Doge et dogaresse - 2

Page précédente Doge et dogaresse Page suivante



« Hélas ! ma bonne mère, je ne sais que trop bien que les auteurs de mes jours vivaient dans la plus grande aisance ; mais mon esprit n’a gardé aucun souvenir de ce qu’ils étaient, ni de la manière dont je fus séparé d’eux. Je me rappelle fort bien un bel homme de grande taille, qui me prenait souvent dans ses bras, me caressait et me mettait des bonbons dans la bouche. J’ai souvenance aussi d’une aimable et jolie femme qui m’habillait et me déshabillait, qui chaque soir me mettait dans un petit lit bien doux et avait enfin une foule de bonnes attentions pour moi. Tous les deux me parlaient dans une langue étrangére et sonore, et moi-même je bégayais avec eux quelques mots de la même langue. Quand j’étais rameur, les camarades, qui m’en voulaient, avaient coutume de dire que mes cheveux, mes yeux et la structure de tout mon corps, indiquaient mon origine allemande. Je crois aussi que c’était en allemand que me parlaient ceux qui avaient soin de moi, et l’homme était certainement mon père. Le souvenir le plus vif qui me soit resté de cette époque, c’est l’image d’une nuit d’horreur, dans laquelle je fus réveillé de mon profond sommeil par un affreux cri de désespoir. On courait çà et là dans la maison, les portes s’ouvraient et se refermaient avec fracas, je fus saisi de terreur, et je me pris à sangloter bruyamment ; la femme qui veillait sur moi accourut tout-à-coup, elle m’enleva de mon lit, me ferma la bouche, m’enveloppa dans un drap, et s’enfuit avec moi. — Depuis cet événement mes souvenirs se perdent. Je me retrouve plus tard dans une maison magnifique située dans un pays des plus riants. Je me retrace la figure d’un homme que j’appelais du nom de père et qui était un seigneur accompli, à l’air noble et bienveillant ; il parlait italien ainsi que tous les habitants de la maison. J’avais cessé de le voir depuis plusieurs semaines, quand des étrangers de mauvaise mine vinrent un jour chez nous, ils firent un grand vacarme et mirent tout en désordre. En me voyant ils me demandèrent qui j’étais et ce que je faisais dans la maison. — Mais je suis Antonio, le fils de la maison. À cette réponse ils me rirent au nez, me dépouillèrent de mes beaux habits, et me pourchassèrent hors du logis avec menace de me recevoir à coups de bâton si j’osais y reparaître. Je me sauvai en poussant de grands gémissements. À cent pas environ de la maison, je rencontrai un homme âgé que je reconnus pour un domestique de mon père adoptif. ‹ Viens, Antonio, dit-il en me prenant par la main, viens, Antonio, pauvre garçon ! cette demeure nous est fermée à jamais à tous deux. Il faut que nous tâchions à présent de voir où nous trouverons un morceau de pain. ›

» Le vieux m’emmena avec lui. Il n’était pas aussi pauvre qu’on pouvait le supposer d’après ses méchants habits. À peine arrivé où il me mena, je le vis tirer plus d’un sequin de son pourpoint déchiré, et il passait toute la journée au Rialto à faire tantôt le courtage, tantôt des marchés pour son propre compte. J’avais pour consigne de rester constamment derrière lui, et il ne manquait jamais, dès qu’il avait conclu un marché, de demander en outre une bagatelle pour le figliuolo, le petit bonhomme. Mon air décidé provoquait les acheteurs à lâcher encore deux ou trois quattrini que le vieux empochait avec une satisfaction marquée en me caressant les joues, et me répétant qu’il mettait tout cela de côté pour m’acheter un habit neuf.

» Je me trouvais réellement bien chez le vieux que l’on appelait partout, je ne savais pourquoi, père Blaunas. Mais cela ne dura pas long-temps. Tu te souviens, la vieille, de ce jour terrible où la terre se mit à trembler, où l’on vit les tours et les palais vaciller ébranlés jusque dans leurs fondements, où les cloches sonnèrent d’elles-mêmes comme agitées par des bras de géants invisibles. Sept ans sont à peine écoulés depuis cette catastrophe. Je m’échappai heureusement avec le vieillard de sa maison qui s’écroula derrière nous. — Toutes les affaires avaient cessé, tout était sur le Rialto dans une morne stupeur. Mais cet horrible fléau ne fut que le précurseur du monstre dévorant qui s’approchait et qui bientôt exhala sur la contrée et sur la ville son souffle empoisonné. On savait que la peste, qui avait pénétré du Levant en Sicile, exerçait déjà ses ravages dans la Toscane. Mais Venise n’en était pas encore infestée.

