Doge et dogaresse - 3

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« Mon cher Tonino, dit la vieille, remets-toi, surmonte avec courage cette douleur insensée. Eh ! faut-il sitôt désespérer dans les chagrins d’amour ? Eh ! pour qui, plus que pour l’amoureux, s’épanouissent les fleurs dorées de l’espérance ! Sait-on le soir ce qu’amènera le matin ? Les illusions du rêve se transforment tout d’un coup en réalités vivantes : le château, dont les nuages recelaient la flottante image, surgit tout à coup sur terre splendide et éblouissant. Écoute, Tonino, tu ne crois pas à mes présages, mais mon petit doigt me l’a dit, et une autre voix encore : l’éclatante bannière de l’amour voltige sur les flots à ta rencontre. Patience, mon fils. Tonino ! — patience ! » C’est ainsi que la vieille cherchait à consoler le pauvre Antonio, et ses paroles résonnaient en effet à son oreille comme une musique joyeuse. Celui-ci décida qu’elle ne le quitterait plus. Et au lieu de la mendiante autrefois postée sur les marches de l’église des Franciscains, on voyait la gouvernante de signor Antonio, sous un costume décent de matrone, clopinant sur la place Saint-Marc, où elle venait acheter les vivres nécessaires au ménage.

Le jeudi gras était arrivé. Des fêtes plus brillantes que jamais devaient le célébrer. Au milieu de la piazetta de Saint-Marc on prépara un vaste échafaudage pour un feu d’artifice extraordinaire, et tel qu’on n’en avait point encore vu, de l’exécution d’un Grec versé dans cet art secret. Le soir venu, le vieux Falieri, accompagné de sa belle épouse, vint prendre place dans la galerie, se mirant dans l’éclat de sa grandeur et de sa félicité, et provoquant de ses regards rayonnants la surprise et l’admiration de chacun. Mais au moment de s’asseoir sur son trône, il aperçut Michel Steno, qui se tenait sur la galerie même, placé de manière à ne pouvoir perdre de vue la dogaresse et à attirer inévitablement son attention. Enflammé d’une violente colère et dans le transport de sa jalousie, Falieri commanda, d’une voix haute et impérieuse, qu’on fît sortir immédiatement Steno de la galerie. Celui-ci menaça d’un geste Falieri ; mais aussitôt des gardes s’approchèrent et il fut obligé de quitter la place, grinçant des dents de rage, et jurant de se venger avec les plus horribles imprécations.

Cependant Antonio, mis complètement hors de lui par l’aspect de sa chère Annunziata, s’était fait jour à travers la foule et marchait au hasard le cœur déchiré par mille angoisses, seul, et dans une obscurité profonde, sur le rivage de la mer. Il pensait s’il ne vaudrait pas mieux éteindre dans les flots glacés l’ardeur qui le dévorait, que de souffrir jusqu’à la mort la lente torture de son inconsolable infortune. Il s’en fallut de peu qu’il ne se précipitât dans la mer : il touchait déjà à la dernière marche qui y descendait, quand une voix lui cria d’une barque amarrée près de là : « Bien le bonsoir, messire Antonio ! » Au reflet des illuminations de la place, Antonio reconnut le joyeux Piétro, un de ses anciens camarades, qui était dans la barque avec une casaque neuve rayée, ornée de rubans de couleur, des plumes et du clinquant sur son beau bonnet, et un superbe bouquet de fleurs odoriférantes à la main. « Bonsoir, Piétro ! lui répondit Antonio, quel grand seigneur as-tu ce soir encore à conduire pour t’être fait si beau ? — Eh ! signor Antonio, répliqua Pietro en sautant dans la barque qui vacilla longtemps après, eh ! je gagne aujourd’hui les trois sequins : c’est moi qui fais l’ascension jusqu’au haut de la tour de Saint-Marc, et qui remets, en redescendant, ce bouquet à la belle dogaresse. — N’est-ce pas une entreprise à se casser le cou, camarade Pietro ? » demanda Antonio. — « Ma foi, répondit l’autre, c’est bien possible, et puis aujourd’hui ça passe à travers le feu d’artifice. Le Grec dit bien que tout est disposé de telle sorte que pas un cheveu ne risque d’être brûlé ; mais… » Pietro secoua la tête. Antonio était descendu dans la barque, et il s’aperçut alors seulement qu’ils étaient à côté de la machine, devant la corde attachée sous l’eau. D’autres cordes, qui faisaient mouvoir le mecanisme, se perdaient dans les ombres. « Écoute, Pietro, dit Antonio après un court silence, écoute, camarade, si tu pouvais ce soir gagner dix sequins, sans mettre ta vie en péril, n’aimerais-tu pas mieux cela ? — Eh, vraiment oui ! répondit Pietro en riant très fort. — Eh bien, reprit Antonio, prends ces dix sequins, change d’habits avec moi, et cède-moi ton rôle. Je monterai à ta place. Fais cela, mon bon camarade Pietro. » Pietro hocha la tête d’un air pensif, et pesant l’or dans sa main : « Vous êtes bien bon, dit-il, signor Antonio, de m’appeler toujours comme autrefois votre bon camarade, un pauvre diable tel que moi ; — et vous êtes plus généreux encore ! — Voilà de bon argent, sans doute ; mais, dam ! remettre en main propre le bouquet à la belle dogaresse, entendre d’aussi près sa petite voix douce… Ah ! c’est-là le vrai motif qui fait qu’on met sa vie en jeu. — Allons, puisque c’est vous, signor Antonio, j’y consens. » Tous deux jetèrent bien vite leurs habits bas. Antonio avait à peine eu le temps de se rhabiller, que Pietro s’écria : « Vite ! dans la machine ; le signal est déjà donné. »

