Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (2p. 1-23).


CHAPITRE PREMIER.

Un petit échantillon de l’administration du gérant Carker.


M. Carker, le gérant, est assis à son bureau ; c’est toujours le même homme calme et doucereux ; il est occupé à lire des lettres, dont lui seul a le droit de briser le cachet. De temps en temps, il les annote ou y ajoute des renvois suivant les affaires dont elles traitent ; puis il en fait de petits paquets pour les distribuer dans les bureaux, chacune à sa destination. Ce jour-là, le courrier avait été abondant, et M. Carker avait de la besogne.

À voir cet homme ainsi occupé, à le voir tantôt regarder attentivement une liasse de papiers qu’il tenait à la main, ranger les feuilles autour de lui en petits tas, reprendre une autre liasse, en examiner le contenu en fronçant le sourcil et en pinçant les lèvres ; à le voir classer, trier, méditer tour à tour, on eût pu le prendre aisément pour un joueur de cartes. Ressemblance bizarre à laquelle prêtait singulièrement la mine de M. Carker ! N’était-ce pas l’air réfléchi d’un homme qui étudie son jeu, qui se rend compte du côté fort et du côté faible, qui classe dans sa mémoire chacune des cartes qui passent sous ses yeux, qui connaît exactement leur valeur relative, qui devine le jeu de l’adversaire et ne trahit jamais le sien ?

Quoique les lettres fussent écrites en différentes langues, M. Carker les lisait toutes. S’il n’avait pas été capable de lire tout dans la maison Dombey et fils, c’est qu’il aurait manqué une carte dans le jeu. D’un coup d’œil, il embrassait presque tout, formait des combinaisons, pressentait une affaire, et, à chaque tas, il ajoutait quelque nouvelle combinaison ; on eût dit un homme qui reconnaît les cartes à première vue, et qui, lorsqu’elles sont retournées, calcule dans son esprit tous les coups possibles. Éclairé par les rayons du soleil qui, frappant le châssis vitré, tombaient obliquement sur lui, M. Carker, partenaire un peu trop profond, adversaire beaucoup trop habile, jouait donc son jeu tout seul.

Quoiqu’on ne puisse pas dire précisément qu’il entre dans les instincts sauvages ou domestiques du chat de jouer aux cartes, M. Carker jouait pourtant, lui, et, certes, il tenait du chat des pieds à la tête, à le voir se réchauffer aux rayons brillants du soleil d’été, qui faisait de la table et du plancher comme un cadran solaire dont il était le chiffre unique. Ses cheveux et ses favoris, dont la couleur n’est jamais bien tranchée, semblent d’une teinte moins franche encore à la lumière éclatante du soleil ; ne dirait-on pas la fourrure d’un chat gris cendré ? voyez-vous ses grands ongles propres et effilés ; voyez-vous comme il a peur de se salir ; comme il s’arrête dans son travail pour guetter les atomes de poussière qui vont tomber sur lui ; comme il souffle délicatement sur sa main douce et blanche, sur son linge fin et lustré ! Regardez-le bien, ce M. Carker le gérant, aux manières insinuantes, aux dents acérées, aux pattes de velours, à l’œil pénétrant, à la langue mielleuse, au cœur dur, à l’habit propre, il est là à l’ouvrage, travaillant avec patience et avec constance, et comme alléché par une proie qu’il espère… Ne vous semble-t-il pas voir un chat aux aguets devant un trou de souris ?

Enfin toutes les lettres sont rangées ; une seule reste encore, mais il la réserve pour un examen tout particulier ; puis, ayant serré dans un tiroir la partie de la correspondance la plus confidentielle, M. Carker agite sa sonnette. Son frère se présente.

« Pourquoi est-ce vous qui venez, quand j’appelle ?

— Le domestique est sorti, et je suis le plus près de vous, répliqua humblement John Carker.

— Le plus près, murmura le gérant ; le bel honneur pour moi ! » Puis lui indiquant du doigt les paquets de lettres ouvertes, il se retourna dédaigneusement dans son fauteuil, et brisa le cachet de la seule lettre qui lui restait dans la main.

« Je suis fâché de vous déranger, James, dit le frère en ramassant les lettres, mais…

— Allons, vous avez encore quelque chose à me dire. Je le savais bien. Qu’est-ce encore ? »

M. Carker, le gérant, ne daigna ni lever les yeux, ni les diriger du côté de son frère ; il les tenait toujours fixés sur la lettre, sans l’ouvrir cependant.

« Eh bien ? répéta-t-il avec aigreur.

— Je suis inquiet pour Henriette.

— Pour Henriette ? Henriette qui ?… Je ne connais personne de ce nom-là.

— Elle n’est pas bien : elle a beaucoup changé depuis quelque temps.

— Il y a longtemps, répliqua Carker le gérant, qu’elle a changé ; c’est tout ce que je puis dire.

— Si vous vouliez m’écouter.

— Vous écouter, frère John ? pourquoi ? »

Et en appuyant sur ces mots : frère John, il ne dissimulait pas une intention d’amère raillerie ; puis levant la tête, sans lever les yeux, il ajouta :

« Tout ce que j’ai à vous dire, c’est qu’Henriette Carker a fait son choix il y a longtemps entre ses deux frères. Elle s’en repent peut-être maintenant, mais il faut qu’elle en subisse les conséquences.

— Ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles : Je ne dis pas qu’elle se repent : ce serait une noire ingratitude de ma part que de dire pareille chose. Et pourtant, croyez-moi, James, je suis tout aussi désolé que vous du sacrifice qu’elle a fait.

— Que moi ? s’écria le gérant. Que moi ?

— Je veux dire que je suis aussi désolé de son choix, de ce que du moins vous appelez son choix, j’en suis aussi désolé que vous en êtes irrité.

— Irrité ? répliqua l’autre en montrant toutes ses dents.

— Sinon irrité, du moins mécontent. Mettez le mot que vous voudrez, vous savez ce que je veux dire. Je n’ai nullement l’intention de vous offenser.

— Vous m’offensez dans tout ce que vous faites, répondit le frère en lui lançant un regard menaçant (ce regard fit bientôt place à un sourire, ou plutôt à un mouvement de lèvres qui découvrit ses dents plus loin encore que la première fois) ; emportez ces papiers, s’il vous plaît, j’ai affaire. »

Sa patience glaciale était plus redoutable que sa colère ; aussi Carker le subalterne se dirigea-t-il du côté de la porte ; mais, s’arrêtant sur le seuil, et promenant ses regards autour de la chambre :

« Quand Henriette, dit-il, tenta vainement de plaider devant vous en ma faveur pour apaiser votre première et légitime indignation et justifier ma première faute ; quand elle vous délaissa, James, pour suivre ma mauvaise fortune, et pour se consacrer dans son affection trompée, au service d’un frère ruiné qui, sans elle, était perdu, elle était jeune et belle alors. Si vous consentiez à la voir, si vous vouliez… elle exciterait à la fois votre admiration et votre pitié. »

James Carker pencha la tête en montrant ses dents, de l’air d’un homme qui va répondre à une nouvelle insignifiante : « Ah ! vraiment ? » mais il ne répondit rien.

