Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (1p. 303-319).


CHAPITRE XX.

M. Dombey part en voyage.


« Monsieur Dombey, monsieur, dit le major Bagstock, J. B. n’est pas en général un homme sentimental, car il est un peu solide, Joseph. Mais Joe n’est pas de fer, monsieur, et quand on éveille sa sensibilité… Mais Dieu me damne ! monsieur Dombey, s’écria tout à coup le major d’un ton féroce, c’est de la faiblesse cela et je n’y céderai pas. »

C’est en recevant M. Dombey, sur le palier de son escalier dans la place de la Princesse, que le major Bagstock se livrait à ce flux de paroles. M. Dombey venait déjeuner avec le major, avant de se mettre en route pour leur excursion, et le malheureux nègre avait déjà eu à supporter toutes sortes de misères au sujet des rôties pour le thé qui, avec la question générale des œufs à la coque, lui rendaient la vie un fardeau insupportable.

« Ce n’est pas le fait d’un vieux soldat du sang des Bagstock, dit le major retombant dans un accès de sensibilité, de se laisser dominer par ses propres émotions ; mais, Dieu me damne ! monsieur, s’écria le major en reprenant sa voix féroce, je partage votre peine ! »

Le visage empourpré du major prit une teinte plus foncée, et ses yeux de homard sortirent plus hardiment de leurs orbites, pendant qu’il secouait la main de M. Dombey : il se livrait à cette démonstration amicale d’un air aussi tragique que si c’eût été le prélude d’une lutte à la boxe avec M. Dombey, pour un pari de mille livres sterling et pour l’honneur de l’Angleterre. Puis imprimant à sa tête un mouvement de rotation et soufflant comme un cheval poussif, le major conduisit son hôte dans le petit salon et là, devenu maître de son émotion, il le reçut avec l’abandon et la liberté qu’on se permet à l’égard d’un compagnon de voyage.

« Dombey, dit le major, je suis bien aise de vous voir. Je suis fier de vous voir. Il y a en Europe bien peu de gens dont Joseph Bagstock en dirait autant, car Josh a l’écorce rude, monsieur : il est ainsi fait, mais, c’est égal, Joe Bagstock est fier de vous voir, Dombey.

— Major, répondit M. Dombey, vous êtes bien obligeant.

— Non, monsieur, dit le major, diantre, ce n’est pas là mon caractère ! Si c’eût été le caractère de Joe, monsieur, Joe serait aujourd’hui le lieutenant général Joseph Bagstock, chevalier commandeur de l’ordre du Bain, et il pourrait vous recevoir dans une autre résidence. Je vois bien que vous ne connaissez pas encore Joe. Mais cela n’empêche pas, cette occasion toute particulière me remplit d’orgueil. Sacrebleu ! monsieur, dit le major d’un air résolu, c’est un honneur pour moi ! »

M. Dombey, grâce à l’estime qu’il avait pour lui-même et pour son argent, trouvait que le major avait raison et par conséquent ne discuta pas la question. Cependant l’instinct du major qui lui faisait reconnaître cette vérité et son aveu plein de franchise ne laissaient pas d’être très-flatteurs. C’était pour M. Dombey une preuve, si jamais il en avait eu besoin, que le major ne se méprenait pas à son sujet. Il voyait clairement que sa puissance s’étendait au delà de sa sphère immédiate, et que le major, dans sa position d’officier et d’homme du monde, lui rendait aussi bien hommage que l’huissier de la Bourse.

Et si jamais consolation vint à propos c’était bien en ce moment, où l’impuissance de sa volonté, l’instabilité de ses espérances, le peu de vertu de sa richesse lui avaient été démontrés d’une manière si cruelle. À quoi sert la fortune ? Son enfant le lui avait demandé souvent ; et quelquefois, en songeant à cette question, il pouvait à peine s’empêcher de se demander lui-même : à quoi sert la fortune ? Car sa fortune, à quoi lui avait-elle servi ?

Mais c’étaient des pensées qui ne lui venaient que quand il était seul, quand les heures tardives de la nuit le trouvaient solitaire et désolé dans sa triste chambre, et l’orgueil venait bien vite lui donner mille témoignages contraires, témoignages aussi incontestables et aussi précieux que ceux du major. M. Dombey, à défaut d’amis, était assez bien disposé pour le major. On ne pouvait pas dire que ce fût une flamme ardente, mais c’était un commencement de dégel. Le major avait su se faire agréer, sans se montrer importun, pendant leur séjour au bord de la mer. C’était un homme du monde et il avait de belles connaissances. Il parlait beaucoup, racontait des histoires ; et M. Dombey était porté à le regarder comme un esprit d’élite qui brillait dans les réunions, sans être infecté de cette pauvreté désespérante, maladie trop ordinaire des esprits d’élite. Sa position dans le monde n’avait rien d’équivoque. Le major était donc, à tout prendre, un compagnon honorable ; accoutumé à une vie de loisir, il connaissait fort bien les endroits qu’ils allaient visiter, et avait dans ses manières des airs de gentleman, qui s’harmonisaient assez bien avec le caractère citadin de M. Dombey, sans pourtant créer entre eux de rivalité possible. Que le major, en homme habitué, grâce à sa profession, à braver la main impitoyable qui venait de briser les espérances de M. Dombey, pût, à son insu, lui communiquer un peu de cette utile philosophie, et adoucir des regrets qu’il traitait de faiblesses, M. Dombey y avait peut-être pensé vaguement, mais sans se l’avouer franchement à lui-même : il aimait mieux laisser ce mystère au fond de son orgueil sans chercher à l’approfondir.