» Or, un jour le petit père Blaunas négociait sur le Rialto avec un Arménien ; ils étaient d’accord sur le marché et se donnèrent une poignée de main amicale. Le petit père avait cédé à l’Arménien, à bas prix, quelques bons articles, et il réclama, suivant son habitude, la bagatelle per il figliuolo. L’Arménien, un homme grand et fort, avec une barbe épaisse et crépue (il me semble encore le voir), me regarda avec complaisance, puis il m’embrassa et me mit dans la main une couple de sequins que je serrai promptement dans ma poche. Nous gagnâmes en gondole la place Saint-Marc. Chemin faisant, père Blaunas me demanda les sequins, et je ne sais comment je m’y pris pour appuyer mon droit à les garder moi-même, puisque telle avait été l’intention de l’Arménien. Le vieillard prit de l’humeur ; mais pendant qu’il me querellait, j’observai que son visage se couvrait d’une vilaine teinte jaune et terreuse, et qu’il mêlait à son discours une foule de propos décousus et extravagants. Arrivé sur la place, il chancela quelque temps comme un homme ivre, et puis il tomba raide mort tout près du palais ducal. Je me précipitai sur son cadavre avec de grands cris de désespoir. Le peuple accourut en foule, mais, dès qu’une voix eut lancé le cri terrible, la peste !… la peste !… tout se dispersa avec épouvante. Dans cet instant je fus saisi d’un vague étourdissemeut et je perdis connaissance. — À mon réveil je me trouvai dans une vaste pièce, sur un mince matelas, enveloppé d’une couverture de laine. Autour de moi étaient étendus de la même manière vingt ou trente individus pâles et souffreteux. Comme je l’appris plus tard, des moines compatissants, qui sortaient de Saint-Marc, ayant trouvé en moi signe de vie, m’avaient fait porter dans une gondole, et ensuite à la Giudecca au couvent de San-Giorgio-Maggiore, où les bénédictins avaient fondé un hôpital. — Comment te décrire, ô vieille, ce moment de triste réveil ? la violence du mal m’avait entièrement ravi la mémoire du passé. — Semblable à une statue froide et insensible douée subitement d’animation et du feu vital, pour moi il n’y avait qu’une existence présente qui ne se rattachait à rien. — Tu peux t’imaginer, la vieille, quelle désolation, quel désespoir devait me causer une vie pareille, où réduit à la conscience de son être, on nage en se débattant dans le vide sans but et sans appui. — Les moines ne purent rien m’apprendre, sinon qu’on m’avait trouvé près du père Blaunas, de qui je passais pour être le fils.

» Peu-à-peu je recueillis mes idées, je retrouvai des traces de ma vie antérieure. Mais ce que je t’ai raconté, la vieille, est tout ce que j’en sais à présent, et ce ne sont, hélas, que des traits disjoints et sans aucune liaison. Ah ! cet inconsolable isolement dans le monde ne me laisse goûter aucune satisfaction, quelque prospérité qui me favorise.

— Tonino ! mon bien-aimé Tonino, dit la vieille visiblement attendrie, contente-toi de ton bonheur présent. — Tais-toi, vieille, reprit Antonio, tais-toi, il y a encore autre chose qui me rend la vie pénible, qui me poursuit sans relâche et qui, tôt ou tard, me perdra sans remède. Un désir inexprimable, un désir dévorant qui m’entraîne vers quelque chose que je ne saurais nommer, que je ne puis définir, s’est emparé de tout mon être depuis mon retour à la vie dans cet hôpital. Quand j’étais pauvre et misérable, et quand fatigué, harassé par les labeurs de mon rude métier, je reposais la nuit couché sur la dure, les songes me visitaient alors, et, rafraîchissant mon front brûlant de leur souffle léger, me versaient l’illusion d’une félicité vague et absolue, que je savourais comme un avant-goût des délices du ciel, dont la foi intime repose dans mon âme. Maintenant je dors sur des coussins moelleux et aucune tâche pénible n’use ma vigueur, mais si j’oublie mon nouveau rêve, et si l’image de cette époque se représente à mon esprit, je sens que ma triste existence à l’abandon me pèse, non moins qu’autrefois, comme un fardeau bien lourd dont j’éprouve la tentation de me débarrasser. En vain je m’examine, en vain je m’interroge : je ne puis deviner quelle fut, dans ma vie antérieure, l’impression si délicieuse dont l’écho indécis et inintelligible, hélas ! pour moi, me remplit encore d’un tel sentiment de bonheur ; et comment cette émotion ne se changerait-elle pas en cuisante douleur, en mortel supplice, si je suis forcé de renoncer à tout espoir de retrouver cet éden inconnu, et même à l’idée d’en tenter la recherche ? Peut-on découvrir les traces de ce qui a disparu sans en laisser ! » — Antonio se tut et un profond soupir s’échappa de son sein.