« Nous pensions alors, vous et moi, qu’elle se marierait jeune, qu’elle aurait une vie heureuse et exempte de peines. Oh ! si vous aviez vu avec quelle gaieté elle renonçait à toutes ces belles espérances, avec quelle gaieté elle entrait dans cette nouvelle voie, pour ne plus jamais regarder derrière elle ; vous ne me diriez pas que son nom vous est maintenant inconnu. »

Le gérant pencha encore la tête, montra encore ses dents en ayant l’air de dire : « C’est curieux ! Vous me surprenez en vérité, » mais il ne dit rien.

« Puis-je continuer ? dit doucement John Carker.

— Votre route ? répliqua son frère en souriant ; si vous voulez avoir cette bonté. »

John Carker, poussant un soupir, se glissait lentement le long de la porte, lorsque la voix de son frère le rappela :

« Si elle marche gaiement dans la voie qu’elle a suivie, dit-il en jetant sur son pupitre la lettre qu’il n’avait pas encore dépliée, et en mettant brusquement ses mains dans ses poches, vous pouvez lui dire que je ne marche pas moins gaiement dans la mienne. Si elle n’a jamais regardé derrière elle, dites-lui que, moi, j’ai souvent regardé en arrière pour me rappeler qu’elle a pris votre défense, et répétez-lui que je suis aussi inébranlable qu’un bloc de marbre. »

Ces dernières paroles furent accompagnées d’un sourire mielleux.

« Je ne lui parle pas de vous. Jamais nous ne causons ensemble de vous. Une fois dans l’année, le jour de votre fête, Henriette dit toujours : Souvenons-nous de James et fasse le ciel qu’il soit heureux !… puis c’est fini.

— Eh bien ! si vous ne lui parlez pas de moi, répétez-vous à vous-même ce que je viens de vous dire ; vous ne le ferez jamais assez. Ce sera pour vous un avertissement de ne jamais prononcer son nom devant moi. Je ne connais pas d’Henriette Carker ; il n’y en a pas pour moi. Si vous, vous avez une sœur, tant mieux pour vous ! moi, je n’en ai pas. »

M. Carker reprit la lettre à la main, et s’en servit pour indiquer la porte à son frère avec une courtoisie moqueuse. Il la déplia lentement pendant que son frère se retirait, et son regard sombre le suivit jusqu’au moment où il eut quitté la chambre. Puis il se retourna sur son fauteuil et s’apprêta à lire tout à son aise le contenu de cette missive intéressante.

Elle était de son chef, M. Dombey, et datée de Leamington. Quoiqu’il fût fort habile à lire vite les autres lettres, M. Carker lut celle-là lentement : il pesait tous les mots et les épelait pour ainsi dire avec toutes ses dents l’une après l’autre. Quand il l’eut parcourue une fois, il la relut encore et s’arrêta aux passages suivants :

« Je me trouve bien de mon voyage et je ne puis pas encore fixer l’époque de mon retour. Je désire, Carker, que vous vous arrangiez pour venir me voir ici, et que vous me donniez personnellement des détails sur l’état des affaires. J’ai oublié de vous parler du jeune Gay. S’il n’est pas parti par le navire le Fils-et-Héritier, ou si le bâtiment est encore dans les docks, envoyez là-bas un autre jeune homme et gardez-le dans la cité pour le moment. Ma résolution à cet égard n’est pas encore arrêtée. »

« À cela, dit le gérant, il n’y a qu’un petit malheur, c’est qu’il est déjà bien loin, » et, ce disant, M. Carker ouvrit jusqu’aux oreilles une bouche élastique comme du caoutchouc.

Ce passage en post-scriptum attira une seconde fois son attention et mit ses dents encore en mouvement.

« Il me semble, dit-il, que mon bon ami le capitaine Cuttle avait dit quelque chose comme cela, quand il voulait faire rester le jeune homme en panne, dans l’espoir de ce revirement. C’est bien dommage qu’il soit si loin ! »

Il replia la lettre, la tint quelque temps de près ou de loin sur la table, la tournant et retournant dans tous les sens, et son esprit n’était probablement pas autrement ému du contenu, lorsque plusieurs petits coups furent frappés à la porte. C’était Perch, l’homme de peine. Il entra sur la pointe du pied, faisant à chaque pas un profond salut, comme s’il aimait les révérences, et déposa des papiers sur la table.

« Monsieur est toujours occupé ? demanda Perch en se frottant les mains et en tournant sa tête de profil, marque de respect qu’il croyait nécessaire en présence d’un tel personnage, car il n’était pas convenable de tenir la tête droite et de gêner ainsi la vue de M. Carker.

— Qui me demande ?

— Oh ! monsieur, répondit Perch parlant tout bas, à vrai dire, ce n’est pas grand’chose. C’est M. Gills, l’opticien, qui est venu voir s’il y a quelqu’un pour un petit payement, disait-il ; mais je lui ai répondu que vous étiez occupé, monsieur, très-occupé. »

Là-dessus Perch toussa, la main sur la bouche, et attendit des ordres.

« Il n’y a personne autre ?

— Monsieur, dit Perch, je ne voudrais pas prendre sur moi de dire qu’il n’y a personne autre, mais le jeune gars qui est venu ici hier et la semaine dernière, rôde toujours de ce côté ; il a furieusement l’air de n’avoir rien à faire, ajouta Perch en s’interrompant pour fermer la porte, car on le voit toujours dans la cour siffler aux moineaux pour les seriner.

— Vous me disiez qu’il demandait de l’ouvrage, n’est-ce pas, Perch ? demanda M. Carker se penchant sur son fauteuil et regardant l’homme de peine.

— Sans doute, monsieur, dit Perch toussant encore, toujours la main sur la bouche, sans doute qu’il avait l’air de désirer une place et qu’il croyait qu’on pourrait lui donner quelque chose à faire dans les docks, vu l’habitude qu’il a de pêcher à la ligne, mais… Perch branla la tête d’un air qui semblait dire qu’il ne réussirait probablement pas.

— Eh bien ! que dit-il quand il vient ? demanda M. Carker.

