant de changer de place.

« Savez-vous, monsieur Dombey, dit Mme Skewton de son ton langoureux et jouant avec un écran, que parfois nous sommes presque entièrement en désaccord ma fille et moi.

— Presque, mais pas tout à fait, maman, fit Edith.

— Oh ! jamais tout à fait, chère, cela me briserait le cœur. » Et la mère fit semblant de lui donner une petite tape sur la joue avec son écran, mais Edith ne se prêta pas au badinage de sa mère. « Nous différons de sentiment, reprit Mme Skewton, sur l’opinion qu’on doit avoir de ces froides conventions du monde auxquelles on se soumet pour les choses les plus insignifiantes. Pourquoi si peu de naturel ? Mon Dieu ! quand l’âme palpite de tendresse, qu’elle est tout expansion, tout amour, pourquoi si peu de naturel ?

— C’est bien vrai, dit M. Dombey.

— Il me semble, reprit Mme Skewton, qu’il ne nous faudrait pour être plus naturels que d’essayer de l’être. »

M. Dombey fut de cet avis. Quant au major, il s’écria :

« Sacrebleu, non, madame, ce n’est pas possible. Il faudrait que le monde fût peuplé de J. B., de rudes et solides Joey, madame ; de vrais ratapoils, ou bien cela ne prendrait pas.

— Taisez-vous, vilain inconstant, dit Mme Skewton.

— Cléopâtre commande, reprit le major en portant sa main à ses lèvres, et Marc-Antoine… Bagstock obéit.

— Cet homme n’a pas la moindre sensibilité, reprit Mme Skewton (et la cruelle leva son écran comme pour se dérober aux regards du major) ; non, cet homme ne sait ce que c’est que la sympathie. Et pourtant, à quoi bon la vie sans la sympathie ? Y a-t-il au monde rien d’aussi charmant ? Sans ce rayon de soleil pour échauffer notre pauvre terre, comment supporter l’existence ? » Mme Skewton, arrangeant sa chemisette de dentelle, examinait avec complaisance l’effet que produisait son bras maigre, mis à nu du coude au poignet. « Enfin, homme endurci, et elle lança par-dessus l’écran un regard furtif au major, je voudrais un monde qui fût tout amour, un monde qui ne fût qu’un cœur, et la fidélité est chose si délicieuse, que je ne vous permettrais pas d’en venir troubler les douceurs. »

Le major trouva Cléopâtre bien exigeante de vouloir un monde qui fût tout amour, quand elle prenait pour elle tout l’amour de la terre. À quoi Cléopâtre répondit que la flatterie lui était insupportable et que, s’il avait l’audace de continuer sur ce ton, elle le renverrait positivement chez lui.

Sur ce, Withers le blême passa le thé à la ronde, et M. Dombey, se tournant encore vers Edith, lui dit, toujours avec ce même air comme il faut si glacial :

« Il me semble qu’il y a peu de société ici ?

— Je ne sais ; mais nous ne voyons personne.

— C’est que vraiment, dit Mme Skewton de son sofa, je ne vois pas, quant à présent, avec qui nous pourrions nous lier ici ?

— Il n’y a pas assez de cœurs, dit Edith avec un sourire : singulier sourire qu’on aurait pu appeler le crépuscule d’un sourire, tant une obscure tristesse en voilait tout l’éclat.

— Ma chère Edith se raille de moi, vous voyez, » dit Mme Skewton en remuant la tête. La tête de Mme Skewton remuait quelquefois d’elle-même, comme si un commencement de paralysie tremblotante eût voulu faire concurrence aux mouvements éblouissants de ses diamants.

« Vous êtes déjà venue ici plusieurs fois, si je ne me trompe ? dit M. Dombey s’adressant toujours à Edith.

— Oh ! oui, plusieurs fois. Je crois qu’il n’y a plus un endroit que nous n’ayons visité.

— C’est un beau pays !

— Je le crois. Tout le monde le dit.

— Votre cousin Feenix en raffole, Edith, » interrompit Mme Skewton toujours de son sofa.

La fille tourna légèrement sa belle tête, et un froncement de sourcil presque imperceptible sembla témoigner que l’opinion de son cousin Feenix était bien la dernière à laquelle on dût s’arrêter ; puis elle tourna de nouveau ses yeux vers M. Dombey.

« Pour l’honneur de mon bon goût, dit-elle, je dois avouer que je suis lasse des environs.

— Vous en avez presque sujet, madame, si tous ces charmants tableaux sont de votre main, » reprit M. Dombey en jetant les yeux sur une foule de petits paysages qu’il avait déjà reconnus pour être des points de vue des environs et qui garnissaient la chambre.

Edith ne répondit pas à ce compliment, et se drapa dans sa dédaigneuse beauté, d’un air étonné.