La vieille, pendant sa narration, s’était demenée comme quelqu’un qui, sympathisant à la souffrance d’autrui, s’émeut de tout ce qu’on lui dépeint, et rend, ainsi qu’un miroir fidèle, chaque mouvement douloureux exprimé par celui qui parle. « Tonino, dit-elle alors d’une voix sanglotante, mon cher Tonino ! tu te désespères pour une émotion de sublime bonheur dont tu crois avoir joui, et dont le souvenir exact s’est effacé ? Fol enfant ! enfant insensé ! — prends garde. — Hi, hi, hi… » — La vieille recommença, selon son habitude, ses ricanements désagréables, et se mit à sautiller sur le palier de marbre. Du monde vint a passer, elle se prosterna et on lui jeta des aumônes. — « Antonio ! Antonio ! cria-t-elle soudain, emporte-moi, emporte-moi vers la mer ! » — Antonio, sans se consulter, mais presque involontairement, prit la vieille par le bras et la conduisit lentement à travers la place Saint-Marc.

Tout en marchant, la vieille murmurait à voix basse et d’un air solennel : « Antonio, ne vois-tu pas les noires taches de sang sur le pavé ? — Oui du sang, — beaucoup de sang, beaucoup de sang partout ! — Mais, hi, hi, hi ! — du sang naissent des roses, de belles roses rouges, pour te tresser une couronne, Antonio, — pour ta bien-aimée ! — Ô Seigneur de nosâmes ! quel est cet ange de lumière ravissant, qui s’avance vers toi si gracieux et avec un sourire aussi pur que le firmament ? Ses bras blancs comme les lys s’ouvrent pour t’accueillir. Ô Antonio, enfant bienheureux ! — Courage, courage ! et ta main cueillera des myrtes au coucher du soleil ; des myrtes pour la fiancée, pour la jeune veuve. — Hi, hi, hi, hi ! — Des myrtes cueillis pendant le coucher du soleil : mais ils ne fleurissent qu’à minuit. — Entends-tu bien le murmure du vent du soir, le bruissement plaintif de la mer ? — Rame courageusement, hardi gondolier ! rame courageusement. » —

Antonio se sentit pénétré d’effroi aux singuliers discours de la vieille, qui n’avait pas cessé de ricaner, et dont la voix avait un accent étrange. Ils étaient arrivés près de la colonne que surmonte le lion adriatique. La vieille voulait passer outre tout en continuant à marmotter. Antonio, irrité contre elle et voyant l’attention des promeneurs provoquée sur lui par sa compagnie, s’arrêta là et d’une voix brusque : « Un moment, dit-il, assieds-toi sur ces degrés, vieille, et fais trêve à ton verbiage qui finirait par me rendre fou. Il est vrai, tu m’as prédit les sequins à la vue des nuages dorés ; mais que me contes-tu là d’ange de lumière, — de fiancée, — de jeune veuve, — de roses et de myrtes ? — Veux-tu donc me duper, affreuse vieille, pour qu’une folle témérité me précipite dans l’abime ? Tu auras un nouveau capuchon, du pain, des sequins, tout ce que tu désires, mais laisse-moi. » — Antonio allait s’éloigner rapidement, mais la vieille le saisit par son manteau, et s’écria d’une voix glapissante : « Tonino, mon Tonino, regarde-moi, une seule fois encore, sinon il faudra que j’aille, là-bas, au bout de la place et que je me précipite dans la mer ! » — Antonio, pour ne pas attirer plus de regards curieux qu’il n’y en avait déjà de dirigés sur lui, resta effectivement en place. « Tonino, continua la vieille, assieds-toi là, près de moi, j’ai quelque chose sur le cœur qu’il faut que je te confie. — Ho ! assieds-toi là près de moi. » Antonio s’assit sur les marches de manière à tourner le dos à la vieille, et il tira de sa poche son calepin dont les feuilles blanches témoignaient de l’activité de ses affaires commerciales sur le Rialto. « Tonino, dit alors la vieille à voix basse, Tonino, quand tu considères ma figure ridée, n’as-tu aucun soupçon de m’avoir déjà connue à une époque bien antérieure ?