— Mais, monsieur, dit Perch toussant une troisième fois, toujours la main sur la bouche, par excès d’humilité, il a l’air de désirer très-humblement pouvoir parler à un de ces messieurs, et il dit qu’il a besoin de gagner sa vie. Mais voyez-vous, monsieur, dit Perch en parlant tout bas (et en même temps il se retourna pour donner dans la porte, qui était cependant bien fermée, un bon coup de poing et de genou. On eût dit qu’il allait dévoiler un secret d’État), il y a une chose que je ne puis pas digérer : croiriez-vous que ce petit drôle là flâne par ici répandant partout le bruit que sa mère a nourri le petit monsieur de notre maison et qu’il espère bien que notre maison s’occupera de lui pour la peine. Ah ! monsieur, continua Perch, dans ce temps-là, ma femme nourrissait une petite fille ; une petite, monsieur, qui était bien la mieux portante que n’importe quel mioche que nous nous soyons jamais permis d’ajouter à la famille. Eh bien ! là, bien vrai, je n’aurais jamais pris la liberté de laisser entendre que Mme  Perch aurait pu être la nourrice aussi bien qu’une autre. Oh ! non, jamais, et ce serait à recommencer, que je ferais encore de même. »

M. Carker lui fit une grimace de requin, mais d’un air distrait et préoccupé.

« Peut-être, ajouta Perch après un moment de silence et après avoir toussé une quatrième fois, ferais-je bien de lui dire qu’il ne remette plus les pieds ici, ou sinon qu’on le dénoncera à la police et qu’on le fourrera en prison. Dame ! on peut bien craindre pour sa sûreté personnelle. Je suis de ma nature fort craintif, et puis la position de Mme  Perch m’a mis les nerfs dans un tel état ! oh ! je ne balancerais pas à jurer que ce garçon-là est un vaurien !

— Je veux le voir, Perch, dit M. Carker, amenez-le-moi.

— Oui, monsieur. Mais… pardon, monsieur, je dois prévenir monsieur que le gars n’a pas l’air commode, et Perch restait indécis à la porte.

— N’importe, s’il est là, amenez-le-moi. Je recevrai M. Gills tout à l’heure. Priez-le d’attendre. »

M. Perch salua, puis fermant la porte avec le même soin et les mêmes précautions que s’il ne devait pas l’ouvrir de huit jours, il alla chercher son vaurien au milieu des moineaux de la cour. Lorsqu’il fut sorti, M. Carker se posta devant la cheminée, dans son attitude favorite, et resta debout le regard fixé sur la porte : ses lèvres entr’ouvertes pour sourire et toutes ses dents supérieures en étalage, avec l’air d’un faux bonhomme, ou d’un chat qui se réveille pour sauter sur sa proie.

Perch ne fut pas longtemps à revenir, ses pas étaient suivis d’une paire de grosses bottes qui faisaient un bruit infernal dans le corridor. On aurait cru entendre marcher des boîtes.

« Allons ! avancez donc par ici, » criait Perch, sans avoir le moins du monde égard aux convenances, quoique cette brusque façon d’annoncer les étrangers ne fût pas dans ses habitudes.

Perch donc introduisit en présence de M. Carker un jeune gaillard de quinze ans, solidement bâti, à la figure ronde et vermeille, à la tête ronde et luisante, aux yeux ronds et noirs, aux membres arrondis, au corps rond, et pour que tout fût rond dans sa personne, il portait à la main un chapeau rond, dépourvu de toute espèce de rebord.

Sur un signe impératif de M. Carker, Perch, aussitôt après avoir amené l’étranger en présence de son maître, sortit de la chambre. À peine le visiteur et M. Carker furent-ils restés seuls, que celui-ci, sans aucune espèce de préliminaire, le saisit à la gorge et le secoua d’une si belle manière, qu’on eût dit que sa tête allait se détacher de ses épaules. Le pauvre garçon, tout pétrifié, ne put s’empêcher de tourner des yeux effarés sur le monsieur aux nombreuses dents blanches qui était en train de l’étrangler, et sur les murs de la chambre, voulant au moins, s’il était réellement étranglé, contenter sa curiosité en jetant ses derniers regards sur cette mystérieuse demeure dans laquelle il avait pénétré, imprudence qu’il payait si cher. Enfin il essaya de parler :

« Allons ! monsieur, s’il vous plaît, laissez-moi tranquille.

— Que je te laisse ! dit M. Carker. Comment, que je te laisse ! Je te tiens maintenant ! n’est-ce pas que je te tiens ? La réponse à cette question ne pouvait être qu’affirmative, car il le tenait ferme. Maudit chien que tu es, dit M. Carker serrant les mâchoires, je vais t’étrangler. »

Là-dessus Biler se mit à pleurnicher en disant :

« Est-ce que vraiment il m’étranglera ? Oh ! non, il ne le fera pas. Qu’est-ce qu’il me veut donc celui-là ? Pourquoi n’étrangle-t-il pas quelqu’un d’aussi fort que lui, au lieu de s’en prendre à moi ? »

Le pauvre Biler, en se voyant reçu d’une façon si extraordinaire, avait perdu son aplomb, et lorsque sa tête eut repris une position moins chancelante, qu’il regarda M. Carker dans le blanc des yeux, ou plutôt dans le blanc des dents, et qu’il l’entendit grogner contre lui, il eut peur, il eut la faiblesse de pleurer pour tout de bon.

« Je ne vous ai rien fait, monsieur, dit Biler, autrement Robin, autrement encore le rémouleur, mais dont le vrai nom patronymique était Toodle.

— Jeune drôle, répondit M. Carker, lâchant prise peu à peu et reculant d’un pas pour reprendre son attitude favorite, quelles sont vos intentions en osant venir ici ?

— Je n’ai pas de mauvaises intentions, monsieur, répondit Robin en pleurnichant ; et en même temps il portait une main à sa gorge et se frottait les yeux du revers de l’autre. Je ne reviendrai plus, monsieur ; je venais seulement demander de l’ouvrage.

— De l’ouvrage ! petit Judas ! dit M. Carker en le regardant bien en face ; n’es-tu pas le vagabond le plus fainéant de Londres ? »

Ce reproche, qui affecta beaucoup M. Toodle le jeune, n’en était pas moins fort mérité ; aussi ne répondit-il rien pour se justifier. Il était là immobile, regardant M. Carker d’un air épouvanté, comme accablé par sa conscience et ses remords. Quant à son regard, M. Carker le fascinait, car il ne le détourna pas un seul instant de lui.

« N’es-tu pas un voleur ? dit M. Carker les mains dans ses poches de derrière.

— Non, monsieur, dit Robin voulant se défendre.

— Si, tu es un voleur.

— Mais non, monsieur, je ne suis pas un voleur, dit Robin en sanglotant. Je n’ai jamais volé, monsieur, croyez-le bien. Je suis entré, c’est vrai, dans une mauvaise route, le jour où je me suis mis à faire la chasse aux moineaux et à parier à la course. Il y a plus d’un bourgeois, bien sûr, dit Toodle dans un accès de repentir, qui pense que des oiseaux qui chantent c’est pourtant une compagnie bien innocente. Eh bien ! on ne sait pas combien c’est dangereux ces petites créatures-là et où elles peuvent vous conduire. »

Les oiseaux, en tout cas, paraissaient l’avoir conduit à porter un singulier accoutrement : une mauvaise veste de velours, une culotte usée par le temps, un petit gilet rouge étriqué, ressemblant plutôt à un hausse-col, et laissant voir une large bande des carreaux bleus de sa chemise, sans compter le fameux chapeau en question.

