E. T. A. HoffmannContes

Doge et dogaresse
1818



DOGE ET DOGARESSE
Traduit par Henry Egmont

LE DOGE ET LA DOGARESSE.

Séparateur


Doge et dogaresse, ainsi était mentionné, dans le catalogue des ouvrages de peinture que l’Académie des Beaux-Arts de Berlin exposa, au mois de septembre 1816, un tableau du brave et habile C. Kolbe, membre de ladite Académie, ouvrage empreint d’un charme tellement surprenant, qu’il était difficile de trouver place devant lui, pour le voir à l’aise. — Un doge magnifiquement vêtu s’avance sur une terrasse, la dogaresse aussi en riche toilette est à ses côtés ; lui, vieillard à la barbe grise : sur son visage bruni et vivement coloré, des traits singulièrement contrastés peignent les uns la vigueur, d’autres la faiblesse, ici la bonté même, et là l’orgueil et l’arrogance ; elle, jeune femme pleine d’une tristesse langoureuse dans sa tenue, dans son regard d’où s’échappe un désir rêveur ; derrière eux, une femme âgée et un serviteur tenant un parasol ouvert. Sur le côté, près de la balustrade, un jeune homme souffle dans une trompe modelée en coquillage, et sur la mer, devant la terrasse, est une gondole somptueusement décorée, ornée d’un pavillon aux armes de Venise et occupée par deux rameurs. Dans le fond s’étend la mer couverte de mille voiles, et l’on voit les tours et les palais de la splendide Venise qui surgissent des flots. À gauche on distingue San-Marco, à droite, et plus rapproché, San-Giorgio-Maggiore. Sur le cadre doré du tableau sont gravés ces mots :

Ah senza amare
Andare sul mare
Col sposo del mare
Non può consolare.

Suivre sur la mer
L’époux de la mer
Las ! ne peut charmer
Cœur privé d’aimer.

Devant ce tableau il s’éleva un jour une discussion frivole pour savoir si le peintre avait voulu représenter des personnages historiques, ou bien s’il n’avait songé à faire de l’art que pour l’art, c’est-à-dire, à figurer, comme l’indiquaient suffisamment les vers ci-dessus, la situation d’un homme âgé et presque éteint qui, malgré toutes les satisfactions et les splendeurs imaginables, ne peut apaiser l’inquiétude et les désirs d’un cœur avide. Las de bavarder, les interlocuteurs quittèrent la place l’un aprés l’autre, et il ne resta plus devant le tableau que deux zélés amateurs du noble art de la peinture.

« Je ne sais pas, dit l’un, comment l’on peut ainsi corrompre sa propre jouissance avec ces éternels commentaires. Sans m’embarrasser de deviner le trait positif de la vie de ce doge qu’a reproduit l’artiste, cet éclat de richesse et de puissance qui domine l’ensemble me saisit d’une émotion vague et indéfinissable. Vois ce pavillon, qui porte le lion ailé, comme il se déploie dans l’air, emblème vivant de l’empire du monde. — Ô superbe Venise ! » Il se mit à répéter l’énigme de Turandot sur le lion adriatique : « Dinimi qual sia quella terribil fera, etc. » À peine eut-il fini, qu’une voix sonore fit entendre la solution de Calaf : « Tu quadrupede fera, etc1. »

À l’insu des deux amis un homme d’un aspect noble et imposant s’était approché d’eux, un manteau gris pittoresquement jeté sur l’épaule, et contemplant le tableau avec des yeux étincelants. — On lia conversation, et l’étranger dit d’un ton presque solennel : « C’est un mystérieux phénomène en effet. Tel artiste rêve un tableau dont les figures, d’abord insaisissables comme des vapeurs flottant dans l’espace, semblent n’adopter une forme, un caractère, qu’au gré de son esprit, et n’avoir de patrie que dans son imagination, et puis il arrive que ce tableau réalisé, se liant soudain au passé et même à l’avenir, est l’image exacte d’un fait accompli ou qui se produira plus tard. Peut-être Kolbe lui-même ignore-t-il que les personnages qu’il a peints sur cette toile ne sont autres que le doge Marino Falieri et son épouse Annunziata. » — L’étranger se tut, mais les deux amis le pressèrent de leur donner l’éclaircissement de cette énigme, ainsi qu’il avait fourni l’explication de celle du lion adriatique.

Il dit alors : « Si vous avez de la patience, mes chers Messieurs, je vais sur-le-champ, avec l’histoire de Falieri, vous donner la clef de ce tableau ; mais avez- vous beaucoup de patience ? Je serai fort prolixe, car je n’aime pas parler autrement de choses qui sont aussi vivantes devant mes yeux que si j’en avais été moi-même témoin. C’est d’ailleurs, pour ainsi dire, le cas en cette circonstance. Car tout historien, et je vais l’être en ce moment, c’est, en vérité, un spectre qui raconterait les événements passés2. »

Les deux amis entrèrent avec l’étranger dans une chambre écartée, où, sans autre préambule, il commença de la manière suivante :