— Je t’ai déjà dit, répondit Antonio tout bas aussi et sans se retourner, je t’ai déjà dit, la vieille, que j’éprouve pour toi un penchant irrésistible, mais ce n’est pas à cause de ta laide figure toute ridée ; bien au contraire, quand j’examine tes yeux hagards, noirs et étincelants, ton nez allongé, tes lèvres violettes, ton menton avancé, tes cheveux mats de blancheur et confusément épars, quand j’entends surtout ton rire, ton ricanement diabolique et tes mystérieux discours, — ah ! alors, je suis disposé à te fuir avec horreur, et à croire que tu mets en œuvre quelqu’infâme sortilége pour m’attirer à toi. — Ô Seigneur du ciel ! s’écria la vieille avec l’accent d’une douleur sans égale, quel funeste démon a pu t’inspirer d’aussi affreuses pensées ! Ô Tonino, mon doux Tonino, cette femme qui prenait tant de soins de toi dans ton enfance, qui, dans cette nuit de terreur, te sauva d’un danger de mort, cette femme, eh bien, c’était moi ! » Antonio saisi se retourna vivement, mais, quand il eut regardé en face le visage repoussant de la vieille, il s’écria avec colère : « Crois-tu m’abuser de la sorte, vieille folle maudite ! Les rares souvenirs qui me sont restés de mon jeune âge sont, pour moi, vivants et frais encore. La femme charmante et bonne qui prenait soin de moi, oui, je crois la voir encore présente devant moi : — elle avait un visage plein, frais et rosé, des yeux doux, de beaux cheveux bruns, de jolies mains ; — elle pouvait avoir tout au plus trente ans. — Et toi ? — une petite mère de quatre-vingt-dix ans !

— Ô par tous les saints, interrompit la vieille en sanglotant, comment faire pour que mon Tonino croie à ma parole, croie à sa fidèle Margareta ?

— Margareta ! murmura Antonio, Margareta ! — ce nom résonne à mon oreille comme un air entendu il y a bien long-temps et depuis oublié. — Mais, ce n’est pas possible ; — non, ce n’est pas possible ! » — La vieille reprit plus tranquillement, les regards baissés et promenant l’extrémité de son bâton à terre : — « C’est la vérité, cet homme grand et beau qui te prenait dans ses bras, te caressait et te mettait des sucreries dans la bouche, oui, c’était bien ton père, Tonino ! C’était, en effet, la belle et sonore langue allemande que nous parlions lui et moi. Ton père était un négociant d’Augsbourg, riche et considéré ; sa jeune et jolie femme mourut en te mettant au monde : alors il partit pour Venise, ne pouvant demeurer sur les lieux qui renfermaient la dépouille de ce qu’il avait de plus cher ; il m’emmena avec lui, moi, ta nourrice. Dans cette nuit que tu te rappelles, ton père succomba à un sort funeste qui te menaçait comme lui. Je réussis à te sauver ; — un noble Vénitien t’accueillit. — Quant à moi, dénuée de toute ressource, il me fallut rester à Venise. Mon père, un chirurgien, à qui l’on reprochait de pratiquer aussi les sciences occultes, m’avait fait connaître, dès ma jeunesse, les secrètes propriétés de la médecine naturelle. J’appris de lui, en parcourant les champs et les forêts, à distinguer plusieurs herbes salutaires, plusieurs mousses inconnues ; il m’instruisit de l’heure à laquelle il fallait les cueillir et des proportions de leurs mélanges avec les sirops. Mais, à cette science acquise, Dieu associa un don particulier qu’il m’accorda dans un dessein que j’ignore. — Je vois souvent, comme dans un miroir éloigné et trouble, les images d’événements futurs, et l’impulsion surhumaine, à laquelle je ne puis résister, me force alors, malgré moi, à parler de ce que j’ai vu dans un langage souvent inintelligible pour moi-même. Lorsque je me vis seule à Venise, abandonnée du monde entier, je pensai à gagner ma vie au moyen de mes connaissances médicales. Je ne tardai pas à opérer des cures merveilleuses. Bien plus, il arriva que ma présence seule agissait favorablement sur les malades, et que souvent le simple attouchement de mes mains suffisait pour résoudre les crises les plus graves. Je ne pouvais manquer de voir ma réputation se propager dans la ville et l’argent abonder chez moi. Bientôt ce succès éveilla la jalousie des empiriques, des charlatans qui vendaient sur la place Saint-Marc, au Rialto, à la Zecca, leurs pilules et leurs essences, et qui empoisonnaient les malades au lieu de les guérir. Ils répandirent le bruit que j’avais fait un pacte avec Satan en personne, et la superstition populaire accueillit cette calomnie. Peu de temps après je fus arrêtée et traduite devant le tribunal ecclésiastique. Ô mon Tonino ! par quelles affreuses tortures on tenta de m’arracher l’aveu du pacte le plus abominable. — Je restai ferme. Mes cheveux blanchirent, mes pieds et mes mains furent disloqués, mon corps se rabougrit comme une momie. Mais je n’avais pas encore subi la torture la plus atroce, le dernier raffinement de la cruauté la plus infernale : elle m’arracha cet aveu dont le souvenir me fait frissonner encore. — Je devais être brûlée ; bref, lors du tremblement de terre qui ébranla les murailles des palais et celles de la grande prison, les portes de mon cachot s’ouvrirent d’elles-mêmes, et je pris la fuite en chancelant, comme rappelée du fond de la tombe, à travers les ruines et les décombres. Hélas ! Tonino, tu m’as appelé une vieille femme de quatre-vingt-dix ans, et j’ai à peine cinquante ans. Ce corps étique, ce visage horriblement sillonné, ces cheveux blanchis, ces pieds déboîtés ; — non, ce n’est point l’âge, mais ce sont des supplices inouïs qui ont su métamorphoser, en peu de mois, la femme valide en un monstre hideux. — Et ce rire suffocant et intolérable… Cette dernière torture, à l’idée de laquelle je sens mes cheveux se hérisser et mon corps s’embraser comme au contact d’une armure brûlante, c’est elle qui me l’a arraché, et depuis lors il s’empare de moi comme une crampe tenace et irrésistible. N’aie plus horreur de moi, à présent, mon Tonino ! Ah ! ton cœur l’a révélé, j’en suis certaine, qu’enfant tu reposais sur mon sein…