« Depuis que les oiseaux m’ont ensorcelé, j’ai à peine mis le pied à la maison, dit Robin, il y a bien de cela dix mois. Comment oserais-je aller chez nous, quand je fais pitié à tout le monde ? Je ne sais pas comment, dit Biler qui pleurait comme un veau, en se salissant les yeux avec le parement de sa veste, je ne sais pas comment je n’ai pas été me noyer vingt fois. »

Se noyer vingt fois était un tour de force dont le pauvre garçon ne se serait pas dit capable, si les dents de M. Carker, agissant sur lui comme une machine électrique, n’eussent fait jaillir les mots de sa bouche à tort et à travers.

« Tu es un joli coco, dit M. Carker en branlant la tête ; on a semé pour toi de la graine de chanvre, mon bel ami !

— Hélas ! reprit le malheureux Biler sanglotant encore, et toujours aux dépens de son parement ; il y a des moments où je voudrais bien qu’elle fût assez grande pour en faire une corde à mon cou. Mes misères n’ont commencé que le jour où je me suis mis à filer, monsieur ; mais je ne pouvais faire autre chose que de filer.

— Que de quoi ? dit M. Carker.

— Que de filer, monsieur, filer de l’école.

— C’est-à-dire de faire semblant d’aller à l’école et de n’y pas aller, dit M. Carker.

— Oui, monsieur, c’est ce qu’on appelle filer, reprit l’ex-rémouleur fort affligé. J’étais houspillé dans les rues quand je passais, et battu à l’école. Alors j’ai filé, je me suis caché, et c’est comme ça que ça a commencé.

— Et tu viens me dire que tu demandes une place ! dit M. Carker qui, le reprenant à la gorge, le souleva de terre à la force du poignet, l’examinant en silence pendant quelques instants à bras tendu.

— Je vous serais bien reconnaissant si vous vouliez m’essayer, » répliqua le jeune Toodle d’une voix étouffée.

M. Carker le poussa rudement dans un coin, et agitant sa sonnette :

« Dites à M. Gills d’entrer. »

Cependant le pauvre Robin, obéissant sans mot dire au mouvement qui lui était imprimé, osait à peine respirer et ne détournait pas les yeux de la figure de M. Carker.

Perch, répondant à l’appel du gérant, avait paru ; et trop respectueux pour témoigner la moindre surprise à la vue de ce malheureux, ou pour avoir l’air de le reconnaître, il introduisit aussitôt l’oncle Sol.

« Monsieur Gills, dit M. Carker, veuillez vous asseoir. Comment va la santé ? Elle me paraît toujours bonne.

— Je vous remercie, monsieur, répondit l’oncle Sol ; et tout en parlant il tira de son portefeuille des billets de banque qu’il présenta à M. Carker. Je n’ai d’autre infirmité que la vieillesse. Nous disons six cent vingt-cinq francs, monsieur. »

Carker, toujours souriant, prit un papier dans un de ses nombreux tiroirs, y écrivit quelques mots, et y apposant sa signature le donna à l’oncle Sol en disant :

« Vous êtes aussi juste, aussi exact que vos chronomètres, monsieur ; c’est parfait !

Le Lloyd ne parle pas du navire le Fils-et-Héritier, monsieur ? dit l’oncle Sol, dont la voix ordinairement tremblante semblait l’être davantage encore en ce moment.

— Non, répondit Carker, on n’en dit rien. Il paraît qu’il y a eu des tempêtes, et le navire aura été probablement à la dérive.

— Pourvu, mon Dieu ! qu’il ne lui soit rien arrivé ! dit le vieux Sol.

— Pourvu, mon Dieu ! qu’il ne lui soit rien arrivé ! » sembla répéter M. Carker, mais sans parler, suivant son habitude, et de cet air dont l’expression fit trembler par souvenir le jeune Toodle, témoin silencieux de l’entretien.

« Monsieur Gills, ajouta tout haut M. Carker en se renversant sur son fauteuil, vous devez beaucoup regretter votre neveu. »

L’oncle Sol secoua la tête et poussa un profond soupir.

« Monsieur Gills, reprit M. Carker en promenant doucement sa main sur son menton, les yeux fixés sur l’opticien ; ce serait une société pour vous que d’avoir un jeune homme dans votre boutique maintenant, et vous m’obligeriez beaucoup si vous vouliez occuper quelqu’un dans votre maison. Je sais bien que la besogne n’est pas forte, ajouta vivement M. Carker, comme pour prévenir une objection, mais vous pouvez l’employer à nettoyer la boutique, à polir les instruments, à faire les courses. Eh bien ! monsieur Gills, voici votre affaire. »

Solomon Gills abaissa ses lunettes sur son nez et regarda le jeune Toodle qui se tenait tout debout dans son coin : on eût dit, comme toujours, que sa tête sortait d’un baquet d’eau froide ; son petit gilet se levait et s’abaissait suivant les agitations de son cœur, et ses yeux, toujours fixés sur M. Carker, ne semblaient pas s’occuper de son futur patron.

« Eh bien, monsieur Gills, dit Carker, voulez-vous lui donner une place chez vous ? »

Le vieux Sol, sans être précisément enthousiasmé du sujet qu’on lui proposait, répondit qu’il était heureux de trouver une occasion, quelque petite qu’elle fût, d’obliger M. Carker dont les désirs étaient pour lui des ordres, et que le petit aspirant de marine verrait avec bonheur à son foyer un étranger envoyé par M. Carker.

À ces mots, M. Carker mit complétement à nu ses gencives et ses dents : ce qui fit trembler de plus en plus le pauvre Toodle, qui continuait de tout entendre sans rien dire ; il témoigna à M. Gills, de la manière la plus affable, combien il le remerciait de sa politesse.

« Eh bien ! monsieur Gills, c’est entendu, dit-il en lui tendant la main, je compte sur vous. Je vous laisserai ce garçon jusqu’à ce que j’aie vu ce qu’on peut en faire, et s’il mérite qu’on s’intéresse à lui. Je me considère comme son répondant, monsieur Gills, continua M. Carker en envoyant un large son rire à l’adresse de Robin, qui en trembla de tous ses membres. Je vous serai donc bien obligé de le surveiller de près et de me donner des renseignements sur sa conduite. Cette après-midi, en retournant chez moi, j’irai adresser une ou deux questions à ses parents, gens fort respectables, pour m’édifier complétement sur son compte ; et, cela fait, monsieur Gills, je vous l’enverrai demain matin. Adieu ! »

Le sourire qu’il fit à Solomon Gills quand celui-ci se retira laissait voir une rangée de dents si formidable, que le pauvre vieillard, tout troublé, en éprouva un malaise indicible. Il revint chez lui, la tête remplie des plus lugubres pensées : il ne voyait que mers orageuses, que navires en détresse, que passagers qui se noient, et au milieu de ce triste tableau apparaissait toujours une vieille bouteille de madère ensevelie pour ne plus revoir le jour.