C’était il y a bien longtemps, et, si je ne me trompe, dans le mois d’août de l’année 1354, à l’époque où le vaillant général génois, Paganino Doria, aprés avoir rudement battu les Vénitiens, venait de prendre d’assaut leur ville de Parenzo. Dans le golfe, en vue de Venise, ses galères bien armées croisaient alors en tout sens, comme des bêtes de proie affamées qui, dans leur avide transport, vont et viennent épiant de quel côté la proie est plus facile à saisir, et un effroi mortel se répandit à Venise parmi le peuple et les patriciens. Toute la population mâle, tout homme à qui il restait l’usage de ses bras, se munit d’une arme ou d’un aviron. On rassembla les troupes dans le port de San-Nicolò. Des navires, des arbres furent coulés à fond, et des chaines doubles tendues, afin d’empêcher l’abord de l’ennemi. Pendant qu’ici résonnaient le fracas des armes entassées et le sourd retentissement des blocs massifs qu’on amoncelait sous les vagues jaillissantes, on voyait sur le Rialto3 les agents de la seigneurie, essuyant la sueur froide de leur front, le visage pâle et consterné, s’épuiser à offrir intérêts sur intérêts pour obtenir de l’argent comptant, car c’était encore ce qui manquait à la république menacée. Bien plus, il était écrit dans les décrets impénétrables de la volonté éternelle, que, dans ce moment même d’anxiété et d’angoisse, le troupeau en détresse serait privé de son fidèle pasteur. Le doge, Andrea Dandolo, mourut accablé du poids des malheurs publics, lui que le peuple appelait son cher petit comte (il caro contino), à cause de son caractère constamment bon et aimable, et parce qu’il ne traversait jamais la place Saint-Marc, sans avoir, au service de quiconque avait besoin d’argent ou de bons conseils, des consolations à la bouche pour l’un, et pour l’autre des sequins dans la poche. — Or, comme d’aprés l’ordre naturel des choses, tel coup, qui serait à peine sensible dans les circonstances ordinaires, frappe d’une affliction doublement douloureuse ceux qu’a découragés l’infortune, le peuple parut tout-à-fait dans le délire du chagrin et du désespoir, quand les cloches de Saint-Marc annoncèrent ce décès par des tintements sourds et lugubres. Leur appui, leur dernière ressource étaient perdus, il ne restait qu’à courber la tête sous le joug génois : telles étaient les lamentations des Vénitiens ; et pourtant la mort de Dandolo ne devait pas, à la rigueur, paraître aussi préjudiciable, sous le rapport des opérations militaires de première obligation en ce moment ; car le bon petit comte affectionnait surtout la paix et la tranquillité, il préférait le merveilleux spectacle des observations astronomiques aux arides travaux de la politique, et s’entendait mieux à régler l’ordre d’une procession à la sainte fête de Pâques, qu’à diriger une armée.

Il s’agissait donc d’élire un doge qui, doué à la fois des qualités solides d’un habile administrateur et de celles d’un valeureux général, pût sauver la république, ébranlée jusque dans ses fondements, de l’atteinte menaçante d’un ennemi de jour en jour plus entreprenant. Les sénateurs s’assemblèrent, mais ne s’offrirent que des visages soucieux, des regards mornes, des têtes penchées que leurs mains avaient peine à soutenir. Où trouver un homme qui fût capable, en ces conjonctures, de raffermir le gouvernail ébranlé et de le diriger d’une main sûre ? Le plus âgé des membres du conseil, nommé Marino Bodoeri, éleva enfin la voix. « Ce n’est pas ici, ni hors de cette enceinte, ni parmi nous que vous le trouverez, dit-il ; mais que vos regards tournés vers Avignon s’arrêtent sur Marino Falieri, que nous y avons envoyé pour féliciter le pape Innocent sur son avènement. Il peut, lui, s’employer aujourd’hui plus utilement pour nous ; il peut, lui, s’il est nommé doge, réparer tous nos malheurs. On objectera peut-être que Marino Falieri a déjà quatre-vingts ans, que l’âge a blanchi sa barbe et ses cheveux a l’instar de la neige, enfin, et ce sont des propos de calomniateurs, qu’il faut attribuer son air d’hilarité, le feu de son regard et la rougeur qui colore ses traits plutôt au vin de Chypre qu’à sa vigueur naturelle : mais n’attachez à cela aucune valeur, souvenez-vous seulement de quel brillant courage Marino Falieri a fait preuve comme provéditeur de noire flotte sur la mer Noire, considérez quels éminents services avaient pu décider les procurateurs de Saint-Marc à donner en récompense à Falieri le riche comté de Val de Marino ! » — Ce fut ainsi que Bodoeri fit valoir les mérites de Falieri, en prévenant adroitement toutes les objections, jusqu’a ce qu’enfin toutes les voix se réunirent pour son élection. Quelques-uns, il est vrai, élevèrent encore de vives réclamations sur le caractère emporté et bouillant de Falieri, sur sa soif de domination jalouse, sur son opiniâtreté inflexible ; mais on leur répondait : « C’est précisément parce que la vieillesse a corrigé ces défauts du jeune Falieri que notre choix se repose sur le vieillard. » Ce qui mit un dernier terme à toutes les critiques, ce fut la joie inouie, exagérée et folle que manifesta le peuple en apprenant l’élection du nouveau doge. — Ne sait-on pas qu’en pareille circonstance, dans un tel conflit d’embarras et d’appréhensions, une résolution quelconque, pourvu qu’elle soit décisive, apparaît comme une inspiration du ciel ?