— Femme, femme, dit Antonio d’une voix sonore et d’un air préoccupé, certes, il me semble que je dois te croire. Mais qui était mon père ? comment se nommait-il ? à quel destin fatal a-t-il succombé dans cette nuit de terreur ? quel était l’homme qui me recueillit ? et… quel fut l’événement de ma vie passée qui domine et maîtrise encore aujourd’hui tout mon être, comme une révélation enchantée d’un monde inconnu et mystérieux, au point de confondre et d’égarer toutes mes pensées dans une mer de doutes et de ténébres ? — Il faut que tu m’apprennes cela, femme énigmatique : alors je te croirai.

— Tonino, répliqua la vieille en soupirant, je dois me taire dans ton intérêt ; mais bientôt, bientôt il sera temps. — Le fontego…, le fontego…, — ne va pas au fontego !

— Oh ! s’écria Antonio irrité, tes paraboles sont inutiles à présent pour me capter avec ton art réprouvé. Mon cœur est ulcéré ! — Il faut que tu parles, ou…

— Arrête, interrompit la vieille, des menaces ! à ta fidèle nourrice, à celle qui prit soin de ton enfance ! » —Sans attendre ce que la vieille était près d’ajouter, Antonio se leva et s’éloigna rapidement ; il lui cria à distance : « Tu n’en auras pas moins le capuchon neuf, et, par-dessus, autant de sequins que tu voudras. »