« Où est mon mauvais drôle ? » s’écria tout à coup le major, en promenant autour de la chambre un regard plein de colère

Le nègre, qui n’avait aucun nom particulier, mais qui répondait à toutes les épithètes injurieuses, parut aussitôt à la porte, et se tint prudemment à une distance respectueuse.

« Eh bien, coquin ! dit l’irascible major, où est le déjeuner ?

Le domestique noir disparut aussitôt pour aller le chercher, et bientôt on l’entendit monter l’escalier avec une telle précipitation que les plats et les assiettes, tremblant par sympathie à chaque pas qu’il faisait, s’entre-choquèrent sur le plateau tout le temps de son ascension.

« Dombey, dit le major en regardant le nègre qui s’occupait du service de la table et lui montrant, par manière d’encouragement, son poing menaçant à l’occasion d’une cuiller qu’il venait de mettre à l’envers, voici une grillade de jambon, un délicieux pâté, un plat de rognons, et le reste. Asseyez-vous, je vous en prie. Le vieux Joe ne peut vous donner qu’un pauvre déjeuner de soldat, vous voyez.

— Un déjeuner excellent, major, répondit son hôte ; et ce n’était pas une simple politesse, car le major prenait toujours de sa personne le plus grand soin. Il se donnait même une nourriture trop riche pour sa constitution. Aussi la Faculté prétendait-elle que son tempérament sanguin provenait uniquement du régime qu’il avait adopté.

— Vous regardiez en face, monsieur, dit le major. Avez-vous aperçu notre amie ?

— Vous voulez parler de miss Tox, répondit M. Dombey. Non, je ne l’ai pas vue.

— Une femme charmante, monsieur ! s’écria le major en riant si fort de la gorge qu’on eût dit qu’il allait étouffer.

— Miss Tox est, je crois, une bonne personne, » dit M. Dombey.

Cette réponse, pleine de froideur, faite d’un ton hautain, sembla rendre le major infiniment heureux. Ses veines, son cou, son visage, se gonflèrent à l’envi et il posa même un moment sur la table son couteau et sa fourchette, pour se frotter les mains.

« Le vieux Joe, monsieur, dit le major, a été quelque temps très-bien vu par là. Mais Joe a eu son temps. J. Bagstock est éclipsé, vaincu, terrassé, monsieur. Je vous dirai, Dombey (le major cessa un moment de manger pour prendre, dans son indignation, un air mystérieux), je vous dirai que cette femme est dia-a-ble-ment ambitieuse, monsieur !…

— En vérité ? fit monsieur Dombey avec une froide indifférence. Peut-être même ne faisait-il pas à miss Tox l’honneur de croire qu’elle eût en effet la présomption d’avoir une qualité aussi supérieure.

— Cette femme, monsieur, dit le major, est une espèce de Lucifer. Joey Bagstock a fait son temps, monsieur, mais il a encore bon œil. Oui, il voit clair, le vieux Joe, il y voit clair. Feu Son Altesse Royale le duc d’York fit un jour la remarque, à son petit lever, que Joey avait bon œil. »

Le major accompagna ces paroles d’un regard expressif, et tout en mangeant, buvant, avalant du thé bouillant, du jambon grillé, des rôties et parlant avec animation, sa figure était si gonflée et si rouge que M. Dombey lui-même en parut inquiet.

— Cette vieille et ridicule personne, monsieur, poursuivit le major, a des prétentions : des prétentions très-hautes, monsieur. Je parle de prétentions matrimoniales, Dombey.

— Je le regrette pour elle, dit M. Dombey.

— Ne dites pas cela, Dombey, reprit le major en l’arrêtant.

— Pourquoi pas ? major, » dit M. Dombey.

Le major ne répondit que par une quinte de toux violente et par un nouvel accès d’appétit robuste.

« Elle a pris à votre intérieur un grand intérêt, dit le major en s’arrêtant de nouveau, et ses visites chez vous ont été fréquentes depuis quelque temps.

— Oui, oui, dit M. Dombey avec un air d’importance, miss Tox a été reçue à la maison d’abord comme amie de ma sœur, au moment de la mort de Mme  Dombey. Comme c’était une personne de bon ton, et qu’elle témoignait de l’amitié au pauvre enfant, il lui fut permis (je puis même dire qu’elle y fut encouragée) de renouveler ses visites avec ma sœur, et de vivre peu à peu dans la maison sur un certain pied de familiarité. J’ai, dit M. Dombey du ton d’un homme qui fait une grande et importante concession, j’ai pour miss Tox du respect. Elle a eu la complaisance de me rendre mille petits services chez moi, services légers et bien insignifiants, peut-être, major, mais qu’il ne faut pas déprécier pour cela. J’espère du reste, avoir été assez heureux pour les reconnaître par toutes les attentions et les égards qu’il était en mon pouvoir d’avoir pour elle. C’est d’ailleurs miss Tox, major, dit M. Dombey avec un léger mouvement de sa main, qui m’a procuré le plaisir de faire votre connaissance, et je dois lui en savoir gré.