En effet, au même instant, la mer resplendit du reflet de mille éclairs étincelants, l’air et le rivage retentirent du fracas de mille tonnerres qui grondaient en tourbillonnant. Antonio traversa avec la rapidité de l’ouragan les sifflements et le pétillement des flammes, jusqu’au faite de la tour, d’où il s’abattit immédiatement, sain et sauf, au niveau de la galerie, suspendu à deux pas de distance de la dogaresse.

Elle s’était levée et approchée. Antonio sentit son haleine caresser ses joues, — il lui présenta le bouquet ; mais, soudain au sein de cette extase de volupté céleste et indicible, la sensation poignante d’un amour sans espoir vint l’oppresser d’une étreinte brûlante. — Éperdu, enivré de désir, égaré par la douleur et le ravissement, il saisit la main de la dogaresse et s’écria avec l’accent déchirant d’un désespoir incurable : — « Annunziata ! » — Mais la machine, comme l’organe aveugle du destin lui-même, l’emporta jusqu’à la mer, où Pietro, qui l’attendait dans sa barque, le reçut entre ses bras défaillant et consterné.

Pendant ce temps tout était en mouvement et en désordre sur la galerie. Sur le siége du doge on avait trouvé un billet portant ces mots en dialecte vénitien :

Il dose Falier della bella muier :
I altri la gode e lui la mantien.

« Le doge Falieri à la belle femme : les autres en jouissent et lui l’entretient. »

Le vieux Falieri se mit dans une effroyable colère, et jura que l’auteur de cet injurieux outrage subirait un châtiment exemplaire. En jetant ses regards autour de lui, Michel Steno lui apparut, au bas de la galerie, dans l’endroit le plus brillamment éclairé ; soudain il commanda aux gardes de s’emparer de lui comme du coupable. D’unanimes réclamations s’élevèrent contre cet ordre, et le doge, en cédant aveuglément aux transports de sa colère effrénée, blessa ainsi le peuple et la seigneurie, celle-ci par l’atteinte portée à ses priviléges et celui-là par le trouble mis à la joie de la fête. Les patriciens désertèrent leurs places, et, seul, le vieux Marino Bodoeri parcourait les groupes du peuple, relevant chaudement la gravité de l’injure faite au chef de l’état, et cherchant à rejeter tout le mécontentement sur Michel Steno. Falieri ne s’était pas trompé ; Michel Steno en effet, quand il se vit expulsé de la galerie, était rentré chez lui pour tracer le billet offensant, qu’il avait attaché au siége ducal tandis que le feu d’artifice occupait tous les regards, après quoi il s’était éloigné sans être remarqué. Il avait réussi à diriger le trait vengeur avec assez de perfidie pour causer au doge et à la dogaresse l’affront le plus sensible. Du reste, il confessa tout sans détour et rejeta la faute entière sur le doge, qui l’avait offensé le premier. La seigneurie depuis longtemps était mécontente d’un chef qui, au lieu de remplir la juste attente de l’état, prouvait mieux chaque jour quelle triste métamorphose avait subie le cœur refroidi du vieillard épuisé. Son esprit guerrier et son ancienne hauteur pouvaient se comparer à ces feux d’artifice qui pétillent avec violence au moment de l’éruption, pour s’éteindre aussitôt et retomber en flocons noirs et en cendre morte. En outre, son alliance à une femme si belle et si jeune, hymen qu’on n’avait pas ignoré longtemps s’être conclu depuis son élection, et surtout sa jalousie ne faisaient plus paraître le vieux Falieri, dépouillé du caractère d’un héros belliqueux, que sous le masque d’un vecchio Pantalone5, et il était naturel que la seigneurie, au sein de laquelle fermentait ce levain d’irritation, fût portée à excuser la conduite de Michel Steno, plutôt qu’à venger l’amer grief de son chef suprême. Le conseil des dix renvoya l’affaire à celui des quarante, qui avait compté Michel parmi ses premiers membres. La sentence prononça que Michel Steno, déjà fort péniblement traité, serait assez puni de ses torts par un mois de bannissement. Cette décision ne fit qu’aigrir davantage, et à l’excés, le vieux Falieri contre la classe des patriciens qui, au lieu de défendre l’honneur de son chef, se contentait de réprimer les outrages qu’il avait reçus comme des fautes de la nature la plus vénielle.