Il arriva donc que le bon petit comte, malgré sa bonté et sa douceur, fut complètement oublié, et que chacun allait disant : « Par saint Marc ! ce Marino aurait dû depuis long-temps être pris pour doge, et l’orgueilleux Doria ne serait pas sur notre dos ! » — Des soldats invalides levaient avec peine leurs bras mutilés et s’écriaient : « C’est Falieri qui a battu Morbassan. C’est ce vaillant capitaine qui promenait sur les mers son pavillon victorieux ! » Dans chaque groupe de peuple on se racontait les hauts faits du vieux Falieri, et les airs retentissaient de cris d’allégresse, comme si Doria eût été déjà battu. — Sur ces entrefaites Nicolò Pisani, qui, au lieu de se porter avec la flotte à la rencontre de Doria, avait, Dieu sait dans quel but, fait voile tranquillement pour la Sardaigne, reparut enfin.

Doria abandonna le golfe, et ce résultat, dû au retour de la flotte de Pisani, fut attribué à l’influence redoutée du nom de Marino Falieri. Le peuple et les patriciens se livrèrent alors aux démonstrations d’une joie extravagante, motivées sur la bienheureuse élection ; et l’on résolut, pour la signaler d’une manière extraordinaire, de recevoir le nouveau doge comme un envoyé du ciel, dont la présence équivalait à l’honneur, à la victoire et à l’apogée de toutes les félicités. Douze nobles, chacun avec une suite nombreuse et brillante, furent députés par la seigneurie jusqu’à Vérone, où Falieri, aussitôt aprés son arrivée, fut officiellement investi, par les envoyés de la république, du titre de chef de l’état. — Quinze barques richement décorées, armées par le Podestat de Chioggia, et commandées par son propre fils, Taddeo Giustiniani, allèrent prendre à Chiozzo le doge et sa suite ; de là il vogua, pareil au plus puissant monarque le jour d’une victoire, et au milieu d’un cortége triomphal, vers Saint-Clément, où l’attendait le Bucentaure.

Au même moment où Marino Falieri mettait le pied sur le Bucentaure, et c’était le trois octobre au soir, à l’heure du coucher du soleil, un pauvre diable était étendu sur le dur pavé de marbre devant les colonnes de la douane. Quelques lambeaux de toile rayée, dont la couleur était devenue méconnaissable, et qui paraissaient avoir appartenu jadis à un vêtement de marinier, tel qu’en portaient les porte-faix et les rameurs de la classe la plus infime, voilaient a peine son corps décharné : au lieu de la chemise chaque lacune montrait à nu la peau du malheureux ; mais elle était si blanche, si délicate, que le plus noble gentilhomme aurait pu en tirer honneur et vanité. — Sa maigreur ne faisait que mieux ressortir les proportions parfaites de ses membres, et à contempler son front ombragé de cheveux châtains-clairs et bouclés malgré leur désordre, son nez aquilin, sa bouche régulière, et ses yeux bleus creusés par les soucis et la misère, on restait convaincu que l’étranger, âgé de vingt ans au plus, était d’une naissance distinguée, et devait à la rigueur du sort de se voir relégué dans la lie des plus bas rangs de peuple.

Comme nous venons de le dire, le jeune homme était couché devant les colonnes de la douane, immobile, la tète appuyée sur son bras droit, son regard fixe et morne dirigé sur la mer. On eût pu croire que son âme s’était exhalée et que la lutte contre la mort l’avait changé en statue, s’il n’eût soupiré de temps en temps, comme oppressé d’une douleur indicible. C’était peut-être un effet de la souffrance de son bras gauche, qui était étendu sur les dalles entouré de lambeaux ensanglantés, indices d’une blessure grave.

Tout bruit de manœuvre avait cessé, les ouvriers avaient suspendu leurs travaux, Venise entière voguait dans des milliers de barques et de gondoles au-devant de Falieri. Le malheureux jeune homme restait avec sa douleur aiguë dans un triste abandon ; mais au moment où laissant tomber sa tète appesantie sur le pavé, il paraissait près de s’évanouir, une voix cassée appela d’un ton plaintif à plusieurs reprises : « Antonio ! mon cher Antonio ! » — Antonio souleva enfin péniblement la moitié de son corps, et, tournant la tête du côté de la douane, d’où la voix semblait partir, il dit d’une voix éteinte et à peine intelligible : « Qui m’appelle ? — qui vient se charger de jeter à la mer mon cadavre ? car bientôt je vais expirer ici ! »