C’était en effet un étrange spectacle que celui du vieux doge, Marino Falieri, avec sa jeune épouse. Lui, à la vérité, encore assez fort et robuste ; mais avec sa barbe toute grise, le visage sillonné de rides, la tête inclinée, la démarche pesante et pathétique ; elle, la grâce en personne, d’une beauté céleste et de l’aspect le plus suave, son regard langoureux animé d’une irrésistible magie, son front pur et blanc comme le lys, et ombragé de magnifiques cheveux bruns, empreint, à la fois, d’une digne fierté et d’une aménité pleine de noblesse : un doux sourire se jouait sur ses lèvres et semblait colorer ses joues ; à sa petite tête penchée avec une modestie charmante, à sa démarche dégagée, on croyait la voir, svelte et légère, mollement soulevée par les vagues. Exquise créature ! miraculeux modèle de femme, prêté à la terre par le ciel, sa véritable patrie. Vous connaissez ces figures angéliques que les anciens peintres savaient si bien imagiaer et retracer : — telle était Annunziata. Comment donc chacun à sa vue ne serait-il pas tombé dans une extase ravissante ? quel jeune patricien aurait pu ne pas s’enflammer, ne pas jurer dans son ardeur, en jetant sur le vieillard un coup-d’œil de dérision, qu’il deviendrait, quoi qu’il put en coûter, le Mars rival de ce nouveau Vulcain ? Annunziata se vit bientôt entourée d’adorateurs, dont elle accueillait les discours flatteurs et séduisants en silence et d’un air bienveillant, sans aucune arrière-pensée. Ses rapports avec son vénérable époux n’avaient rien révélé à son âme pure, sinon qu’elle devait l’honorer comme un seigneur et maître, et lui être soumise avec le dévouement absolu d’une fidèle servante ! Il était affable, il était même tendre pour elle ; il la pressait contre son sein glacé, l’appelait sa bien-aimée et lui faisait présent de tout ce qu’il pouvait trouver de plus précieux. Quels désirs restaient à former à Annunriata et qu’avait-elle à prétendre de plus de sa part ? Ainsi son esprit ne pouvait même concevoir la pensée de devenir infidèle au vieux Falieri. Tout ce qui était au-delà du cercle étroit de leurs relations restreints appartenait à une sphére interdite, dont la limite même restait pour Annuaziala indifférente, voilée d’un nuage épais et mystérieux, et n’éveillait pas le moindre soupçon au cœur naïf de l’aimable enfant. Aussi toutes les tentatives demeuraient infructueuses. Toutefois aucun des courtisans de la belle dogaresse n’était aussi violemment possédé d’un amoureux délire que Michel Steno. Malgré sa jeunesse, il était investi de la charge importante et supérieure de membre du conseil des quarante. Fier de ce titre, et comptant aussi sur ses avantages extérieurs, il ne mettait pas son triomphe en doute.

Le vieux Marino Falieri lui portait peu d’ombrage, et en effet, depuis son mariage, sa colère bouillante et sa rudesse indomptable semblaient l’avoir abandonné. On le voyait assis à côté de la belle Annunziata, richement vêtu et recherché dans sa toilette, le sourire sur les lèvres ; et dans ses yeux gris, d’où parfois s’échappait une petite larme, un regard doucement provocateur semblait défier aucun autre de pouvoir se vanter de posséder un pareil trésor. Au lieu du ton rude et impératif dont il se servait autrefois, il remuait à peine les lèvres en parlant, donnait du très-cher à tout le monde, et accordait les demandes les plus extravagantes. Qui aurait pu reconnaitre dans ce vieillard amoureux et efféminé le vainqueur du valeureux Morbassan, et ce Falieri qui, dans un fol accès de courroux, frappa un jour de Fête-Dieu l’évêque de Trévise au visage ? Cet excès de faiblesse enhardit Michel Steno à tenter les entreprises les plus insensées. Annunziata, ne comprenant rien à ce que Michel voulait d’elle en la persécutant de ses regards et de ses compliments, ne se départit point de sa douce affabilité, ni de son calme habituel ; et ce calme constant et cette naïveté virginale qui promettaient à son poursuivant si peu de consolation mirent celui-ci au désespoir ; alors il songea à recourir à d’infâmes moyens. Il parvint à nouer une intrigue galante avec la femme de chambre favorite d’Annunziata et en obtint des rendez-vous nocturnes. Il crut ainsi s’être frayé la route de l’appartement, non encore profané d’Annunziata ; mais la providence fit retomber sur la tête de son perfide auteur cette coupable manœuvre.