Un seul rayon de bonheur qui luit dans un cœur amoureux l’éclaire ordinairement de ses reflets dorés durant des jours, des semaines et des mois entiers, qui se passent à jouir de rêves et d’extases célestes. Ainsi Antonio ne pouvait se remettre du trouble de son impression de volupté intime, et ce souvenir lui laissait à peine la faculté de respirer. — La vieille l’avait sévèrement grondé de son imprudence, et ne cessait de grommeler et de rabâcher sur l’inutilité de pareilles tentatives. Mais un jour elle rentra au logis en sautillant de cette façon étrange qui lui était familière lorsqu’elle paraissait tomber sous un charme inconnu ; puis, en ricanant sans accorder la moindre attention aux paroles et aux questions d’Antonio, elle alluma un peu de feu, mit dessus un petit poêlon où elle jeta toutes sortes d’ingrédients, et fit cuire une espèce d’onguent, qu’elle recueillit dans une petite boite et qu’elle s’empressa d’emporter tout en riant et en clopinant. Elle ne revint que fort tard dans la soirée, elle s’assit en toussant et en soufflant dans son fauteuil ; puis enfin, comme rendue à elle-même après une extrême fatigue : « Tonino, dit-elle, mon fils Tonino, d’où viens-je ? — voyons un peu si tu le devineras ; — d’où viens-je ? dis-moi d’où je viens ? » — Antonio la regardait fixement, saisi d’un singulier pressentiment. « Eh bien, dit la vieille, c’est d’auprès d’elle-même que je viens ; oui, d’auprès de ta colombe adorée, d’auprès de la charmante Annunziata !

— Veux-tu me rendre fou ? vieille, s’écria Antonio. — Eh quoi ! reprit la vieille, ne pensé-je pas toujours à toi, mon Tonino ! écoute : — Ce matin, j’étais à marchander des fruits sous les arcades du palais quand j’entendis parler dans la foule du malheur qui venait d’arriver à la belle dogaresse. Je m’informe, je questionne : Un grand gaillard, un garçon rustique et tout rouge, qui bâillait adossé à une colonne en mâchant des citrons, dit : ‹ Eh ! c’est à la main gauche, à son petit doigt : un petit scorpion qui a voulu faire l’essai de ses dents, et il est entré un peu de venin dans le sang. — Mon maître, le signor dottore Giovanni Basseggio, est chez elle à cette heure et lui aura sans doute déjà coupé le petit doigt avec la main. › Dans le moment où mon gaillard disait cela, un bruit énorme se fit sur le grand escalier, et un petit, tout petit bout d’homme, renvoyé, comme une quille, à coups de pieds par les gardes, roula du haut en bas des degrés jusqu’à nos pieds, en se lamentant et poussant des cris affreux. Le peuple s’attroupe, en riant aux éclats, autour du petit homme, qui se démenait et gigotait sans pouvoir parvenir à se relever ; mais soudain mon gaillard tout rouge accourt, ramasse son petit docteur, le prend dans ses bras toujours en criant à tue-tête, et se sauve avec lui en courant de toute la vitesse de ses jambes jusqu’au canal, où il monte dans une gondole et s’éloigne à grand renfort de rames. — J’avais bien jugé que si mon signor Basseggio voulait approcher le fer de la jolie petite main, le doge le ferait jeter par les escaliers. Mais j’avisai aussi plus loin. — Et vite, et vite à la maison. — Faire cuire l’onguent, — monter au palais ducal !… Me voilà donc sur le grand escalier, ma petite boite à la main. Le vieux Falieri descendait en ce moment, il me regarda d’un air sombre : Que vient faire ici cette vieille femme ? — Mais je fis aussitôt, de mon mieux, une humble révérence jusqu’à terre, et je dis que j’avais un petit reméde qui guérirait très promptement la belle dogaresse. En entendant cela le vieux doge fixa sur moi des yeux terribles et caressait sa barbe grise ; tout-à-coup il me prit par les deux épaules et me poussa sur l’escalier et dans les appartements si vivement, que je faillis à chaque pas tomber tout de mon long. — Ah, Tonino ! la charmante enfant était étendue sur les coussins, pâle comme la mort, soupirant et gémissant d’une voix tendrement plaintive : ‹ Ah ! je suis certainement déjà empoisonnée dans tous les membres. › — Mais je m’approchai toute de suite d’elle et j’ôtai l’emplâtre ridicule du stupide docteur. Ô bon Dieu ! la charmante petite main ! — rouge, enflée. — Peu à peu mon onguent rafraîchit, soulagea. ‹ Mais cela me fait du bien, beaucoup de bien, dit la colombe malade. › Aussitôt Marino, transporté de joie, s’écria : mille sequins pour toi, vieille ! si tu me sauves la dogaresse. Puis il sortit de la chambre. Il y avait trois heures que j’étais assise auprès d’elle, sa petite main dans la mienne, la caressant et la soignant, quand la chère enfant se réveilla de l’assoupissement où elle était tombée, et déclara ne plus ressentir de mal. Après que j’eus appliqué une nouvelle compresse, elle me regarda d’un œil brillant de plaisir. Je lui dis alors : Ah ! gracieuse dogaresse, vous aussi avez une fois sauvé un enfant endormi, en tuant une petite couleuvre prête à lui faire une piqûre mortelle. — Tonino ! que n’as-tu pu voir alors son visage pâle se colorer subitement comme éclairé d’un rayon du soleil couchant, — et de ses yeux jaillir une ardente étincelle. — ‹ Ah ! bonne vieille, dit-elle, j’étais bien jeune encore, oui, à la maison de campagne de mon père… Quel joli et doux enfant ! — ah ! je pense bien souvent à lui. — Il me semble que depuis ce temps il ne m’est plus rien arrivé d’heureux. › Alors je parlai de toi, je lui dis que tu étais à Venise, que cette rencontre avait rempli ton cœur d’un amour et d’un ravissement qui ne t’avaient point quitté, — que pour jouir encore une fois de la vue céleste de l’ange auquel tu devais la vie, tu t’avais risquée dans l’ascension périlleuse du jeudi gras, que c’était toi qui avais remis le bouquet de fleurs entre ses mains ! — Alors, Tonino ! alors, elle s’écria avec délire : ‹ Je l’ai deviné, je l’ai senti, lorsqu’il pressa ma main sur ses lèvres, lorsqu’il prononça mon nom. Ah ! je ne savais ce que j’éprouvais jusqu’au fond de l’âme : du plaisir sans doute, mais en même temps une amère douleur. — Amène-le moi : le cher enfant ! › » — À ces mots de la vieille, Antonio tomba à genoux et s’écria avec transport : « Dieu du ciel ! préserve mes jours de toute catastrophe funeste, au moins jusqu’à ce que je l’aie vue, jusqu’à ce que je l’aie pressée sur mon cœur. » Il voulait que la vieille le conduisit au palais dès le lendemain ; mais elle s’y refusa tout net, attendu que le vieux Falieri se faisait une règle de visiter sa femme malade presque d’heure en heure.