Une petite femme, vieille comme les pierres, s’appuyant sur un bâton, s’approcha alors du jeune blessé en toussant et haletante, et s’accroupissant auprès de lui, elle s’écria en ricanant d’un air diabolique : « Enfant insensé ! tu veux mourir ici, tu parles de mourir quand un avenir d’or s’ouvre devant toi ? — Regarde là-bas, à l’horizon, regarde ces feux étincelants, ce sont des sequins pour toi ! — Mais il faut que tu manges, murmura la vieille, que tu manges et que tu boives ; car c’est la faim seule qui t’a fait tomber là, sur ce froid pavé… — Le bras est guéri, le voilà guéri ! » — Antonio reconnut dans la petite vieille une mendiante singulière accoutumée à demander l’aumône aux fidèles sur les marches de l’église des Franciscains, et à qui lui-même avait jeté mainte fois un quattrino gagné à la sueur de son front, et qui n’était guère superflu dans sa poche, cédant, malgré lui, à une impulsion secrète et indéfinissable. « Laisse-moi en paix, dit-il, vieille folle : oui, sans doute, c’est la faim plutôt que ma blessure qui m’a fait défaillir et m’a mis dans ce pitoyable état. Depuis trois jours je n’ai pas gagné un quattrino. — Je voulais aller au couvent, là-bas, et tâcher d’attraper une cuillerée de la soupe de l’hospice ; mais tous les camarades sont partis, pas un qui m’ait pris par pitié sur sa barque. Je me suis donc abattu ici, et probablement pour ne jamais me relever. — Hi, hi, hi, hi ! ricana la vieille, pourquoi se désespérer sans retour ? pourquoi se décourager si vite ? Tu as faim, tu as soif ? j’ai remède à cela. Voici de beaux petits poissons secs que j’ai achetés aujourd’hui même à la Zecca4, voici de la limonade, voici un joli petit pain blanc : mange, mon enfant, mange et bois, mon fils chéri ! nous examinerons ensuite la blessure de ton bras. »

La vieille, en effet, tout en parlant ainsi, avait tiré du sac qui lui pendait derrière le dos comme un capuchon, et qui dépassait de beaucoup sa tête inclinée par l’âge, des poissons, du pain et de la limonade. Antonio eut à peine humecté ses lèvres brûlantes de la fraiche boisson que sa faim se réveilla avec une nouvelle violence, et il dévora avidement le pain et les poissons. Cependant la vieille était occupée à dérouler les chiffons appliqués au bras malade, et elle le trouva en effet grièvement meurtri, mais la plaie était déjà à demi cicatrisée. Après y avoir étendu, en l’échauffant de son haleine, de l’onguent qu’elle prit dans une petite boite, elle demanda : « Mais qui donc t’a frappé si rudement, mon pauvre garçon ? » Antonio, complètement remis et ranimé d’une nouvelle vigueur, s’était levé tout debout ; il s’écria, les yeux flamboyants et le poing droit levé : « Ah ! c’est cet infâme Nicolò qui a voulu m’assommer, parce qu’il envie chaque misérable quattrino que me jette une main bienveillante ! Tu sais, la vieille, que je gagnais péniblement ma vie en aidant à porter les ballots des navires et des barques au magasin des Allemands, dans le Fontego. Tu connais bien cette maison ? »

Mais Antonio n’eut pas plutôt prononcé ce nom de fontego, que la vieille se mit à éclater de son rire déplaisant, et à marmotter coup sur coup : « Fontego, fontego, fontego ! — Laisse-là ton rire stupide, vieille ! si tu veux que je raconte, » s’écria Antonio avec emportement. — La vieille se tut soudain, et Antonio continua : « J’avais récolté plusieurs quattrini, je m’étais acheté une veste neuve, je faisais tout-à-fait bonne mine, et je pris le métier de gondolier. Comme j’étais toujours de belle humeur, travaillant bravement et sachant par cœur mainte jolie chanson, je gagnais, par-ci, par-là, quelques quattrini de plus que les autres. Mais les camarades en furent jaloux, ils me desservirent auprès du patron, je fus chassé, et partout où je me présentais et sur mon passage, ils me criaient : Chien d’Allemand ! maudit hérétique ! — Bref, il y a trois jours, étant occupé près de Saint-Sébastien à tirer une barque sur la grève, je fus assailli à coups de pierre et de bâton ; je défendis ma peau vaillamment, mais le traitre de Nicolò m’asséna un coup d’aviron qui me rasa la tête et m’abima le bras droit, en me terrassant. — Mais voici que tu m’as remis en bon état, la vieille, je sens en effet que ton onguent me procure un soulagement surprenant. Vois donc comme je me sers déjà librement de mon bras. Je vais recommencer à ramer vigoureusement. »

Antonio se tenait droit et agitait vivement, en tout sens, le bras blessé, quand la vieille, ricanant de plus belle et sautillant d’une manière grotesque, s’écria : « Cher enfant, mon cher enfant ! rame avec vigueur, — avec vigueur ! — Le voilà, — le voilà qui vient : l’or darde des rayons enflammés. Rame avec vigueur, — avec vigueur ! — mais une seule fois encore, une fois seulement ! — tu ne rameras plus aprés. »