— Dombey ! dit le major avec feu, non, non, monsieur ! Joseph Bagstock ne laissera pas passer cette assertion sans la rectifier. La connaissance que vous avez faite du vieux Joe, monsieur, tel qu’il est, et la connaissance que le vieux Joe a faite de vous, monsieur, est due à une plus digne origine, monsieur, à une noble créature, monsieur ! Dombey, s’écria le major en proie à une lutte visible qui n’avait rien de bien extraordinaire, ni de bien difficile à simuler, car sa vie tout entière n’était qu’une lutte contre une foule de symptômes apoplectiques, Dombey, nous nous sommes connus par l’intermédiaire de votre fils ! »

M. Dombey, comme le major l’avait certainement espéré, sembla ému par cette allusion. Il baissa la tête et poussa un soupir ; mais le major se redressa fièrement et répéta, comme s’il eût senti encore l’émotion le gagner, et qu’il voulût se roidir contre ce danger : « C’est de la faiblesse et je n’y céderai pas. »

« Notre amie a bien quelque rapport éloigné avec cet événement, dit le major, et tout l’honneur qui lui en revient, J. B. le lui laissera, monsieur. Ce qui n’empêche pas, madame, ajouta-t-il en levant les yeux de dessus son assiette et regardant de l’autre côté de la place de la Princesse, où, dans le moment même on pouvait voir miss Tox occupée à arroser ses fleurs, ce qui n’empêche pas que vous ne soyez une rusée coquine, madame, et que votre ambition ne soit en effet de la plus monstrueuse impudence. Si encore cette ambition vous rendait seulement ridicule, madame, continua le major en secouant la tête vers l’innocente miss Tox, qui ne savait pas être à pareille fête, et en lui lançant des regards si furieux qu’on eût cru que ses yeux allaient sauter sur elle, J. Bagstock, madame, n’aurait rien à dire et vous pourriez agir à la satisfaction de votre cœur, je vous assure. »

Ici le major éclata de rire ; sa bouche se fendit jusqu’aux deux oreilles et les veines de son visage menacèrent de se rompre.

« Mais, madame, quand vous compromettez d’autres personnes, de généreuses personnes qui ne se méfient point de vous, quand vous les compromettez pour les récompenser de leur bonté, vous faites bouillir le sang du vieux Joe dans tout son être.

— Major, dit M. Dombey rougissant, j’espère que vous ne faites aucune allusion à une chose aussi absurde de la part de miss Tox que…

— Dombey, répondit le major, je ne fais aucune allusion. Mais Joey B. a vécu dans le monde, monsieur, il y a vécu les yeux ouverts, monsieur, et les oreilles dressées, et Joe vous prévient, Dombey, qu’il y a de l’autre côté de la rue une femme, dia-ble-ment rusée et ambitieuse ! »

M. Dombey regarda involontairement de l’autre côté de la rue, et vous pouvez être sûr que le regard qu’il lança dans cette direction n’était pas tendre.

« C’est là tout ce qui sortira de la bouche de Joseph Bagstock sur ce sujet, dit le major d’un air résolu. Joe n’est pas un rapporteur, mais il y a des circonstances où il faut qu’il parle, et où il parlera ! Oui, pour confondre vos artifices, madame, s’écria le major en apostrophant encore sa belle voisine d’un air furieux, quand vous poussez tellement à bout J. B., qu’il ne lui est plus permis de garder le silence. »

Le major, sous le coup de son émotion, fut pris pendant quelques instants d’une toux poussive d’un caractère tout à fait alarmant. Quand il fut un peu remis, il reprit :

« Et maintenant, Dombey, puisque vous avez invité, pour vous servir de compagnon et de guide à Leamington, le vieux Joe, dont le seul mérite est d’être un homme solide et franc, commandez, choisissez la route qui vous plaira, Joe est tout à vous. Je ne sais, monsieur, continua le major en caressant son double menton d’un air un peu fat, ce que vous avez tous à rechercher, comme vous faites, le vieux Joe ; mais ce que je sais, monsieur, c’est que, s’il n’était pas un peu coriace et obstiné dans ses refus, vous l’auriez, en moins de rien, bientôt mis sur les dents avec toutes vos invitations et toutes vos instances. »

M. Dombey exprima en quelques mots combien il se sentait flatté de la préférence que le major lui donnait sur tant d’autres personnages distingués qui réclamaient en vain sa société. Mais le major l’arrêta tout court, en lui donnant à entendre qu’il ne faisait que suivre son inclination.

« Oui, s’écria-t-il, oui, monsieur, Joe s’est senti porté tout entier vers vous, et son cœur lui a dit : J. B., Dombey est l’homme qui vous convient comme ami. »

L’estomac du major se trouvait à ce moment bien rempli. Le jus du pâté succulent lui sortait par le coin de l’œil, et sa cravate lui serrait atrocement le cou, grâce à la bonne grillade de jambon et aux rognons sautés. L’heure approchait où le train qui devait les emmener de la ville allait partir pour Birmingham ; et le nègre arriva apportant à son maître son grand manteau de voyage.