« Allons, mon garçon, dit Carker mettant la main sur l’épaule du jeune Toodle et l’amenant au milieu de la chambre, tu m’as entendu ?

— Oui, monsieur.

— Tu es assez grand peut-être pour comprendre, poursuivit son protecteur, que, si tu as jamais l’intention de me tromper ou de me jouer des tours, il aurait beaucoup mieux valu pour toi aller te jeter à la rivière une fois pour toutes que de venir ici. »

En fait de choses que son intelligence pouvait saisir, cette observation de M. Carker était celle que Robin comprenait le mieux.

« Si tu m’as fait le moindre mensonge, ajouta M. Carker, ne reparais jamais devant moi ; si tu m’as dit la vérité, va m’attendre cette après-midi dans le voisinage de la maison de ta mère. Je partirai d’ici à cinq heures et je me rendrai chez ta mère à cheval. Maintenant donne-moi l’adresse. »

Robin donna l’adresse de ses parents ; il la dicta lentement pour laisser le temps à M. Carker de l’écrire ; il l’épela même une seconde fois lettre par lettre, comme s’il craignait que l’omission d’une lettre ou d’un point sur un i ne devînt la cause de sa perte. Puis M. Carker le mit dehors, et Robin, ses yeux ronds toujours fixés sur son protecteur jusqu’au dernier instant, disparut pour le moment.

M. Carker ne manqua pas d’ouvrage dans le courant de la journée et montra ses dents à beaucoup de monde. Au bureau, dans la cour, dans la rue, à la Bourse, les dents de M. Carker brillèrent dans tout leur éclat. Cinq heures arrivèrent bientôt ainsi que le cheval bai de M. Carker, et M. Carker monta à cheval avec ses dents, qu’il continua à faire voir le long de Cheapside.

À cette heure il n’est pas facile, même quand on le voudrait, d’aller vite à cheval à travers la foule et les obstacles de la Cité ; mais M. Carker ne tenait pas à aller vite et il mit son cheval au petit pas, choisissant son chemin à travers les chariots et les voitures, évitant surtout, autant que possible, les endroits humides et sales des rues boueuses par lesquelles il passait, et se donnant mille peines pour se conserver lui et son coursier à l’abri de toute souillure. Son cheval allait l’amble ; M. Carker regardait les passants, quand tout à coup il rencontra les yeux ronds de la tête luisante de Robin, qui semblait ne l’avoir pas perdu de vue un instant ; le jeune garçon s’était ceint les reins de son mouchoir de poche, roulé comme une anguille, sans doute pour mieux se mettre en mesure de suivre M. Carker, quelle que fût son allure.

Cette attention, très-flatteuse sans doute pour M. Carker, avait quelque chose d’insolite qui ne tarda pas à attirer les regards des autres passants : aussi profita-t-il d’un passage et d’une rue plus propres pour prendre le trot. Robin prend immédiatement aussi le trot ; M. Carker met son cheval au grand galop, Robin le suit toujours ; puis au petit galop ; peu importe, Robin est toujours là. Toutes les fois que M. Carker tournait les yeux du côté de Toodle, il le voyait toujours tenant le même pas que lui, sans fatigue apparente, et travaillant des coudes en courant, d’après la méthode généralement adoptée par les gens qui font profession de courir par gageure.

Il y avait sans doute quelque chose de risible dans cette assiduité du jeune Toodle à suivre ainsi M. Carker ; mais c’était une preuve de l’influence que son protecteur avait déjà sur lui ; il feignit donc de n’y point faire attention et continua sa route du côté de la demeure des Toodle. Comme il ralentissait sa marche, Robin passa devant lui pour lui indiquer les détours, les rues à prendre, et quand il appela un homme placé devant une porte cochère pour garder son cheval durant la visite qu’il allait faire dans les nouvelles bâtisses qui avaient succédé à Staggs-Garden, Robin était à son poste pour tenir l’étrier à M. Carker pendant qu’il descendait de cheval.

« Allons ! dit M. Carker en le prenant par l’épaule, viens avec moi. »

Cette visite au toit paternel inquiétait évidemment l’enfant prodigue ; mais comme M. Carker le poussait toujours en avant, il fut bien obligé de ne pas se tromper de porte et de se laisser conduire au milieu de ses frères et sœurs, se laisser enfin asseoir de force à la table de famille. En voyant le jeune déserteur sous la poigne d’un étranger, toute la famille fit entendre un cri d’effroi général ; le cœur de l’enfant prodigue, qui aperçut, au milieu de tous ses frères et sœurs, sa mère pâle et tremblante tenant son enfant dans les bras, en fut tellement touché, qu’il se mit à crier aussi, faisant chorus avec eux.

Il n’y avait plus de doute ; si l’étranger n’était pas le préfet de police en personne, ce devait être quelqu’un de sa bande ; aussi les jeunes enfants, en le voyant, poussèrent les hauts cris, tandis que les plus petits, incapables de maîtriser les émotions de leur âge, se jetèrent à la renverse en gigotant de toutes leurs forces, comme de jeunes serins épouvantés par la vue d’un oiseau de proie.

Enfin la pauvre Polly, parvenant à se faire entendre au milieu de ce vacarme, lui dit les lèvres toutes tremblantes :

« Oh ! Robin, mon pauvre garçon, qu’as-tu donc fait ?

— Rien, ma mère, dit Robin d’une voix piteuse, demandez au monsieur.

— N’ayez pas peur, dit M. Carker, je ne veux pas lui faire de mal, bien au contraire. »

À ces mots, Polly, qui n’avait pas encore pleuré, se mit à pleurer comme les autres.

Les grands Toodle qui, au premier abord, s’étaient disposés à délivrer leur frère, desserrèrent leurs poings, et les petits Toodle se réunissant en grappes autour de la robe de leur mère, la tête cachée sous leurs bras potelés, regardaient leur coquin de frère et son ami inconnu. Chacun bénissait le monsieur aux belles dents, qui ne demandait qu’à faire du bien à Biler.

« Ce garçon est votre fils, madame ? dit M. Carker à Polly en donnant à Toodle une petite tape sur la joue.

— Oui, monsieur, et Polly tout en larmes fit une révérence. Oui, monsieur.

— Un mauvais fils, je le crains ? dit M. Carker.

— Il n’a jamais été mauvais pour moi, répliqua Polly.

— Pour qui donc l’a-t-il été ?

— Il a été un peu mauvais sujet, monsieur, répliqua Polly cherchant à modérer les efforts désespérés que faisait son bébé pour s’élancer à travers l’espace sur Biler ; il a fréquenté de mauvaises sociétés ; mais il a connu le malheur maintenant, monsieur, et j’espère qu’il va mieux se conduire. »

M. Carker regarda Polly, admira la propreté de la chambre, la bonne tenue des enfants, vit la simple figure des Toodle, père et mère, répétée partout sur les bonnes petites figures qui l’entouraient, puis sembla avoir atteint le but réel de sa visite.