Antonio ne prêta aucune attention aux paroles de la vieille, car le plus magnifique spectacle venait de se dérouler devant lui. De Saint-Clément, le Bucentaure, sous son pavillon portant l’insigne du lion adriatique, s’avançait à coups bruyants d’aviron, tel qu’un cygne doré à l’aide d’une impulsion puissante. Entouré de barques et de gondoles par milliers, il semblait, avec sa proue royale et altière, commander à une armée joyeuse qui serait sortie du sein de la mer avec son chef superbe. Le soleil couchant projetait sur la mer et sur Venise des rayons de feu figurant un vaste embrasement. — Mais, tandis qu’Antonio, oubliant tous ses soucis, était absorbe par ce ravissant aspect, l’horizon devenait de plus en plus rouge, un sourd murmure bruissait dans l’air, et des profondeurs des eaux un écho terrible semblait y répondre. La tempête arriva sur des nuages sombres et tout fut enveloppé d’une épaisse obscurité, tandis que les vagues bouillonnaient, s’élevaient et tombaient pour remonter plus haut, menaçant, avec des sifflements aigus, de tout engloutir sous leurs masses couronnées d’écume. Les barques et les gondoles était ballottées sur la mer comme des plumes éparses, et le Bucentaure, impropre à lutter contre la tempête avec son fond plat, était balancé au gré des vagues. En place des joyeuses fanfares des trompettes et des clairons, on entendait des cris d’angoisse qui perçaient à travers le fracas de la tempête.

Antonio contemplait ce tableau d’un regard fixe, quand un bruit de chaines résonna tout près de lui ; il baissa les yeux, un petit canot enchainé au mur du quai était secoué par les flots ; soudain une pensée lumineuse traversa son esprit, il saute dans le canot, le démare, saisit l’aviron qui s’y trouve, et prend hardiment sa course en pleine mer droit sur le Bucentaure. À mesure qu’il approchait il distinguait mieux les appels de secours qui partaient du bâtiment : « Arrive ! — arrive ! sauvez le doge, sauvez le doge ! » — On sait que les petits canots de pêcheurs sont plus sûrs et plus faciles à gouverner dans le golfe, en temps d’orage, que les barques plus grandes ; aussi en arrivait-il de toutes parts pour sauver les jours précieux du digne Marino Falieri.

— Mais la providence n’accorde jamais qu’à un seul entre mille la réussite d’une tentative audacieuse en frappant de stérilité tous les autres efforts. Cette fois c’était au pauvre Antonio qu’il était réservé de tirer du péril le nouveau doge, et lui seul parvint à aborder avec son petit canot le Bucentaure. Le vieux Marino Falieri, habitué à ces risques de mer, sauta résolument, et sans la moindre hésitation, du magnifique mais perfide Bucentaure dans l’humble canot du pauvre Antonio qui, glissant sur l’onde écumeuse comme un agile dauphin, le transporta en peu de minutes à la place Saint-Marc. Le vieillard, les vêtements trempés et la barbe encore dégouttante d’eau de mer, fut conduit dans l’église où les patriciens interdits achevèrent les cérémonies de sa réception. Le peuple, non moins affecté que la noblesse des accidents qui avaient signalé cette arrivée (et il n’oubliait pas d’y faire figurer cette circonstance que, dans le désordre et la précipitation du moment, on avait fait passer le doge, par mégarde, entre les deux colonnes de la place, lieu consacré aux exécutions criminelles) ; le peuple fit trêve à sa joie, et ce jour inauguré par l’allégresse se termina dans la consternation.

Personne ne paraissait penser au libérateur du doge, et Antonio n’y songeait pas lui-même ; épuisé de fatigue et presque privé de connaissance par la douleur que lui causait sa blessure rouverte, il était étendu sous les arcades du palais du doge. Sa surprise fut d’autant plus grande, quand, à la chute du jour, un garde ducal le prit par les épaules en lui disant : « Viens, mon bon ami, » et le poussa dans les salles du palais jusqu’à la chambre du doge. Le vieillard s’avança à sa rencontre avec bienveillance, et lui montrant deux sacs posés sur la table : « Tu t’es bravement conduit, mon fils, dit-il, tiens, prends ces trois mille sequins. Si c’est trop peu, demandes-en davantage ; mais fais-moi la grâce de ne plus jamais reparaître devant moi. » —

À ces derniers mots, de ses yeux jaillirent deux éclairs et son nez se colora d’une plus vive rougeur. Antonio ne concevait rien à l’irritation du vieillard, aussi ne s’en émut-il guère ; mais il chargea avec effort sur ses épaules les deux sacs qu’il croyait avoir bien légitimement gagnés.