Ce ne fut pas sans peine qu’il parvint à le lui mettre sur le dos : quand il le lui eut boutonné du haut en bas, la tête du major apparut avec de gros yeux et une grande bouche tout ouverte, plantée sur ce paquet de vêtements comme sur un tonneau. Le nègre lui présenta ensuite les uns après les autres, et en laissant un intervalle convenable pour les lui offrir, les différents objets qui devaient compléter sa toilette de voyage : ses gants de peau de daim, sa grosse canne et son chapeau ; ce dernier objet, le major se le posa d’un air tapageur sur le coin de l’oreille, au risque d’ombrager l’éclat de son remarquable visage. Le nègre avait auparavant chargé, à la porte, la voiture de M. Dombey, dans tous les coins et recoins possibles ou impossibles, d’une quantité incroyable de malles et de portemanteaux, pleins à crever, comme le major lui-même ; puis il avait empli ses poches de bouteilles d’eau de Seltz, de délicieux xérès, de sandwichs, de châles, de longues-vues, de cartes, de journaux, bref de tous les menus objets que le major pouvait lui demander en route. Enfin, il annonça que l’on pouvait partir. Pour compléter l’équipement de cet étranger infortuné (il parait que dans son pays c’était un prince), quand il eut pris place sur le siège de derrière à côté de M. Towlinson, le maître d’hôtel lui lança une pile de manteaux et de redingotes, le visant du trottoir avec ces énormes projectiles, semblable à un Titan qui menace le ciel : le pauvre nègre en fut tellement couvert qu’il partit pour l’embarcadère du chemin de fer enseveli tout vivant comme une vestale.

Mais avant que la voiture se fût mise en route, et pendant que s’effectuait l’ensevelissement du nègre, miss Tox parut à sa croisée et agita un mouchoir d’une blancheur de lis. M. Dombey répondit très-froidement à cet adieu, très-froidement, même pour lui. Il lui fit l’honneur d’un signe de tête le plus léger possible et se rejeta dans la voiture d’un air mécontent. Ce mouvement n’échappa pas au major, qui sembla en éprouver un sensible plaisir. Notez que cela ne l’empêchait pas de faire pour sa part à miss Tox mille saluts pleins de politesse. Après quoi, il resta longtemps clignant de l’œil et à moitié suffoqué comme un scélérat de Méphistophélès bien repu.

Pendant la confusion qui précéda le départ du convoi, M. Dombey et le major se promenèrent côte à côte dans la gare. Le premier était triste et silencieux, le second lui racontait ou se racontait à lui-même une foule d’anecdotes et d’historiettes dans lesquelles Joe Bagstock avait toujours le principal rôle. Ni l’un ni l’autre, pendant cette promenade, n’avait remarqué un homme de peine placé près de la locomotive, qui les regardait attentivement et portait la main à son chapeau, chaque fois qu’ils venaient à passer près de lui. Pour M. Dombey, il n’était pas étonnant qu’il ne l’eût pas remarqué, car son regard ne s’abaissait jamais sur ces gens-là ; quant au major, il était tout entier à raconter une de ses histoires. À la fin pourtant, comme ils venaient tous deux de se retourner, l’homme s’arrêta devant eux, et tirant vivement son chapeau, il le garda à la main, en saluant M. Dombey d’un mouvement de tête qui ressemblait à un plongeon de canard.

« Pardon, m’sieur, dit l’homme, j’espère q’vous vous portez bien, m’sieur ? »

Ses vêtements de toile grossière étaient tout barbouillés de charbon de terre et d’huile. Ses favoris étaient pleins de suie et toute sa personne répandait une odeur de fumée et de cendre chaude. Malgré cela, il n’avait pas mauvaise apparence et l’on ne pouvait dire qu’il fût positivement sale ; de fait, c’était M. Toodle, sous son uniforme de chauffeur.

« C’est moi qui vais avoir l’honneur de vous chauffer, m’sieur, dit M. Toodle. J’vous demande pardon, m’sieur, mais j’m’imagne qu’vous allez mieux ? »

M. Dombey en réponse à cette question, faite d’un ton de véritable intérêt, le regarda avec dégoût, comme si c’était se salir la vue que de regarder un homme de cette espèce.

« Pardon, excuse, d’la liberté que j’prends, m’sieur, dit Toodle s’apercevant que M. Dombey ne le reconnaissait pas bien, mais ma femme Polly, q’cheu vous on appelait Richard… »

M. Toodle s’arrêta court : M. Dombey avait paru le reconnaître, et en effet il l’avait reconnu ; mais son visage avait exprimé plus que tout le reste la colère de l’amour-propre humilié.

« Votre femme a besoin d’argent sans doute, dit M. Dombey en mettant la main à la poche et parlant avec hauteur, suivant son habitude.