« Votre mari, dit-il, n’est pas ici, je présume ?

— Non, monsieur, reprit Polly ; il est au bout de la ligne à présent. »

— Ces dernières paroles soulagèrent le pauvre Robin, dont toutes les facultés se concentraient sur son protecteur ; c’est à peine s’il détachait ses yeux de M. Carker, pour tourner un moment un triste regard sur sa mère.

« Eh bien ! dit M. Carker, je vais vous dire comment j’ai mis la main sur votre fils, qui je suis et de que je vais faire pour lui. »

C’est ce que fit M. Carker à sa manière ; il dit que sa première intention avait été d’effrayer d’une façon terrible ce présomptueux jeune homme pour avoir osé se présenter dans la maison Dombey et fils ; qu’il s’était adouci, prenant en considération sa jeunesse, son repentir et ses parents.

« J’ai peur, ajoutait-il, de m’avancer si vite pour ce garçon-là et de m’exposer ainsi aux reproches des gens prudents, mais ce que je fais, je le fais de moi-même et pour moi-même, à mes risques et périls. Il est bien entendu que les anciens rapports de la mère de Robin avec M. Dombey n’ont rien à faire ici ; M. Dombey est hors de cause, c’est moi, moi seul, Carker, qui endosse toute cette affaire-là. »

M. Carker, faisant sonner bien haut sa bonté, que toute la famille, du reste, portait aux nues, donna à entendre, indirectement, il est vrai, mais assez clairement, que la fidélité, l’attachement et le dévouement de Robin lui étaient dus pour toujours, et que c’était la moindre des choses à laquelle il pût prétendre. Robin fut tellement ému de l’extrême confiance qu’on avait en lui, qu’il restait là, immobile, à regarder son ange tutélaire ; de grosses larmes coulaient le long de ses joues, et il remuait sa tête luisante en signe de promesse, avec tant d’activité, qu’elle branlait comme le matin même sous la main de son protecteur.

Polly, qui avait passé Dieu sait combien de nuits sans sommeil à cause de son vagabond de fils qu’elle n’avait pas vu depuis bien des mois, se serait agenouillée devant M. Carker comme devant un bon ange… malgré ses dents. Mais M. Carker se levant pour prendre congé, elle se contenta de le remercier dans toute l’effusion de son cœur de mère, appelant sur lui les bénédictions du ciel. Certes, pour le service qu’avait rendu M. Carker, ces remercîments, vraie monnaie du cœur, étaient une assez forte somme de reconnaissance, pour qu’il redût beaucoup dessus. Il aurait pu lui rendre le tout et se croire encore trop bien payé.

Au moment où Carker se dirigea vers la porte, à travers toute la marmaille, Robin revint vers sa mère, la serrant avec son petit frère dans ses bras comme pour leur demander pardon.

« Je vais piocher dur, chère mère, maintenant. Je vous le jure sur mon âme.

— Allons, mon enfant, c’est bien, sois laborieux ; je suis sûre que tu vas travailler pour notre bonheur et pour le tien ; puis elle l’embrassa en pleurant. Mais tu reviendras me parler quand tu auras dit adieu au monsieur ?

— Je ne sais pas, ma mère. » Robin balbutia et baissa les yeux. « Mon père, quand revient-il à la maison ?

— Pas avant deux heures du matin.

— Je reviendrai, mère chérie, » s’écria Robin.

Puis traversant le groupe de ses frères et de ses sœurs, qui accueillaient sa promesse par des cris de joie, il se hâta d’aller rejoindre M. Carker.

« Qu’y a-t-il donc ? dit Carker qui avait entendu la conversation. Est-ce que tu as un père méchant, hein ?

— Non, monsieur, répliqua Robin tout étonné. Il n’y a pas de père meilleur et plus doux que le mien.

— Eh bien ! pourquoi ne veux-tu pas le voir ? demanda son protecteur.

— Il y a une si grande différence entre un père et une mère, monsieur, répondit Robin en balbutiant. Il aurait bien de la peine à croire que je vais mieux me conduire maintenant, quoiqu’il ne demande pas mieux que de le croire… tandis qu’une mère… elle croit toujours le bien, monsieur ; du moins, j’en suis sûr pour ma mère, que Dieu bénisse ! »

M. Carker ouvrit la bouche, mais il ne dit plus rien avant d’être remonté sur son cheval et d’avoir payé l’homme qui le gardait ; puis regardant du haut de sa monture la figure attentive et éveillée du jeune Toodle, il lui dit :

« Tu viendras me voir demain matin ; on t’indiquera la demeure du vieux monsieur, du vieux monsieur qui était avec moi ce matin et où tu dois aller, tu te rappelles bien ?

— Oui, monsieur.

— Je porte un très-grand intérêt à ce vieux monsieur, et en le servant, tu me serviras, mon garçon. Comprends-tu ? C’est bien, ajouta-t-il, car il voyait la figure de Toodle s’épanouir, ce qui faisait entendre qu’il saisissait fort bien. Je vois que tu comprends. J’ai besoin d’avoir des détails sur ce vieux monsieur, sur sa vie de tous les jours ; car je lui veux beaucoup de bien. Il m’importe particulièrement de connaître les visites qu’il reçoit. Comprends-tu ? »

Robin fit un signe de tête résolu et répondit :

« Oui, monsieur.

— Je voudrais savoir s’il a des amis dévoués et qui ne l’abandonnent pas ; car il vit bien seul maintenant, le pauvre homme ! Je voudrais savoir si ses amis l’aiment réellement lui et son neveu qui est parti. Il y a une jeune demoiselle qui ira le voir peut-être ; c’est sur elle principalement que je désire avoir les renseignements les plus complets.

— J’y ferai bien attention, monsieur, dit Toodle.

— Fais bien attention aussi à ne parler de mes affaires à personne autre qu’à moi, reprit Carker en rapprochant sa figure avec un terrible sourire de celle du jeune homme et en lui frappant sur l’épaule avec le manche de sa cravache.

— Je n’en parlerai à personne au monde, repartit Robin secouant la tête.

— Ni là, dit M. Carker, indiquant du doigt la maison qu’il venait de quitter, ni nulle part. Je verrai jusqu’à quel point tu es fidèle et reconnaissant. C’est une épreuve que je veux faire. »

Dans les paroles de M. Carker, dans le mouvement de ses dents se montrant au grand jour et le branlement de sa tête, il y avait autant de menace que de promesse. Puis il se détacha des yeux de Robin toujours cloués sur lui, comme s’il l’avait ensorcelé corps et âme, et continua sa route. S’apercevant, après quelques instants de marche, que son page dévoué, toujours ceint de son anguille pour la course, le suivait encore de la même manière, au grand amusement des passants, il modéra le trot de son cheval et donna l’ordre au jeune Toodle de s’éloigner. Pour s’assurer qu’il lui obéissait, il se tourna sur sa selle. Chose curieuse ! Robin, tout en s’en allant, ne pouvait s’empêcher de regarder en arrière à chaque instant, comme s’il lui était complétement impossible de détacher ses yeux de son protecteur ; aussi, faute de faire attention devant lui, se trouva-t-il bientôt bousculé à coups de poing et à coups de coude par les passants impatientés. Mais il était tellement absorbé ailleurs, qu’il n’y prenait seulement pas garde : tout lui était indifférent !