Une nuit que le doge venait de recevoir la mauvaise nouvelle de la bataille perdue par Nicolò Pisani contre Doria, près de Porto-Longo ; comme il parcourait, dans son insomnie et dévoré d’inquiétude, les galeries du palais ducal, il aperçut tout-à-coup du côté des appartements d’Annunziata une ombre s’échapper et se glisser vers les escaliers. Il s’élança aussitôt : c’était Michel Steno, qui sortait de chez sa maitresse. Une affreuse pensée se présenta à Falieri : « Annunziata ! » cria-t-il, et il se précipita sur Steno le stylet à la main. Mais Steno, plus agile et plus vigoureux que le vieillard, esquiva le coup, renversa d’un violent coup de poing le doge à terre, et franchit d’un bond les escaliers en répétant avec un rire moqueur : « Annunziata, Annunziata ! » — Le vieillard se releva, et, le cœur torturé par mille angoisses, se dirigea vers la chambre d’ Annunziata. Tout était tranquille, — silencieux comme l’abord d’un tombeau. Il frappa ; une femme de chambre inconnue, au lieu de celle qui couchait habituellement dans le voisinage d’Annunziata, lui ouvrit la porte. — « Que désire et qu’ordonne mon seigneur et époux à cette heure tardive et inaccoutumée ? » dit d’une voix assurée et avec une douceur d’ange Annunziata, qui, ayant revêtu à la hâte un léger vêtement de nuit, venait d’ouvrir sa porte. Le vieillard la regarda fixement, puis il leva ses mains jointes et s’écria : « Non, ce n’est pas possible, ce n’est pas possible ! — Quoi donc n’est pas possible, mon royal époux ? » demanda Annunziata, émue du ton sombre et solennel du vieillard. Mais Falieri se tourna sans répondre vers la femme de chambre : « Pourquoi couches-tu ici ? pourquoi n’est-ce pas Luigia qui est ici comme à l’ordinaire ? — Ah ! répliqua la petite, Luigia a voulu absolument que je prisse sa place pour cette nuit : elle est couchée dans la première chambre, tout près de l’escalier. — Tout près de l’escalier ! » s’écria Falieri avec joie, et il se dirigea à grands pas vers la première chambre. Luigia ouvrit en entendant frapper à coups redoublés, et quand elle vit le doge rouge de colère et les yeux flamboyants devant elle, elle tomba sur ses genoux à moitié nue et avoua sa honte, sur laquelle d’ailleurs empêchait de garder aucun doute une élégante paire de gants d’homme restée sur un fauteuil, et dont l’odeur d’ambre trahissait le petit-maître à qui ils appartenaient. Furieux de l’impudence inouie de Steno, le doge lui écrivit dans la matinée suivante : que, sous peine de bannissement de la ville, il eût à éviter d’approcher du palais ducal, ainsi que de sa personne et de celle de la dogaresse. Michel Steno était plein de rage d’avoir vu échouer son plan diabolique ; l’ordre injurieux d’une séquestration loin de son idole y mit le comble. Réduit à voir de loin la dogaresse, s’entretenant avec d’autres jeunes seigneurs de l’air gracieux et bienveillant qui lui était naturel, l’envie, le délire de la passion lui inspirèrent l’odieuse pensée que peut-être la dogaresse ne l’avait dédaigné que parce que d’autres plus heureux l’avaient prévenu auprès d’elle, et il eut l’audace d’en parler hautement et publiquement.

Dans cette conjoncture, soit que le vieux Falieri eût eu connaissance de ces insolents propos, soit que le souvenir de cette nuit le frappât comme le présage d’un destin funeste, soit enfin que, malgré sa confiance absolue dans la sagesse de sa femme, malgré leur paisible et bonne intelligence, il entrevit un imminent danger dans le disparate d’une association peu naturelle ; bref, il devint chagrin et morne, et tourmenté par le venin d’une jalousie infernale, il relégua Annunziata dans les appartements intérieurs du palais ducal, où personne n’avait permission de pénétrer jusqu’à elle. Bodoeri prit fait et cause pour sa petite nièce, et fit de vifs reproches au vieux Falieri, qui ne voulut cependant revenir en rien sur sa détermination. — Tout cela se passait peu de temps avant le jeudi gras. Il était en usage que, pendant les fêtes populaires qui ont lieu à cette occasion sur la place Saint-Marc, la dogaresse prenne place auprès du doge sous un dais qui surmonte une galerie établie vis-à-vis de la piazetta. Bodoeri rappela au doge cette circonstance, et lui dit qu’à son avis ce serait un manque de bon sens, si, contrairement à l’habitude et à toutes les traditions, il privait Annunziata de cet honneur, exprimant combien le peuple, autant que la seigneurie, se moquerait de son procédé et de son injuste jalousie. « Crois-tu donc, répliqua le vieux Falieri, sentant son orgueil stimulé, crois-tu que, tel qu’un vieux fou imbécile, je craigne de produire au grand jour mon précieux trésor, de peur qu’on me le ravisse, et que je ne puisse empêcher ce larcin grâce à ma bonne épée ? — Non, vieux, tu te trompes : dès demain je veux me montrer solennellement avec Annunziata, suivi d’un splendide cortége, sur la place Saint-Marc, afin que le peuple salue sa dogaresse ; et le jeudi gras elle recevra l’offrande du hardi matelot qui doit s’élancer du haut des airs le bouquet de fleurs à la main. » Le doge faisait allusion à une vieille coutume vénitienne. Le jeudi gras, un homme du peuple entreprenant monte dans une machine en forme de nacelle, suspendue à une corde qui plonge d’un côté dans la mer, et de l’autre est fixée au faite de la tour de Saint-Marc, et de là il glisse, avec la rapidité d’une flèche, jusqu’à la place où siègent le doge et la dogaresse, à laquelle il présente le bouquet de fleurs, quand le doge n’est pas seul.