Plusieurs jours s’étaient écoulés, la dogaresse avait été complètement guérie par la vieille ; mais il était encore impossible de conduire Antonio près d’elle. La vieille consolait de son mieux l’amoureux impatient en continuant à lui raconter ce qu’elle disait avec la belle Annunziala de lui, d’Antonio qu’elle avait sauvé, et qui l’aimait si ardemment. Mais lui, tourmenté par l’angoisse du désir, le supplice de l’attente, courait sans cesse en gondole ou sur les places, et ses pas le ramenaient toujours involontairement au palais ducal.

Derrière le palais, près du pont que la prison avoisine, Pietro se tenait appuyé sur un bel aviron ; on voyait sur le canal, amarrée à un pilier, se balancer une gondole petite, mais recouverte d’une tente élégante richement sculptée, et surmontée du pavillon vénitien. C’était presque une image en miniature du Bucentaure. Pietro n’eut pas plus tôt aperçu son ancien camarade, qu’il lui cria à haute voix : « Je suis votre serviteur, signor Antonio, je suis heureux de vous voir, ah ! vos sequins m’ont porté bonheur. » Antonio lui demanda quel heureux sort l’avait favorisé, sans faire trêve à sa distraction ; il apprit néanmoins que Pietro conduisait presque tous les soirs le doge et la dogaresse à la Giudecca, où Falieri possédait une jolie maison tout près de San-Giorgio-Maggiore. Antonio regarda Pietro en face, puis il s’écria : « Camarade, tu peux gagner dix sequins et davantage si tu veux : laisse-moi prendre ta place, je conduirai le doge. » Pietro répondit que cela était impossible, parce que le doge le connaissait et ne voulait se confier qu’à lui seul. Cependant Antonio, insistant avec l’emportement furieux qu’excitait en lui le tourment d’amour qui le possédait, et jurant comme un insensé qu’il sauterait sur la gondole et le précipiterait dans la mer, Pietro s’écria en riant : « Ah ! signor Antonio, signor Antonio ! c’est ainsi que vous vous êtes laissé éblouir par les beaux yeux de la dogaresse ! » Et il consentit enfin à ce qu’Antonio l’accompagnât comme son aide-rameur, ajoutant qu’il prétexterait la pesanteur de l’embarcation ou bien un mal-aise passager pour s’excuser près du vieux Falieri, qui, d’ailleurs, ne trouvait jamais la course de la gondole assez rapide. Antonio courut faire ses préparatifs, et il était à peine de retour auprès du pont, avec un méchant costume de batelier, le visage barbouillé et une paire de longues moustaches appliquée sur les lèvres, que le doge descendit avec la dogaresse, tous deux richement et magnifiquement vêtus. « Quel est cet homme étranger ? » dit le doge à Pietro d’un air irrité ; et ce ne fut que sur les protestations les plus sacrées, que celui-ci, prétendant qu’il ne pouvait se passer d’un aide pour cette fois, obtint du vieillard la permission de se faire assister d’Antonio pour conduire la gondole.