Quant à M. Carker, il allait au pas, avec l’air satisfait d’un homme qui a bien employé sa journée et qui revient le cœur content. Gracieux et aimable autant qu’on peut l’être, Carker trottait dans les rues, le long des maisons, fredonnant un air tendre.

C’était comme le ron ron d’un matou : Carker était si joyeux !

Et de fait, M. Carker, dans les rêves de son imagination, se voyait à peu près comme un heureux minet étendu devant l’âtre, aux pieds d’une certaine personne, tout prêt, suivant l’occasion, à sauter, à déchirer, à égratigner, ou bien à faire patte de velours. N’y avait-il pas par hasard quelque oiseau en cage qu’il couvait des yeux ?

« Une bien jeune demoiselle, pensait M. Carker, tout en chantonnant. Mais oui ! la dernière fois que je l’ai vue, ce n’était encore qu’une enfant. Elle avait, je m’en souviens, des yeux et des cheveux noirs, et une agréable figure ; oui, fort agréable, même jolie, vraiment.

Toujours plus content, toujours plus aimable, Carker, qui fredonne jusqu’à en faire vibrer toutes ses dents, continue de choisir en trottant les chemins les plus propres et arrive au coin de la rue où se trouve la sombre demeure de M. Dombey. Il avait été si occupé à tendre sa toile tout le temps pour y prendre de bonnes et honnêtes figures, qu’il ne pouvait pas croire qu’il fût encore arrivé. Cependant, à l’aspect bien connu des hautes et tristes maisons de la rue, il arrêta brusquement son cheval à quelques pas de la porte de M. Dombey. Pourquoi s’est-il ainsi arrêté brusquement ? Pourquoi cet air de surprise ? Une petite digression est nécessaire pour l’expliquer au lecteur.

M. Toots, délivré du joug des Blimber, et entré en possession d’une partie de sa fortune, que les exécuteurs testamentaires ne pouvaient lui enlever (ce qu’il avait l’habitude de répéter tous les soirs à M. Feeder pendant les derniers six mois de son séjour dans la maison, et toujours comme une nouvelle toute fraîche), M. Toots, dis-je, s’appliqua tout entier et avec ardeur à la science de la vie. Brûlant du désir de fournir une carrière brillante et distinguée, M. Toots s’était mis dans ses meubles. Une chambre de son appartement était spécialement destinée au turf. Il l’avait ornée des portraits des chevaux vainqueurs à la course, sans s’y intéresser pourtant le moins du monde, et y avait placé un divan pour y reposer ses airs nonchalants. Dans cette délicieuse retraite, M. Toots se livrait à la culture de ces arts d’agrément destinés à adoucir et à policer les mœurs. Son maître par excellence était un personnage intéressant nommé Coq-Hardi, fort en réputation à la taverne du Blaireau noir.

Dans la saison la plus chaude de l’année, il portait une redingote blanche à long poil, et sous le prétexte d’enseigner l’art de la boxe à M. Toots, il lui administrait des coups de poing sur la tête trois fois la semaine pour la bagatelle de douze francs par leçon.

Ce Coq-Hardi, le dieu des arts pour M. Toots, lui procura un garçon de café pour lui apprendre le carambolage, un grenadier pour lui apprendre l’escrime, un maquignon pour lui apprendre l’équitation, un gentleman de Cornouailles pour lui apprendre la lutte et la savate ; enfin deux ou trois autres individus du même genre, tous également familiers dans la connaissance des beaux-arts. Sous de tels auspices, M. Toots ne pouvait manquer de faire des progrès rapides, et ce fut sous leurs yeux qu’il se mit à l’œuvre.

Les choses allaient leur train ; mais tous ces messieurs avaient beau briller à ses yeux du vernis de la nouveauté, Toots, sans trop savoir pourquoi, se sentait inquiet et mal à l’aise. Sa vie désœuvrée n’était pas exempte de soucis : au bon grain se mêlait une ivraie que Coq-Hardi lui-même ne pouvait déraciner de son cœur. Il était en proie à des vautours cruels, dont Coq-Hardi lui-même ne pouvait triompher.

Rien ne paraissait faire autant de bien à M. Toots que d’aller sans cesse à la porte de M. Dombey pour y déposer des cartes. Dans tout le royaume de la Grande-Bretagne, ce royaume immense où le soleil ne se couche jamais, ni les percepteurs non plus, il n’y avait pas un percepteur de taxes qui fût plus régulier et plus persévérant dans ses visites que M. Toots.

Par exemple, M. Toots ne montait jamais. Il s’arrêtait toujours à la porte en grande toilette, pour remplir les mêmes devoirs de politesse.

« Oh ! bonjour ! disait premièrement M. Toots au domestique. Pour M. Dombey, disait secondement M. Toots en donnant sa carte. Pour Mlle  Dombey, » disait troisièmement M. Toots en donnant une seconde carte.

Puis M. Toots se retournait, comme pour s’en aller, mais le domestique, qui le connaissait, savait bien que c’était une frime ; qu’il ne s’en allait pas le moins du monde.

« Oh ! je vous demande bien pardon, disait M. Toots comme si une pensée lui était tout à coup revenue à l’esprit. Mademoiselle Nipper est-elle à la maison ?

— Je le pense, mais je n’en suis pas sûr, » répondait invariablement le domestique.

Puis il tirait une sonnette qui donnait dans les chambres d’en haut, regardait dans l’escalier et répondait qu’elle y était et qu’elle allait descendre. En effet, miss Nipper paraissait et le domestique se retirait.

Alors M. Toots, riant et rougissant à la fois, lui disait :

« Oh ! comment vous portez-vous ? »

À quoi Suzanne répondait, en le remerciant, qu’elle se portait bien.

« Et Diogène, comment va-t-il ? Seconde question de M. Toots.

— Très-bien, répondait Suzanne. Mlle  Florence l’aime de plus en plus. »

Et là-dessus M. Toots riait aux éclats ; c’étaient comme les glouglous d’une bouteille de champagne qu’on débouche.

« Mlle  Florence se porte très-bien, ajoutait Suzanne.

— Oh ! ça ne fait rien, » répliquait invariablement M. Toots, et puis il s’éloignait au galop.

Décidément M. Toots avait dans le coin de son cerveau quelque idée nuageuse que si, avec le temps, il parvenait à obtenir la main de Florence, à laquelle il aspirait, il serait le plus heureux des hommes. Il est certain que M. Toots, après bien des tours et des détours, en était arrivé à ce résultat et qu’il s’y tenait. Son cœur était touché, blessé ; bref, il était amoureux. Un soir, il s’était mis en quatre pour faire un acrostiche sur le nom de Florence : l’idée seule qu’il en eut lui avait fait venir les larmes aux yeux : il avait passé toute la nuit à y songer, mais il n’était jamais allé plus loin que ces mots : Femme adorable. C’était là que l’avait abandonné l’inspiration poétique qui l’avait soutenu dans le cours des lettres initiales qu’il avait écrites, en tête des sept autres vers… à faire.