— Non, j’vous remercie, m’sieur, répondit Toodle, je mentirais si je disais qu’elle en a besoin. Vrai, je mentirais. »

M. Dombey s’arrêta court à son tour, et resta la main dans la poche d’un air embarrassé.

« Non, m’sieur, dit Toodle, en tournant entre ses doigts son chapeau de toile cirée. Les affaires n’vont pas mal. Nous n’avons pas à nous plaindre, m’sieur. Nous avons eu quatre autres p’tiots depuis l’temps, m’sieur, mais nous allons toujours not’ p’tit bonhomme de chemin. »

M. Dombey aurait été fort aise d’aller aussi son petit bonhomme de chemin du côté de sa voiture, dût le chauffeur être précipité sous les roues ; mais son attention fut attirée par un objet attaché au chapeau que Toodle tournait toujours entre ses doigts.

« Nous avons perdu un enfant, dit Toodle, c’est une vérité.

— Dernièrement ? dit M. Dombey regardant le chapeau.

— Non, m’sieur, il y a plus de trois ans ; mais du reste tout va bien. Et quant à la lecture, m’sieur, dit Toodle en saluant encore avec un plongeon (il croyait sans doute faire plaisir à M. Dombey, en lui montrant qu’il avait mis à profit la scène que l’autre lui avait faite autrefois sur son ignorance), les garçons m’ont montré entre eux tous. Ils ont fini par faire de moi un assez bon écolier, m’sieur, les garçons.

— Venez, major, dit M. Dombey.

— Pardon, excuse, m’sieur, reprit Toodle en faisant un pas devant eux et les arrêtant de nouveau d’un air respectueux, toujours le chapeau à la main, mais je ne vous aurais pas ennuyé de tout ceci, si ce n’eût été pour en arriver à vous parler de Biler, baptisé sous le nom de Robin, celui que vous avez eu la bonté de faire entrer dans les charitables rémouleurs.

— Eh bien ! dit M. Dombey de son ton le plus froid, qu’y a-t-il ?

— Il y a, m’sieur, répondit Toodle en secouant la tête d’un air à la fois craintif et désolé, que je suis forcé d’avouer qu’il a mal tourné.

— Il a mal tourné, vraiment ? dit M. Dombey rudement, mais avec une sorte de satisfaction maligne.

— Il a fait de mauvaises connaissances, messieurs, poursuivit Toodle en les regardant tous deux d’un air triste (il voulait évidemment intéresser le major à la conversation, dans l’espoir d’éveiller ses sympathies). Il a pris une mauvaise route. Dieu veuille qu’il revienne dans le vrai chemin, mais il suit une mauvaise trace en ce moment ! Il est probable que vous en auriez entendu parler d’une façon ou d’une autre, m’sieur, dit Toodle s’adressant alors à M. Dombey tout seul, et il vaut mieux que je vous dise tout droit que mon garçon a mal tourné. Polly en est ben affligée, messieurs, dit Toodle du même air abattu et semblant encore faire appel à la sensibilité du major.

— C’est un fils de cet homme, major, dont j’ai voulu faire l’éducation, dit M. Dombey en lui prenant le bras. Voilà toujours comme on en est récompensé.

— Suivez le conseil du vieux Joe, et ne donnez jamais d’éducation à cette sorte de gens, monsieur, répondit le major, sacrebleu, monsieur, c’est toujours une mauvaise chose ! jamais cela ne réussit ! »

L’innocent chauffeur allait dire que son fils l’ex-rémouleur, maltraité, gourmandé, fouetté, et seriné comme un perroquet par un imbécile qui remplissait la place de maître d’école avec autant d’aptitude qu’aurait pu le faire un chien savant, pouvait bien d’ailleurs avoir reçu, sous certains rapports, une éducation assez défectueuse. Mais M. Dombey ne lui laissa pas le temps de s’expliquer et entraînant le major, il répéta : « Voilà toujours comme on est récompensé ! » Quant au major, il avait grand’peine à faire son ascension dans la voiture de M. Dombey. Pendant qu’on le hissait, il s’arrêtait, la jambe en l’air, pour jurer qu’il écorcherait son nègre tout vif, qu’il lui romprait les os, et ferait sur lui l’essai de tous les genres de supplices, chaque fois qu’il manquait le marchepied et qu’il retombait de tout son poids sur le malheureux nègre ; aussi eut-il à peine le temps, avant le départ, de répéter de sa grosse voix : « C’est toujours une mauvaise chose, et pour ma part, si jamais vous me voyez donner de l’instruction à mon mauvais drôle, je veux bien qu’on me pende. »

M. Dombey l’approuva d’un signe de tête plein d’amertume. Mais, ne vous y trompez pas, cette amertume qui le fit se rejeter tristement au fond de la voiture et regarder en fronçant les sourcils les objets qui passaient devant ses yeux, cette amertume ne venait pas du triste succès qu’avait obtenu la compagnie des rémouleurs dans son noble système d’éducation. Non, en voici la cause : il avait vu sur le grossier chapeau du chauffeur un crêpe tout frais, et il avait pu s’assurer par la contenance et les réponses de cet homme, que c’était le deuil de Paul, de son fils, qu’il avait l’audace de porter.