Il arrive ordinairement que l’esprit, lorsqu’il est au comble du bonheur et du ravissement, parvient à se contraindre, fortifié par sa propre exaltation, et sait réprimer, s’il le faut, l’excès d’une ardeur qui demande à éclater. C’est ainsi qu’Antonio trouva la force de dissimuler son brûlant amour, quoiqu’il fût si près d’Annunziata, qu’il touchait presque le bord de sa robe ; mais il n’en maniait pas moins l’aviron d’un bras vigoureux, et, dans la crainte de quelque tentation plus imprudente, il se hasardait à peine à regarder son idole de temps en temps et à la dérobée. Le vieux Falieri souriait, il baisait et caressait les petites mains blanches de la charmante Annunziata, il entourait de son bras sa taille gracieuse. Arrivé au milieu du bassin, d’où l’on voyait se déployer, au-dessus des flots, la place Saint-Marc, et la superbe Venise avec ses mille palais et ses tours altières, le vieux Falieri releva la tête et dit en promenant autour de lui des regards orgueilleux : « Dis, ma bien-aimée, n’est-il pas beau de voguer sur la mer avec le seigneur, avec l’époux de la mer ? — Oui, ma belle, va, ne sois point jalouse de cette fiancée qui nous porte humblement sur son dos. Écoute ce doux clapotement des vagues, ne sont-ce pas-là des paroles d’amour qu’elle chuchotte à l’époux qui la domine ? — Oui, oui, chère enfant, tu portes au doigt mon anneau nuptial, mais cette autre épouse conserve là-bas, dans la profondeur de son sein, l’anneau que je lui ai jeté le jour de nos fiançailles.

— Ah ! mon royal maître, dit Annunziata, comment donc as-tu pris pour épouse cette onde perfide et glacée ? je frémis en songeant au lien qui t’enchaîne à cet orgueilleux et despotique élément. » Le vieux Falieri se prit à rire si fort que sa barbe et son menton en tremblèrent. « Que cela ne t’affecte pas, dit-il, ma colombe, on repose bien mieux dans tes bras doux et chauds, que sur le sein humide de cette froide épouse. » Au moment où le doge prononçait ces mots, une musique éloignée commença à se faire entendre, et l’on distingua les sons d’une douce voix d’homme, chantant ces vers qui glissaient sur les flots :

Ah ! senza amare
Andare sul mare
Col sposo del mare
Non può consolare.

D’autres voix se joignirent à la première, et l’on entendit ces paroles répétées dans des modes différents, jusqu’à ce que l’écho mourant des derniers accords se confondit avec le souffle du vent.

Le vieux Falieri semblait ne prêter au chant aucune attention, et il se mit à raconter très longuement à la dogaresse le but et l’origine de la cérémonie du jour de l’Ascension, où le doge se marie avec la mer, en jetant un anneau dans ses vagues du haut du Bucentaure. Il parla des victoires de la république, il dit comment l’Istrie et la Dalmatie avaient été conquises sous le gouvernement de Pietro Urseolus second, et comment cette conquête avait donné lieu à la fondation de cet usage. Mais si le vieille Falieri ne fit nulle attention au chant lointain, en revanche, sa narration fut complètement perdue pour la dogaresse. Elle était là, entièrement préoccupée des sons harmonieux qui planaient sur la mer. Quand le chant ne parvint plus à son oreille, elle tint ses regards fixés devant elle d’une manière étrange, comme quelqu’un qui se réveille d’un sommeil profond et qui cherche à comprendre les vagues révélations d’un songe. « Senza amare ! — senza amare ! non può consolare, » répétait-elle tout bas, et des larmes brillaient comme des perles limpides dans ses yeux célestes, et des soupirs s’échappaient de son sein que soulevait une émotion inconnue. Toujours gai et souriant, et poursuivant ses récits, le doge monta suivi de la dogaresse sur la terrasse devant sa maison, voisine de San-Giorgio-Maggiore, et il ne s’aperçut pas qu’Annunziata, comme pénétrée d’un sentiment étrange et mystérieux, était sans voix, le regard humide de pleurs tourné à l’horizon, et se tenant à ses côtés comme sous l’oppression d’un rêve. — Un jeune homme vêtu en marin sonna d’une trompe en forme de coquillage dont le son se prolongea sur la mer. À ce signal on vit s’avancer une autre gondole. En même temps, une femme et un homme portant un parasol, s’étaient approchés pour accompagner le doge et la dogaresse, qui se dirigèrent vers le palais. L’autre gondole aborda, Marino Bodoeri en sortit avec beaucoup de monde, parmi lequel se trouvaient des marchands, des artistes, et même des gens de la dernière classe du peuple ; tous suivirent le doge au palais.