En dehors de ce procédé adroit et diplomatique, qui consistait à déposer chaque jour une carte chez M. Dombey, la cervelle de M. Toots n’avait pas fait jusqu’ici beaucoup de frais pour aviser aux moyens de posséder l’objet qui captivait son cœur. Mais un jour une idée profonde frappa l’esprit de M. Toots : il se dit que ce serait un grand pas de fait s’il pouvait entrer dans les bonnes grâces de Suzanne Nipper et la préparer ainsi à recevoir quelque confidence sur l’état de son âme.

Comme préliminaires du roman, quelques petites amabilités adressées à la jeune dame pour la gagner semblaient devoir être d’un bon effet ; mais le pauvre Toots, incapable de dresser son plan lui-même, alla consulter Coq-Hardi, sans pour cela le mettre dans le secret : il lui dit simplement qu’un de ses amis, du Yorkshire, lui avait écrit pour lui demander son opinion dans un cas de ce genre. Coq-Hardi répondit que sa devise était : Marcher et vaincre ; ou encore : Quand vous avez votre ennemi en face, il faut le découdre, ou bien encore : Quand le vin est tiré, il faut le boire. M. Toots, donnant à ce langage figuré l’interprétation la plus favorable à ses vues, prit l’héroïque résolution d’en découdre, c’est-à-dire d’embrasser miss Nipper pas plus tard que le lendemain.

Le lendemain donc, M. Toots, déployant au grand jour quelques-unes des merveilles de la maison Burgess et compagnie, se rendit chez M. Dombey pour mettre son dessein à exécution. Mais le cœur lui manqua en approchant du théâtre de ses futurs exploits ; car, bien qu’il fût trois heures de l’après-midi lorsqu’il arriva devant la maison, il en était déjà six quand il frappa à la porte.

Tout se passa, comme à l’ordinaire, jusqu’au moment où Suzanne lui dit que sa jeune maîtresse se portait bien, et que M. Toots lui eut répondu :

« Ça ne fait rien. »

Mais à la profonde surprise de Suzanne Nipper, M. Toots, après cette dernière observation, au lieu de partir comme une fusée, se mit à flâner dans le vestibule en riant de son gros rire.

— Peut-être que monsieur désirerait monter ? dit Suzanne.

— Oui, je songe que je voudrais bien monter, » dit Toots. Mais, au lieu de monter, l’effronté, lorsque la porte fut fermée, se précipita vers Suzanne, enlaça dans ses bras la jolie fille et l’embrassa sur la joue.

« Voulez-vous bien vous sauver, cria Suzanne, ou je vais vous arracher les yeux.

— Encore une fois, mademoiselle, dit Toots.

— Voulez-bien vous sauver, cria de nouveau Suzanne en le repoussant. Voyez, monsieur l’innocent qui s’en mêle ! Il n’y a plus d’enfants. Allons ! détalez. »

Il faut croire que Suzanne ne se croyait pas bien sérieusement en danger, car c’est à peine si elle pouvait parler, tant elle riait ; mais Diogène, qui était sur l’escalier, entendant un frôlement contre la muraille, avec des trépignements de pieds, et voyant à travers les barreaux de la rampe qu’on se disputait en bas et qu’un étranger s’était introduit dans la maison, Diogène prit la chose tout autrement, il descendit au secours de Suzanne et en un clin d’œil il happa les mollets de M. Toots.

Suzanne, criant et riant à la fois, ouvrit la porte de la rue et descendit les marches du perron ; Toots le téméraire chancela et dégringola dans la rue avec Diogène qui ne lâchait pas prise et qui mordait à belles dents sa culotte, comme si la maison Burgess et Cie était chargée de le nourrir et qu’elle eût voulu le régaler d’un bon morceau ce jour-là. Diogène tiraillé, secoué, jeté dans la boue, reprenait sa proie, tournait autour de Toots, tout étourdi, et renouvelait ses attaques : c’est ce tapage fait à la porte de M. Dombey qui frappa d’étonnement M. Carker et lui fit arrêter son cheval à quelque distance de l’imposante demeure.

Quand Diogène eut été rappelé et qu’on eut fermé la porte, M. Carker contempla Toots dans son infortune : le malheureux qui s’était réfugié sous la première porte cochère, pansait, avec un magnifique foulard, complément de son élégante toilette, la blessure faite à sa culotte par un roquet.

« Pardon, monsieur, dit Carker faisant avancer son cheval et souriant d’un air plein d’intérêt. J’espère que vous n’êtes pas blessé.

— Oh ! non ; merci, fit Toots en levant sa figure toute rouge ; ça ne fait rien. »

Pour un peu M. Toots serait même allé jusqu’à dire qu’il en était bien aise.

— Si par hasard les dents du chien avaient pénétré jusque dans le mollet de monsieur ? dit M. Carker en montrant en plein les siennes.

— Non, monsieur, merci bien, fit Toots : ce n’est rien du tout, je suis très-bien comme ça.

— J’ai le plaisir de connaître M. Dombey, dit Carker.

— Oui, vraiment, vous connaissez M. Dombey ? reprit Toots, rouge jusqu’aux oreilles.

— Et vous me permettrez peut-être, monsieur, en son absence (et là-dessus Carker ôta son chapeau), de vous présenter nos excuses pour cette mésaventure et de vous demander comment cela a pu vous arriver ? »

M. Toots, heureux de tant de politesse, et de la bonne chance qui se présente de faire connaissance avec un ami de M. Dombey, tire son carnet (car il ne laissait jamais échapper l’occasion de le mettre en évidence) et donne son nom et son adresse à M. Carker, qui répond à cette politesse en lui donnant aussi sa carte : sur ce, ils se séparent.

Pendant que M. Carker glisse doucement le long de la maison et regarde aux fenêtres pour apercevoir cette figure pensive qui, voilée par les rideaux, contemple les petits enfants de la maison d’en face, c’est la grosse tête de Diogène qui apparaît à la place : le chien, qui a les pattes sur les vitres, ne fait pas attention à la douce main qui le caresse ; il aboie, il gronde ; on dirait que d’en haut il veut s’élancer sur le gérant, le déchirer et le mettre en lambeaux.

Bravo, Diogène, tu fais bien de veiller sur ta jeune maîtresse. Hardi ! hardi ! ta tête est haute, tes yeux étincellent, ta gueule irritée se mord elle-même, ne pouvant le mordre, lui ! Hardi ! hardi ! pendant qu’il se glisse le long des maisons. Tu as bon nez Diogène ! Xi, xi… au chat, mon garçon, au chat !…