Ainsi, depuis le premier jusqu’au dernier, chez lui et au dehors, depuis Florence dans sa somptueuse demeure jusqu’à ce manant qui entretenait le feu dont il voyait la fumée, chacun se croyait des droits aussi sur son enfant qui n’était plus, et venait enchérir sur sa douleur. Pourrait-il jamais oublier combien cette femme avait versé de larmes à son chevet, comme elle l’avait appelé son cher enfant, et comment, lui, s’éveillant de son engourdissement, avait demandé après elle, et s’était soulevé sur son petit lit tout rayonnant de joie à sa vue !

Et penser que ce présomptueux chauffeur était là devant lui au milieu de son charbon et de ses cendres, portant le même deuil que lui ! Penser qu’il se permettait de s’associer à sa douleur, au cruel désappointement qu’un personnage aussi fier cachait au fond de son cœur, même avec ce crêpe, signe d’une perte commune ! Cet enfant qui n’était plus, il avait dû partager avec lui ses richesses, ses projets, sa puissance. Uni avec lui, il aurait pu s’isoler du monde entier comme derrière une double porte d’or massif ! Cet enfant était donc cause que de telles gens pourraient venir insulter à toutes ses espérances déçues, et réclamer orgueilleusement une communauté de sentiments avec lui, Dombey, homme si élevé au-dessus d’eux ! N’était-ce pas faire invasion au cœur même de la place, où il prétendait régner en maître, et seul ?

Il ne trouvait dans la route ni plaisir ni distraction. Torturé par ces pensées, il emportait avec lui sa tristesse, au milieu des tableaux variés qui fuyaient devant lui, et, dans cette course rapide, qu’il faisait sans y songer, il ne voyait ni les sites pittoresques, ni les riches campagnes, mais toujours un pêle-mêle désolant de projets brisés et de pensées jalouses. La rapidité même du train semblait une raillerie cruelle de la course rapide de la vie que le jeune enfant avait passée sur la terre, entraîné par une puissance implacable vers le but fatal ! Cette force qui poussait le train sur sa voie de fer, coupant les sentiers, les routes, perçant au cœur tous les obstacles, et remorquant à sa suite des êtres de tout rang, de tout âge, était l’image de ce monstre triomphant : la mort !

Et le convoi fuyait de la ville, sifflant, grondant, mugissant, s’enfonçant sous les demeures des hommes et faisant trembler les rues, serpentant un instant dans la plaine, disparaissant aussitôt dans les profondeurs de la terre, rugissant au milieu d’épaisses ténèbres, puis s’élançant de ce gouffre pour courir à la lumière et poursuivre sa marche rapide sous les rayons brillants du jour ; oui, il fuyait toujours sifflant, grondant, mugissant à travers les champs, les bois, les moissons, les prairies, le sable, la terre, l’argile, le roc, rasant mille objets que le voyageur croit saisir et qui déjà sont bien loin de lui, et s’avançant entouré d’un horizon trompeur qui, malgré sa fuite rapide, marche lentement à ses côtés. Ne dirait-on pas la chasse inexorable de ce monstre au cœur de fer, la mort ?

Oui, à travers les vallées, sur les hauteurs, au milieu des bruyères, des vergers, franchissant les parcs, les jardins, les canaux, les rivières, devant les troupeaux qui paissent, les moulins qui tournent, la barque qui flotte, les morts qui reposent, les fabriques qui fument, près du torrent qui bouillonne, des hameaux qui se groupent, de la haute cathédrale qui s’isole dans les airs, près des froids marécages, où la brise et l’ouragan soufflent à leur gré, le convoi passe et fuit sifflant, grondant, mugissant, ne laissant de son passage d’autre trace qu’un peu de poussière et un peu de fumée ; ne dirait-on pas la chasse inexorable de ce monstre au cœur de fer : la mort ?

Oui, il fuit, il fuit toujours, il gronde, fier et rapide, il glisse, fendant l’air et la lumière, la pluie de l’orage et les rayons du soleil ; et les immenses monuments, les ponts massifs qui le dominent, passent devant les yeux comme une ombre chinoise et disparaissent. Il fuit ; il fuit toujours, et avec lui les villas, les châteaux, les manoirs, les riches propriétés, les fermes, les métairies, les gens, les grandes routes, les sentiers qui semblent déserts, mesquins, insignifiants, à mesure qu’on les laisse derrière soi, image de tout ce qu’on laisse derrière soi dans la vie, éclairs rapides, épisodes fugitifs de cette chasse inexorable du monstre au cœur de fer : la mort !

Il fuit, sifflant, grondant, mugissant ; une fois encore il plonge dans les entrailles de la terre, il s’agite, se tourmente avec tant d’énergie, de persévérance, qu’au milieu des ténèbres on croirait qu’il recule, qu’il retourne avec fureur sur ses pas, si un rayon de lumière venant à tomber sur les murs humides ne dessinait son ombre qui court ou plutôt qui coule comme un torrent furieux. Il fuit, pour reparaître une fois encore à la lumière, avec un cri saisissant de triomphe et de joie, toujours grondant, toujours mugissant, ébranlant tout, repoussant tout de sa noire haleine, quelquefois s’arrêtant une minute devant une foule de gens qui, une minute après ont disparu, quelquefois s’abreuvant à la cuve avec avidité, et, avant que le tuyau qui lui a donné son eau ait cessé de dégoutter sur la terre, il siffle, gronde, mugit au loin, tout en feu.