Antonio pouvait à peine attendre la fin du jour suivant, espérant qu’il recevrait de sa chère Annunziata un favorable message. Enfin la vieille arriva en clopinant, s’assit toute essoufflée dans le fauteuil, frappa dans ses mains décharnées et osseuses, et s’écria : — « Tonino ! ah ! Tonino, qu’est-il donc arrivé à notre pauvre colombe ? — En entrant aujourd’hui je la vois étendue sur les coussins, les yeux à demi-fermés, sa petite tête appuyée sur son bras, ne dormant ni ne veillant, ni malade ni bien portante ; je m’approchai d’elle : Ah ! ma gracieuse dame et dogaresse, lui dis-je, que vous est-il donc arrivé de fâcheux ? votre blessure, à peine guérie, vous causerait-elle quelque douleur ? — Mais elle me regarde avec des yeux… Tonino ! comme elle n’avait jamais fait, et à peine eus-je entrevu ces humides rayons de la lune, qu’ils se dérobèrent sous ses cils soyeux comme derrière un nuage obscur. Alors elle soupira du plus profond de sa poitrine, et, tournant contre le mur son charmant et pâle visage, elle murmura doucement, tout doucement ; mais d’un ton si déchirant que le cœur m’en saigne : Amare, amare ! ah ! senza amare !… Je vais prendre une chaise basse, je m’asseois auprès d’elle et je commence à parler de toi. — Aussitôt elle se cache sous les coussins ; sa respiration, de plus en plus pressée, se change en sanglots… Je lui dis enfin ouvertement que tu étais déguisé dans sa gondole, et que, sans plus tarder, j’allais t’amener devant elle, peignant l’amour et l’ardeur qui te consument. Mais tout-â-coup elle s’est levée vivement sur son séant et s’est écriée avec énergie, tandis que des larmes brûlantes tombaient de ses y eux par torrents : Au nom du Christ, au nom de tous les saints ! Non, — non ! — je ne puis le voir. Bonne femme, je t’en supplie, dis-lui qu’il ne doit jamais, jamais plus approcher de moi… Jamais, entends-tu ? dis-lui qu’il faut qu’il parte de Venise, qu’il parte au plus tôt. — Alors je l’interromps en lui disant : Mon pauvre Tonino ! il faut donc qu’il meure ?… Elle retombe à ces mots comme saisie de la souffrance la plus aiguë, et dit en sanglotant d’une voix étouffée par les larmes : Ne dois-je pas aussi mourir de la mort la plus affreuse ?… En ce moment le vieux Falieri entra dans la chambre et sur son signe il fallut me retirer.

— Elle m’a donc repoussé ! s’écria Antonio dans le plus grand désespoir, fuyons, oh ! fuyons : que la mer… » La vieille se mit à rire et à ricaner à sa manière, et lui dit : « Ô simple enfant ! n’es-tu donc pas aimé de la charmante Annunziata avec toute l’ardeur, tout le délire d’amour qui jamais se soient emparé d’un cœur de femme ? — Simple petit enfant, demain, à l’obscurité de la nuit, glisse-toi dans le palais ducal. Tu me trouveras dans la seconde galerie à droite du grand escalier ; et puis, — nous verrons ce qui restera à faire. »

Lorsque le lendemain au soir, Antonio, tremblant de désir, se glissa sur le grand escalier du palais, il lui vint subitement l’idée qu’il allait commettre un crime horrible. Dans son trouble il pouvait à peine gravir les degrés, hésitant et chancelant. Il fut obligé de s’appuyer contre une colonne à deux pas de la galerie indiquée. Tout-à-coup un éclat de flambeaux jaillit autour de lui, et, avant qu’il pût quitter sa place, le vieux Bodoeri se trouva devant lui accompagné de quelques serviteurs munis de torches. Bodoeri examina attentivement le jeune homme, puis il dit : « Ah ! tu es Antonio, on t’a mandé ici, je le sais : suis-moi. » — Antonio, convaincu que ses intelligences avec la dogaresse étaient découvertes, n’obéit pas sans frayeur. Quel fut son étonnement quand, après être arrivé dans une pièce écartée, Bodoeri l’embrassa et parla du poste important qui lui avait été confié et qu’il devait cette nuit même défendre avec courage et résolution. Sa surprise se changea en anxiété et en terreur, lorsqu’il apprit que depuis long-temps se tramait contre la seigneurie une conspiration dont le chef était le doge lui-même, et que cette nuit même, d’après la résolution prise à la Giudecca dans la maison de Falieri, la seigneurie devait être renversée et Marino Falieri être proclamé duc souverain de Venise. Antonio regardait Bodoeri dans un profond silence. Celui-ci prit ce silence pour un refus de prendre part à l’exécution du terrible complot, et il s’écria courroucé : « Lâche ! fou ! tu ne sortiras plus du palais à présent, il te faut mourir ou prendre avec nous les armes. Mais parle d’abord à cet homme ! »

Du fond obscur de la chambre s’avançait une fière et noble figure. Dès qu’Antonio eut envisagé cet homme, dont il ne put distinguer et reconnaître les traits qu’à la lueur rapprochée des flambeaux, il tomba à genoux et s’écria, tout hors de lui, à cette apparition inattendue : « Ô seigneur souverain des cieux ! mon père Bertuccio Nenolo, mon cher protecteur ! » — Nenolo releva le jeune homme, le serra dans ses bras, puis il dit d’une voix douce : « Oui, je suis bien Bertuccio Nenolo, que toi aussi tu as cru sans doute enseveli au fond de la mer, et qui vient d’échapper tout récemment à l’étroite captivité où me tenait le farouche Morbassan ; Bertuccio Nenolo qui te recueillit et qui ne pouvait prévoir que les stupides serviteurs, envoyés par Bodoeri pour prendre possession de cette maison de campagne qu’il avait achetée, t’en chasseraient sans pitié. — Jeune homme aveuglé ! quoi ! tu hésites à prendre les armes contre une caste tyrannique dont la cruauté t’a ravi ton propre père ? — Oui ! va dans la cour du fontego, c’est le sang de ton père dont les dalles du pavé ont gardé les taches encore visibles. Quand la seigneurie loua aux marchands allemands les magasins que tu connais sous le nom de fontego, il fut défendu à tous ceux à qui l’on accordait des chambres d’en garder les clefs avec eux durant leurs voyages. Ils étaient obligés à les laisser chez le fondegaro. Ton père avait contrevenu à cette loi, et avait déjà encouru une sévère punition. Mais lorsqu’enfin les chambres de son dépôt furent ouvertes à son retour, il se trouva parmi ses marchandises une caisse de fausse monnaie de Venise. Ce fut en vain qu’il protesta de son innocence. Sans aucun doute, quelque traître infernal, peut-être le fondegaro lui-même, avait introduit la caisse pour consommer la ruine de ton père. Dans le seul fait de cette découverte, les juges inexorables trouvèrent une preuve suffisante contre lui, et le condamnèrent à mort ! — C’est dans la cour du fontego qu’il fui exécuté. — Tu ne vivrais plus toi-même sans la fidéle Margareta qui te sauva. — Moi, l’ami le plus intime de ton père, je te recueillis, et pour t’empêcher de te trahir toi-même vis-à-vis des agents de la seigneurie, on te cacha le nom de ta famille. Mais maintenant, maintenant Antoine Dalburger ! — le temps est venu, prends les armes, et venge sur les chefs de la seigneurie la mort inique de ton père. »