« Ont-ils en effet cet honneur ? dit M. Dombey. Ne sont-ils pas de vous ?

— Oui, monsieur.

— Et vous êtes musicienne, je le sais déjà.

— Oui.

— Et vous chantez ?

— Oui. »

Elle répondit à toutes ces questions avec une étrange répugnance. C’était toujours la même lutte entre les deux Edith, trait caractéristique de la beauté de cette femme. Cependant elle n’était pas intimidée et se possédait même parfaitement. Elle ne semblait pas non plus vouloir éviter la conversation, car son regard restait attaché sur M. Dombey, et ses gestes, autant que le lui permettait son orgueil, s’adressaient à lui, même quand il gardait le silence.

« Vous avez au moins bien des ressources contre l’ennui, dit M. Dombey.

— Si elles peuvent être efficaces contre l’ennui, répondit-elle, vous les connaissez toutes, je n’en ai pas d’autres.

— Puis-je espérer de les mettre toutes à l’épreuve ? dit M. Dombey avec une galanterie solennelle ; et, déposant un dessin qu’il tenait à la main, il montrait la harpe.

— Oh ! certainement, si vous le désirez. »

À ces mots, elle se leva et sortit de la chambre. En passant devant le sofa, elle lança à sa mère un regard hautain. Ce ne fut qu’un éclair, mais celui qui l’aurait vu y aurait pu lire une foule d’expressions, que le sombre sourire dont nous avons déjà parlé, et qu’il fallait presque deviner, couvrait de son ombre.

Le major, qu’on avait complétement oublié pendant ce temps-là, avait roulé une petite table auprès de Cléopâtre et se disposait à faire avec elle une partie d’écarté. M. Dombey, ne connaissant pas le jeu, s’assit auprès d’eux pour prendre une leçon, en attendant le retour d’Edith.

« Nous allons avoir de la musique, je pense, dit Cléopâtre.

Mme Granger a eu la bonté de nous le promettre, dit M. Dombey.

— Ah ! c’est fort bien. Proposez-vous, major ?

— Non, madame, je ne puis.

— Barbare que vous êtes ! reprit la dame, vous me faites perdre la partie. Vous êtes amateur de musique, monsieur Dombey ?

— Je l’aime beaucoup, madame.

— Oh ! oui, c’est délicieux, dit Cléopâtre en regardant ses cartes ; la musique est pleine de sentiment, elle parle à l’âme. C’est comme un vague souvenir de l’existence primitive. On y retrouve tous les sentiments les plus ravissants ! Savez-vous, dit Cléopâtre, et elle remit sur ses jambes le valet de trèfle qui venait de lui arriver les pieds en l’air, savez-vous ce qui pourrait me tenter de mettre fin à mon existence ?… ce serait l’envie de découvrir ce qu’il y a au fond de tout cela. Que de mystères dans la nature ! Tout nous est caché… Major, à vous de jouer. »

Le major joua ; et M. Dombey, qui regardait pour apprendre, commençait à ne rien comprendre au jeu, car il ne prenait guère intérêt à la partie et se demandait avec surprise pourquoi la belle Edith ne rentrait pas.

Enfin elle parut, alla s’asseoir auprès de sa harpe, et M. Dombey s’étant levé se plaça à côté d’elle pour l’écouter. M. Dombey n’avait pas grand goût pour la musique et ne connaissait pas le morceau qu’elle jouait, mais il la vit se pencher sur sa harpe, et peut-être les cordes faisaient-elles vibrer dans le lointain des sons qui lui étaient connus et qui semblaient apprivoiser ce monstre toujours courant sur la voie de fer, et le rendre moins inexorable.

Cléopâtre continuait toujours sa partie, mais rien n’échappait à son regard pénétrant. Ses yeux ne restaient pas fixés sur les cartes ; perçants et mobiles comme ceux de l’oiseau, ils allaient d’un bout de la chambre à l’autre, pour briller à la fois sur la harpe, sur la musicienne, sur l’auditeur, sur tous les objets.

Lorsque la fière beauté eut fini son morceau, elle se leva, reçut les remercîments et les compliments de M. Dombey avec la même froideur dédaigneuse qu’auparavant, et, s’approchant aussitôt du piano, elle préluda.

Oh ! de grâce, Edith Granger, un autre chant que celui-là. Oui, Edith Granger, vous êtes bien belle, vous avez un jeu brillant, votre voix a un beau timbre et une grande étendue ; mais, au nom du ciel, ne jouez pas cet air que sa fille délaissée chantait à son fils qui n’est plus.

Hélas ! il ne le reconnaît pas, cet air ; et, s’il le reconnaissait, quel air joué par sa fille pourrait attendrir ce cœur rigide ! Dors, Florence, dans ta solitude ! Dors ! et paix à tes rêves, quoique la nuit se fasse sombre, que les nuages s’amoncellent et que l’orage gronde au loin !