Il siffle, il mugit plus fort, toujours plus fort à mesure qu’il approche du terme du voyage ; et sa route alors, comme celle de la mort, est couverte de cendres épaisses. Tout s’assombrit à l’entour ; là sont des mares d’eau noire, des sentiers pleins de boue et de misérables demeures au-dessous de la voie. Ici des murs à moitié renversés, des maisons en ruine, et, à travers les toits entr’ouverts et les fenêtres brisées, on aperçoit de pauvres chambres où la fièvre et le besoin se cachent sous les formes les plus piteuses, pendant que, le long des pignons entassés, les cheminées tortueuses, dessinées par une traînée de suie et de poussière, les traces de ciment et de brique, les débris des charpentes moins difformes que celles de l’âme et du corps des mourants, attristent le sombre horizon. Mais quand M. Dombey passe la tête hors de sa voiture, il ne se demande pas même si le monstre, qui l’a amené jusque-là, a éclairé le long de sa route tous ces objets perdus pour son esprit préoccupé. C’était seulement pour lui la fin naturelle du voyage ; elle aurait pu figurer aussi la fin de toutes choses, car c’était la ruine et la désolation.

Ainsi, poursuivant le cours de ses pensées, il avait toujours devant lui le monstre au cœur de fer. Tout semblait sombre, froid et mort pour lui, comme il l’était lui-même pour toute chose. Chaque objet semblait lui rappeler son malheur. Il y avait comme un triomphe inexorable célébré autour de lui et contre lui, qui venait empoisonner son orgueil et envenimer sa jalousie sous toutes les formes ; mais surtout quand il en voyait d’autres partager avec lui l’amour et la mémoire de son fils.

Une figure, celle qu’il avait vue la veille et dont les yeux, quoique voilés de larmes et cachés sous des mains tremblantes, avaient pu lire au fond de son âme, était venue souvent pendant ce trajet s’emparer de son imagination. Il l’avait revue toujours comme la nuit dernière, avec la même expression de douceur soumise et de tendresse suppliante. D’abord elle n’avait point l’air de se plaindre, mais elle laissait lire dans ses traits le doute, et presque l’incrédulité : peu à peu, à mesure qu’elle avait dû subir la triste certitude de la répugnance que lui montrait son père, elle prenait l’expression du reproche. C’était le visage de Florence ; et il ne pouvait le considérer sans trouble.

Se sentait-il donc attiré vers elle ? Était-ce du repentir ? Non. Mais le sentiment qu’elle éveillait en lui, et dont il avait eu déjà plus d’un éclair autrefois, se dessinait clairement à présent et ne se cachait plus, pour troubler et menacer en grandissant sa tranquillité et son repos. Mais ce visage, il le voyait à distance avec le caractère de tristesse, morne, abattue, qui le poursuivait sans relâche, et se mêlait à l’air même qu’il respirait. Mais il lui semblait qu’elle aiguisait contre lui le dard de son ennemie cruelle et impitoyable, la mort ; qu’elle lui mettait à la main une épée à deux tranchants. Mais il savait bien au fond du cœur, pendant qu’il était là à répandre sur le spectacle déroulé sous ses yeux la teinte sombre de ses pensées, et à y chercher un tableau de ruine et de désolation, au lieu d’y voir le progrès et l’espérance, il savait bien que la vie était, comme la mort, pour beaucoup dans ses souffrances. Un enfant lui restait. Pourquoi n’était-ce pas elle qui avait disparu plutôt que l’autre, objet unique de ses espérances ? La douceur, la bonté de Florence, ne lui suggéraient pas d’autre réflexion. Il ne l’avait pas aimée dans le principe et maintenant elle était devenue pour lui une nouvelle cause de chagrin. S’il n’avait eu qu’un fils et qu’il l’eût perdu, le coup eût été cruel, mais bien moins affreux pourtant qu’en ce moment ; car elle, il aurait pu la perdre, et il ne l’avait pas perdue. Ce visage plein de tendresse et d’innocence qui se tournait vers lui ne pouvait ni l’adoucir, ni le toucher. Il repoussait l’ange, et étreignait le démon cruel qui lui rongeait le cœur. Sa patience, sa bonté, sa jeunesse, son dévouement, son amour, n’étaient que des atomes dans les cendres qu’il foulait sous son pied. Dans les ténèbres qui l’environnaient, son image, loin de les dissiper, ne faisait que les rendre plus lugubres. Plus d’une fois dans son voyage, comme en ce moment où il songeait au but de ce voyage, tout en traçant avec sa canne des figures sur le sable, il se demandait comment il pourrait faire pour se débarrasser de cette ombre.

Le major, pour sa part, avait tout le long de la route soufflé et palpité comme une locomotive, et ses yeux s’étaient détournés souvent de dessus son journal pour regarder le paysage du coin de l’œil ; on eût dit qu’il voyait, avec la fumée du train s’élancer une procession de miss Tox, toutes désappointées, qui fuyaient par delà les champs et les plaines, pour aller se cacher dans quelque lieu de refuge. Mais comme M. Dombey continuait à demeurer plongé dans ses réflexions, il le réveilla pour l’avertir que les chevaux de poste étaient attelés et que la voiture était prête.