Antonio, animé de l’instinct de la vengeance, jura fidélité aux conjurés et répondit d’un courage à toute épreuve.

On sait que l’injure essuyée par Bertuccio Nenolo de la part du directeur des armements maritimes, Dandolo, qui dans une dispute l’avait frappé au visage, le décida à se liguer avec son gendre ambitieux contre la seigneurie. Nenolo et Bodoeri souhaitaient tous les deux que Falieri parvint au pouvoir absolu, pour partager sa fortune. — On devait, d’après le plan des conjurés, répandre la nouvelle que la flotte génoise était dans les lagunes ; puis dans la nuit sonner la grande cloche de Saint-Marc, et appeler la ville à une défense imaginaire. À ce signal les conjurés, dont le nombre était considérable et disséminé dans toute la ville, devaient occuper la place Saint-Marc, s’emparer des postes principaux, égorger les chefs de la seigneurie et proclamer le doge duc suprême de Venise. Mais le ciel ne permit pas que ce complot meurtrier réussit et que l’antique constitution de l’état fût renversée dans la poussière pour céder la place à l’ambition effrénée de l’arrogant Falieri. Les assemblées dans sa maison de la Giudecca n’avaient pas échappé à la surveillance du Conseil des Dix ; mais il avait été impossible d’avoir à ce sujet aucune information précise. Cependant, l’un des conjurés, un marchand pelletier de Pise, nommé Bentian, se sentit touché de remords ; il voulait sauver du massacre son ami et parrain, Nicolò Leoni, qui siégeait au Conseil des Dix. Vers le soir il se rendit chez lui et le supplia de ne pas quitter sa maison de la nuit quelque chose qui se passât. Leoni, concevant des soupçons, retint de force le marchand pelletier, et, à force d’instances, apprit tout le complot. De concert avec Giovanni Gradenigo et Mario Cornaro, il convoqua sur-le-champ le Conseil des Dix à San-Salvator ; et de là, l’on prit, en moins de trois heures, des mesures propres à paralyser toutes les entreprises des conjurés dès leur manifestation.

Antonio avait été chargé de se rendre avec une bande à la tour de Saint-Marc et de faire sonner les cloches. En arrivant, il trouva la tour occupée en force par des troupes de l’arsenal, qui, à son approche, se précipitèrent sur lui la hallebarde baissée. Saisis d’une terreur subite, ses hommes s’enfuirent à la débandade, et lui-même s’échappa protégé par l’obscurité. Il entendit derrière lui les pas d’un homme qui le poursuivait, et bientôt il se sentit appréhendé. Son bras allait le délivrer de cet assaillant, quand à une lueur fortuite il reconnut Pietro. « Sauve-toi, s’écria celui-ci, sauve-toi, Antonio ! dans ma gondole ! — Trahison ! tout est perdu — Bodoeri, Nenolo sont au pouvoir de la seigneurie ; les portes du palais ducal sont fermées ; le doge est enfermé dans sa chambre, gardé comme un criminel par ses propres gardes parjures. Sauve-toi, sauve-toi ! »

Antonio, presque privé de sentiment, se laissa conduire dans la gondole.

— Des voix sourdes, — un cliquetis d’armes, — des cris d’angoisse isolés… ; puis tout rentra dans un silence morne et absolu au sein des ténèbres de la nuit. Le lendemain matin, le peuple oppressé d’un mortel effroi fut témoin d’un spectacle capable de glacer le sang dans les veines. Le Conseil des Dix avait, dans la nuit même, fait exécuter la sentence de mort contre les chefs des conjurés qui avaient été pris. On exposa leurs corps étranglés sur la galerie de la piazetta, à côté du palais, là où le doge assistait ordinairement aux cérémonies ; — là, grand Dieu ! où Antonio était descendu aux pieds de la charmante Annunziata, et où elle avait reçu de ses mains le bouquet de fleurs du jeudi gras.

Parmi les cadavres étaient ceux de Marino Bodoeri et de Bertuccio Nenolo. Deux jours aprés, le vieux Marino Falieri, condamné par le Conseil des Dix, eut la tête tranchée sur l’escalier du palais nommé l’escalier des géants.