Revêtu des brillants insignes de sa nouvelle dignité, le vieux Falieri, le lendemain matin, regardait des fenêtres cintrées du palais le peuple gaîment occupé à des exercices guerriers. Bodoeri, lié avec lui, dès l’enfance, d’une amitié constante, entra dans la chambre, et comme le doge, absorbé par ses réflexions et l’idée de sa grandeur, ne paraissait pas s’apercevoir de sa présence, le sénateur s’écria en frappant des mains et en riant : « Eh ! Falieri, quelles graves pensées germent donc et se croisent dans ta tête depuis que le bonnet recourbé la couvre ? » — Falieri, comme réveillé d’un rêve, alla au-devant du vieillard avec une affabilité simulée ; il sentait fort bien que c’était à Bodoeri qu’il devait son bonnet ducal et les paroles de celui-ci semblaient le lui rappeler. Mais toute obligation pesait à son caractère orgueilleux et absolu, et ne voulant pourtant pas éconduire ainsi que le pauvre Antonio le doyen des sénateurs, un ami éprouvé, il se contraignit pour lui adresser quelques mots de remerciment, et s’empressa de parler immédiatement des mesures qu’il fallait opposer aux progrès continus de l’ennemi. — « Quant à cela, interrompit Bodoeri en souriant avec malice, quant à cela et à tout ce que l’état réclame de toi, nous y penserons mûrement dans quelques heures, au sein du grand conseil. Je ne suis pas venu de si bon matin pour aviser avec toi aux moyens de battre l’audacieux Doria, ou de mettre à la raison l’Hongrois Louis, qui convoite de nouveau nos villes maritimes de Dalmatie. Non, Marino, c’est à toi seul que j’ai songé, et le motif de ma visite, tu ne le devinerais peut-être pas ? c’est ton mariage. — Oh ! répliqua le doge, se levant brusquement et tournant le dos à Bodoeri pour regarder la mer, quelle idée de penser à cela ! Nous sommes loin encore du jour de l’Ascension ; mais alors, je l’espère, l’ennemi aura été vaincu, le lion adriatique, le favori des flots, aura acquis, par sa glorieuse victoire, de nouvelles richesses et un degré de puissance de plus : et la chaste fiancée trouvera l’époux digne d’elle !

— Ah ! dit Bodoeri en l’interrompant avec impatience, tu parles de la solennité du jour de l’Ascension et de la cerémonie de ton mariage avec la mer Adriatique, quand du haut du Bucentaure tu jetteras dans les vagues ton anneau d’or. Toi, Marino, familier de la mer, n’envies-tu donc pas d’autre fiancée que cet élément perfide, froid et inconstant ? Imagines-tu parvenir à le dominer, quand hier encore il se souleva contre toi d’une manière si menaçante ? Comment te complairais-tu à reposer dans les bras d’une pareille épouse qui, par le plus fou des caprices, s’est mise à tempêter et à te chercher querelle au moment où, glissant sur le Bucentaure, tu caressais à peine son sein bleuâtre et glacé ? Toutes les flammes d’un Vésuve ne suffiraient pas à réchauffer le cœur insensible de cette femme infidèle, qui, dans sa perpétuelle inconstance, en volant d’un hyménée à l’autre, reçoit les bagues nuptiales, non comme des gages d’amour, mais comme un tribut qu’elle arrache de vive force à ses humbles esclaves. — Non, Marino, j’avais pensé, moi, que tu choisirais pour épouse la plus belle, la plus parfaite des filles de la terre.

— Tu radotes, j’imagine, murmura Falieri sans se détourner de la fenêtre, tu radotes, mon vieux ; moi, un octogénaire épuisé de travail et de fatigue, qui n’ai jamais eu de femme, qui suis à peine capable d’aimer encore ? — Arrête, dit Bodoeri, ne te calomnie pas toi-même de la sorte. Quoi donc ! — L’hiver, quelque rude et glacial qu’il soit, n’étend-il pas enfin les bras avec amour vers la déité charmante qui vient à sa rencontre portée par les vents tiédes de l’occident ? — Et lorsqu’il la presse contre son sein engourdi, lorsqu’une douce chaleur pénètre en ses veines, que deviennent alors et les neiges et les frimas ? Tu as quatre-vingts ans, dis-tu, cela est vrai ; mais ne mesures-tu la vieillesse qu’au nombre des années ? Ne portes-tu pas ta tête aussi droite, ou marches-tu d’un pas moins assuré qu’il y a quarante étés ? — Mais peut-être sens-tu que ta vigueur a diminué, qu’il te faut porter une épée moins lourde, qu’une marche rapide t’affaiblit, que tu gravis avec peine les marches du palais ducal…

— Non, par le ciel ! dit Falieri avec feu, interrompant son ami et quittant la fenêtre pour s’avancer vers lui, non, par le ciel, je n’éprouve rien de tout cela. — Eh bien, reprit Bodoeri, recueille donc dans ta vieillesse toutes les jouissances que l’offre encore la terre. Élève au rang de dogaresse celle que j’ai en vue pour toi ; et les femmes de Venise seront forcées de la reconnaitre pour la première de toutes en beauté et en vertu, comme les Vénitiens reconnaissent en toi leur chef en énergie, en sagesse et en courage. »

Bodoeri commença alors à tracer un exquis portrait de femme, et il sut le colorer de touches si vives et si bien nuancées, que les yeux du vieux Falieri lançaient des éclairs, que le sang vint colorer de plus en plus son visage, et qu’en avançant les lèvres il fit claquer sa bouche comme s’il eût avalé coup sur coup du meilleur vin de Syracuse. « Oh ! dit-il enfin en souriant, et quelle est donc cette merveille de grâce dont tu parles ?