« Dombey, dit le major en lui touchant le bras de sa canne, ne soyez pas rêveur. C’est une mauvaise habitude. Le vieux Joe, monsieur, ne serait pas solide comme vous le voyez, s’il l’avait jamais encouragée. Vous êtes un homme trop distingué, Dombey, pour être rêveur ; par votre position, monsieur, vous êtes bien au-dessus de tout cela. »

Comme le major, même dans ses remontrances amicales, mettait toujours en avant la dignité et l’honneur de M. Dombey, et ne manquait jamais d’en montrer avec tact toute l’importance, M. Dombey se sentit plus que jamais disposé à écouter les conseils d’un homme d’un jugement si sûr et d’un sens aussi parfait. Il fit donc un effort pour écouter les histoires du major tandis qu’ils dépassaient au trot la barrière, et le major, de son côté, trouvant cette allure et le macadam beaucoup mieux adaptés à ses facultés conversatives que le mode de voyager qu’ils venaient d’abandonner, se mit en devoir d’amuser M. Dombey.

Toute la journée, le major fut donc en verve. Quelquefois seulement, il s’arrêtait pour donner un moment satisfaction à ses symptômes pléthoriques, ou bien pour faire une petite collation, ou encore pour s’attaquer violemment à son nègre. Ce prince noir portait une paire de boucles d’oreilles et ses habits européens s’ajustaient sur son corps d’une façon si singulière, qu’ils paraissaient au moins aussi exotiques que l’individu qui leur servait de mannequin. Sans aucun égard pour le talent du tailleur, ils étaient longs à l’endroit où ils auraient dû être tenus courts ; courts à l’endroit où ils auraient dû être tenus longs ; étroits quand ils auraient dû être larges ; larges quand ils auraient dû être étroits ; et, lorsque le major venait à le menacer, il leur donnait une grâce toute nouvelle en se recoquillant au fond de son costume comme une noix ridée, ou comme un singe enrhumé. Pour en revenir au major, il ne cessa donc, toute la journée, de faire de l’esprit et de bavarder si bien que le soir, tandis qu’ils roulaient sur la route verte et ombragée qui touche à Leamington, la voix du major (tant il avait parlé, mangé, soufflé, ricané) semblait sortir du coffre de la voiture ou de quelque meule de foin des environs. Et cela ne fit que croître et embellir à l’hôtel Royal, où l’on avait commandé deux chambres et surtout à dîner. Il y fatigua tellement ses organes vocaux à force de manger et de boire, qu’au moment de se coucher, il n’avait plus de voix que pour tousser, et ne pouvait plus se faire comprendre de son nègre qu’en ouvrant la bouche comme une carpe pâmée.

Cependant, le lendemain matin, non-seulement, il se leva comme un ogre bien rafraîchi, mais il se conduisit au déjeuner comme un ogre qui a bonne envie de se rafraîchir encore. Ils dressèrent à ce repas le programme de leurs habitudes journalières. Le major aurait la responsabilité du boire et du manger, et chaque matin ils devaient déjeuner et dîner ensemble, assez tard dans la journée. Le premier jour de leur arrivée à Leamington, M. Dombey préféra rester chez lui ou se promener seul dans la campagne ; mais le lendemain matin il se fit un plaisir d’accompagner le major au salon de conversation des eaux, et faire avec lui un tour dans la ville. Après cela ils se séparèrent jusqu’à l’heure du dîner. M. Dombey se retira pour caresser à son gré ses douces pensées. Le major, suivi de son nègre qui portait un pliant, un manteau et une ombrelle, alla se promener sur toutes les places en prenant des airs de grand seigneur. Il chercha sur les listes d’abonnement s’il n’y reconnaîtrait pas quelques noms, lança des œillades aux vieilles ladies qui ne se lassaient pas de l’admirer, répéta vingt fois que J. B. était plus solide que jamais, et fit mousser son ami le riche M. Dombey partout où il se présenta. Jamais on ne vit un ami plus zélé que le major ; il est vrai qu’en faisant mousser M. Dombey, il se faisait mousser lui-même. On ne se figure pas toutes les ressources de conversation nouvelle que le major trouvait à dîner, et toutes les occasions qu’il donna à M. Dombey, d’admirer ses talents de société. Le lendemain matin, au déjeuner, il connaissait toutes les nouvelles des journaux du jour, et à propos des différentes questions qui s’y trouvaient traitées, il parla de l’honneur que lui avaient fait de le consulter là-dessus des personnes si haut placées qu’on ne pouvait pas se permettre de les désigner d’une manière plus claire. M. Dombey qui, depuis si longtemps, était resté claquemuré tout seul, et qui était si rarement sorti du centre des opérations de Dombey et fils, commença à regarder la compagnie du major comme un agrément nouveau de sa vie solitaire. Aussi, le lendemain, au lieu de rester chez lui comme il en avait eu d’abord l’intention, il s’en alla bras dessus bras dessous se promener avec le major.