Antonio avait erré à l’aventure comme un homme privé de raison ; personne ne l’arrêta, car personne ne savait qu’il eût pris part à la conjuration. Lorsqu’il vit tomber la tète grise du vieux Falieri, il sortit comme d’un rêve de mort lourd et oppressant. — En jetant un cri d’horreur et de malédiction, et en appelant Annunziata ! il se précipita dans les galeries du palais. Personne ne songea à l’arrêter, les gardes le virent passer sans rien dire, encore stupéfaits de l’horrible catastrophe. La vieille parut alors à sa rencontre clopinant, pleurant et gémissant ; elle le prit par la main, et quelques pas plus loin, ils entrèrent dans la chambre d’Annunziata. La pauvre jeune femme était sans connaissance sur les coussins. Antonio se jeta à ses pieds, il couvrit ses mains de baisers brûlants, il lui prodiguait les noms les plus doux et les plus tendres. Enfin elle ouvrit lentement ses yeux célestes, elle aperçut Antonio. — D’abord elle sembla recueillir ses souvenirs, mais tout d’un coup elle se leva, l’enlaça dans ses bras, le pressa contre son sein, l’inonda de ses larmes brûlantes, couvrit ses joues, ses lèvres d’ardents baisers. — « Antonio ! — mon Antonio ! je t’aime d’un amour inexprimable. — Oui, il y a encore une providence ! — Qu’est-ce que la mort d’un oncle, d’un père, d’un époux, devant le bonheur d’être aimé de toi ! — Ô fuyons… cette sanglante cité de la mort. » — Ainsi parlait Annunziata, en proie, à la fois, à la plus déchirante douleur et à l’amour le plus passionné. À travers leurs larmes et des baisers sans nombre, les deux amants se juraient une constance éternelle. Ils oubliaient les affreux événements de ces jours funestes : d’un regard oublieux de la terre, ils contemplaient ce ciel pur que la révélation de l’amour leur avait ouvert.

La vieille conseillait de fuir à Chiozza6. Antonio voulait ensuite prendre une route inverse et gagner par terre son pays natal. L’ami Pietro lui procura une petite embarcation, qui fut amenée près du pont sur le derrière du palais. La nuit venue, Annunziata, soigneusement voilée, se glissa dehors du palais avec son amant et la vieille Margareta, qui portait dans son capuchon les cassettes des joyaux. — Ils parvinrent au pont sans étre remarqués et montèrent dans la barque. Antonio saisit l’aviron et l’on s’éloigna rapidement. — Comme une joyeuse messagère d’amour, la clarté de la lune dansait au devant d’eux sur la cime des vagues.

Ils étaient arrivés en pleine mer ; l’air commença alors à frémir de mugissements et de sifflements étranges. Des ombres noires se déroulèrent et cachèrent, sous leur voile sombre, l’aspect de la lune. La clarté dansante, la joyeuse messagère d’amour se perdit dans la profondeur des ténèbres qu’agitaient les sourds roulements de la foudre. La tempête éclata et dispersa avec fureur les masses compactes de nuages. Le frêle esquif était à chaque seconde lancé en haut et en bas. — « Seigneur du ciel, cria la vieille, viens à notre aide ! »

Pour Antonio, n’étant plus maître de l’aviron, il entoura de ses bras sa chère Annunziata, qui, ranimée par ses baisers brûlants, le serra contre son cœur avec l’ivresse de l’amour le plus délirant. — « Ô mon Antonio ! — Ô mon Annunziata ! » — s’écriaient-ils, ne songeant plus à la tempête dont la violence augmentait toujours… Alors la mer, la veuve jalouse du doge décapité, souleva ses vagues bouillonnantes comme des bras gigantesques, elle étreignit les deux amants, et les engloutit avec la vieille dans ses abimes sans fond.

Lorsque l’homme au manteau eût ainsi achevé sa narration, il se leva subitement et quitta la chambre à pas précipités. Les deux amis le regardèrent s’éloigner, en silence et tout interdits ; puis ils se mirent de nouveau à contempler le tableau. Le vieux doge leur souriait encore avec son luxe arrogant et sa vanité ridicule. Mais en regardant plus attentivement la dogaresse, ils aperçurent qu’une douleur secrète et indéfinissable voilait son front de lys de légers nuages ; ils virent de vagues et langoureuses rêveries d’amour jaillir sous ses cils d’ébène et voltiger au bord de ses lèvres veloutées. — À l’horizon des vagues, du sein des nuées vaporeuses qui enveloppaient San-Marco, un génie fatal paraissait dicter des présages de ruine et de mort. — La profonde signification de ce ravissant tableau se révéla à leur esprit ; mais, chaque fois qu’ils y jetaient les yeux, l’histoire des tristes amours d’Annunziata et d’Antonio leur revenait également à la mémoire, et les pénétrait, jusqu’au fond de l’âme, d’une mélancolique émotion.




NOTES DU TRADUCTEUR

5. Vecchio Pantalone : Un vieux Pantalon, personnage ridicule des anciennes comédies.

6. Chiozza, port sur la frontière de l’état vénitien.


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