— Mon dieu, je ne parle, dit Bodoeri avec un fin sourire, de personne autre que de ma chère petite nièce.

— Comment ta nièce ? interrompit Falieri, mais ne se maria-t-elle pas, pendant que j’étais podestat de Trévise, avec Bertuccio Nenolo ? — Tu penses, répliqua Bodoeri, à ma nièce Francesca, et c’est sa fille que j’ai voulu désigner. Tu sais que le valeureux Nenolo périt dans une expédition navale : Francesca dans la douleur de son veuvage s’enferma à Rome dans un couvent. Alors je fis élever la petite Annunziata à ma villa près Trévise, au sein d’une profonde solitude.

— Eh quoi ! interrompit de nouveau Falieri avec humeur, c’est la fille de ta nièce que tu me destines pour femme ? que veux-tu dire ? — Combien y a-t-il de temps que Nenolo s’est marié ? — Annunziata doit être un enfant de dix ans tout au plus. Quand je fus nommé podestat de Trévise, on ne pensait pas encore à marier Nenolo, et il y a de cela — Vingt-cinq ans, répondit Bodoeri en riant. Ah ! comment peux-tu si mal calculer un temps si vite passé pour nous ? Annunziata est une fille de dix-neuf ans, belle comme les astres, sage, modeste, n’ayant aucune expérience de l’amour, car à peine a-t-elle vu un homme ; elle te sera attachée d’un amour filial et avec un dévouement absolu.

— Je veux la voir, je veux la voir, » s’écria le doge qui se représenta vivement le portrait que Bodoeri lui avait fait de la belle Annunziata. — Son désir fut satisfait le même jour, car à peine était-il rentré, de retour du grand conseil, dans ses appartements, que l’adroit Bodoeri, sans doute intéressé sous plus d’un rapport à voir sa nièce siéger comme dogaresse aux côtés de Falieri, la lui amena secrètement. À l’aspect de cette fille angélique, le vieux Falieri, tout troublé de sa beauté merveilleuse, eut à peine la force, en balbutiant quelques mots inintelligibles, de faire la demande de sa main. Annunziata, probablement prévenue par Bodoeri, s’agenouilla en rougissant devant le vieillard couronné. Elle prit sa main qu’elle pressa contre ses lèvres et dit à voix basse : « Oh ! mon seigneur, est-il vrai que vous daignez m’admettre à l’honneur de monter sur le trône ducal à vos côtés ? — La profonde vénération de votre fidèle servante ne finira qu’avec ses jours. » — Le vieux Falieri était hors de lui de joie et de bonheur. Quand Annunziata saisit sa main, il sentit un frémissement dans tous ses membres, puis il trembla de la tête aux pieds et fut obligé de s’asseoir au plus vite dans son grand fauteuil. C’était un évident démenti à la bonne opinion, émise par Bodoeri, sur la vigueur du vieillard octogénaire. Aussi celui-là ne put-il retenir le singulier sourire qui vint errer sur ses lèvres ; mais l’innocente et naïve Annunziata ne s’aperçut de rien, et par bonheur que cette scène n’avait pas d’autres témoins.

Soit que le vieux doge Falieri, à l’idée de se montrer au peuple comme le nouvel époux d’une fille de dix-neuf ans, sentit l’inconvenance de cette situation, soit que la crainte intérieure de donner prise à l’esprit satirique bien connu des Vénitiens le déterminât à tenir secret le début de cette union critique, il résolut enfin, d’accord avec Bodoeri, que le mariage serait conclu dans le plus grand mystère, et que plusieurs jours après la dogaresse serait présentée au peuple et à la seigneurie comme mariée à Falieri depuis long-temps, et récemment arrivée de Trévise, lieu supposé de son séjour, durant l’ambassade de Falieri à Avignon.

Tournons nos regards sur ce jeune homme élégamment vêtu et remarquable par sa beauté, qui se promène sur le Rialto, une bourse pleine de sequins à la main, et causant avec des Turcs, des Arméniens et des Grecs. Il détourne son front soucieux, s’arrête, reprend sa marche, puis revient sur ses pas et se fait enfin conduire en gondole à la place Saint-Marc, qu’il parcourt d’un pas lent et incertain, les bras croisés, les yeux tournés vers la terre, et sans remarquer maint chuchottement, mainte petite toux affectée qui s’échappe des fenêtres sous lesquelles il passe, sans se douter que ce sont autant de signes d’amour qu’on lui adresse de ces balcons richement drapès. — Qui reconnaitrait dans ce personnage l’Antonio qui, peu de jours avant, gisait, couvert de haillons, pauvre et misérable, sur le pavé de marbre de la douane ?

« Mon fils ! mon fils chéri, Antonio ! — bonjour, bonjour ! » — Ce fut ainsi que cria la vieille mendiante assise sur les marches de l’église Saint-Marc, au moment où il passait devant elle sans la voir. S’étant retourné subitement et apercevant la vieille, il mit la main dans sa bourse et en tira une poignée de sequins qu’il se disposait à lui jeter. « Ô laisse ton or tranquille ! lui dit la vieille en ricanant, que veux-tu que je fasse de ton or ? ne suis-je pas assez riche ? — Mais, si tu veux me rendre service, fais-moi faire un nouveau capuchon, car celui que je porte ne peut plus me protéger contre le vent et la pluie. — N’est-ce pas, mon fils ? mon fils chéri ! — Mais tiens-toi loin du fontego surtout, du fontego. » —

Antonio considérait attentivement le visage hâve et jauni de la vieille, dont les rides profondes se contractaient d’une manière bizarre et horrible. Quand, faisant claquer tout-à-coup ses mains sèches et osseuses, elle se reprit à marmotter d’une voix aigre et avec son ricanement insupportable : « Tiens-toi loin du fontego ! » Antonio s’écria : « Ne cesseras-tu donc jamais tes folles piailleries, sorcière ! »

Dès qu’il eut lâché ces mots, la vieille tomba comme frappée de la foudre en roulant du haut des degrés de marbre. Antonio courut à elle, la retint des deux mains et atténua la gravité de la chute. « Ô mon fils, dit alors la vieille en gémissant, quelle affreuse parole tu as prononcée ! Oh ! tue moi plutôt que de répéter ce mot. — Non, tu ne sais pas combien tu m’as affligée, moi qui te porte si tendrement dans mon cœur. — Ah ! si tu savais… » — La vieille se tut subitement, cacha sa tête sous le lambeau de serge brune qui lui pendait sur les épaules en guise de mantelet, et recommença à gémir comme pénétrée d’une vive douleur. Antonio éprouva intérieurement une émotion singulière ; il soutint la vieille et la conduisit jusque sous le portail de l’église Saint-Marc, où il la fit asseoir sur un banc de marbre. Puis ayant débarrassé sa tête de l’ignoble lambeau de drap : « Vieille, lui dit-il, tu m’as fait du bien, oui, à proprement parler, c’est à toi que je dois tout mon bonheur : car si tu ne m’avais pas assisté dans mon piteux état, je serais depuis long-temps au fond de la mer, je n’aurais pas sauvé le doge, et je n’aurais pas touché les sequins précieux ; mais quand même tu ne m’aurais pas procuré tout cela, je sens que je te devrais encore pour la vie une affection spéciale, en dépit de tes étranges folies et de cette maudite façon de ricaner qui m’irrite trop souvent. En effet, la vieille, quand j’étais à gagner péniblement ma vie, en faisant le métier de porte-faix, il me semblait toujours que j’étais dans l’obligation de travailler davantage pour pouvoir te donner quelques quattrini. —

— Ô fils de mon cœur, mon Tonino chéri ! dit la vieille en levant ses bras décharnés au ciel, de sorte que son bâton s’échappant alla rouler sur les dalles : Ô mon Tonino ! je le sais bien que de toute manière tu dois m’être attaché de toute ton âme, car…, mais silence, silence ! silence. » — Antonio voyant la vieille se courber péniblement pour relever son bâton, le ramassa et le lui rendit. La bonne femme alors, appuyant dessus son menton effilé et le regard fixé à terre, lui demanda d’une voix sourde et comprimée : « Dis-moi, mon enfant, n’as-tu gardé aucun souvenir du passé, de ce que tu as été, de ce que tu faisais avant d’être réduit à gagner ton pain ici comme un pauvre diable ? » Antonio soupira profondément, puis il s’assit auprès de la vieille et parla ainsi :




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NOTES DU TRADUCTEUR

1. Dis-moi quel est ce terrible animal, etc. Citation empruntée à une comédie du comte Carlo Gozzi, Vénitien, dont Calaf et la princesse Turandot sont deux personnages. Voy. ses œuvres en 8 vol. Venise, 1772.

2. Les premiers traducteurs d’Hoffmann ont négligé de faire précéder le conte de Marino Falieri du préambule qu’on vient de lire. Cette omission est grave selon nous. En effet, le lecteur, privé de cette espèce de prologue, serait en droit de reprocher à l’auteur son défaut d’exactitude historique, et s’expliquerait difficilement le but de cette fantaisie, si charmante d’ailleurs, où le doge Falieri ne joue en réalité qu’un rôle de compère. Mais Hoffmann ne tenait guère à écrire pour elle-même la relation d’un fait aussi connu, et en laissant sa composition dans le cadre où il l’a ingénieusement posée, il est aussi impossible de se méprendre sur son intention, que de méconnaître son talent dramatique et la puissance de son imagination. Reproduire d’après une scène peinte toute une histoire, basée sur la réalité, qui devienne le commentaire fidèle, le développement obligé du tableau, et des caractères suggérés par le peintre au narrateur : c’était une idée qui devait sourire à l’esprit curieux d’Hoffmann, et je ne sais s’il a rien écrit avec plus de verve, de grâce et de fraîcheur. — Le titre même qu’il adopte est conforme à cette manière d’envisager son sujet, etc’est une nouvelle faute qu’on a commise en y substituant celui de Marino Falieri. Du reste, on ne peut que blâmer les transformations de ce genre imposées à d’autres contes encore, toujours sans motif, et quelquefois à contre-sens.

3. Rialto, pont de Venise.

4. La zecca : la monnaie.


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