Le jour suivant, le doge fit ce qu’il avait annoncé. Il fit revêtir à Annunziata le costume le plus magnifique, et escorté de la seigneurie, suivi de gardes et de pages, Falieri traversa la place Saint-Marc inondée de peuple. On se pressait, on se poussait à risquer la vie pour voir la belle dogaresse, et chacun de ceux qui y parvenaient disait avoir vu le paradis entr’ouvert, et croyait à la merveilleuse apparition de quelque figure d’ange, radieuse et éblouissante. Mais les Vénitiens sont ainsi faits ; au milieu des transports les plus excessifs de l’admiration, on entendaiit, de côte et d’autre, maint propos railleur, maint rude brocard décoché contre le vieux Falieri, au sujet de sa jeune épouse. Falieri paraissait ne pas s’en apercevoir ; mais, oubliant pour cette fois toute idée de jalousie, il marchait à côté d’Annunziata aussi pathétiquement que possible et souriait avec complaisance, quoiqu’il pût voir sa belle épouse en proie de toutes parts à mille regards dardant sur elle les flammes d’un désir effréné.

Les gardes avaient, quoiqu’avec peine, écarté la foule du peuple devant la porte principale du palais, de sorte que le doge y étant arrivé avec sa femme, n’y trouva que quelques groupes de bourgeois bien vêtus, auxquels on n’avait pu refuser l’entrée de la cour intérieure du palais. Il arriva qu’au moment où la dogaresse pénétrait dans la cour, un jeune homme qui, avec plusieurs autres personnes, se tenait sous la colonnade, tomba raide sans connaissance sur le pavé de marbre après s’être écrié : « Ô Dieu du ciel ! » Tout le monde accourut et l’on entoura le corps, ce qui le déroba aux yeux de la dogaresse ; mais, en même temps que le jeune bomme était tombé, elle éprouva la sensation brûlante d’un coup de poignard qui aurait traversé sa poitrine, elle pâlit et chancela, les flacons d’odeurs que lui firent respirer les femmes empressées à la secourir, purent seuls la préserver d’un évanouissement complet. Le vieux Falieri, saisi d’effroi et consterné de cet accident, voua à tous les diables le jeune homme avec son coup de sang : il prit dans ses bras son Annunziata, qui tenait ses yeux fermés et sa petite tête penchée sur la poitrine comme une tourterelle malade, et il la porta, après avoir monté l’escalier, et malgré la fatigue qu’il en éprouvait, jusque dans ses appartements intérieurs.

Cependant un spectacle singulier et surprenant occupait le peuple qui avait continué de s’attrouper dans la cour intérieure du palais. On se disposait à relever le jeune homme qu’on tenait positivement pour mort, et à l’emporter, quand une vieille femme, hideuse et en haillons, s’approcha en clopinant ; et poussant des cris de désespoir, elle se fit jour à travers les groupes les plus compacts, à l’aide de ses coudes aigus dont elle tourmentait les côtes des opposants. Quand elle fut arrivée auprès du jeune homme inanimé : « Laissez-le à terre, s’écria-t-elle, fous ! — gens stupides ! — il n’est pas mort. » En même temps elle s’accroupit à côté de lui, posa sa tête sur ses genoux, et l’appela, en frottant doucement son front, des noms les plus tendres. À contempler l’affreuse figure de la grimaçante vieille penchée sur le charmant visage du jeune homme, dont les traits pleins de douceur offraient la pâleur et l’immobilité de la mort, en contraste avec l’agitation convulsive et repoussante des muscles de la vieille ; — à voir ces haillons souillés pendre au-dessus des riches habits que portait l’étranger, — ces bras décharnés et d’un brun jaune, — ces mains osseuses qui tremblotaient sur le front, sur la poitrine nue du jeune homme, — il était difficile de se défendre d’une secrète horreur. On eût cru voir en effet la mort elle-même, avec sa hideuse figure, tenant sa proie dans ses bras. Aussi les assistants s’éloignèrent-ils bientôt lentement l’un après l’autre, et il ne resta que quelques personnes qui soulevèrent le jeune homme, quand il rouvrit enfin les yeux en poussant un profond soupir, et le transportèrent, sur l’indication de la vieille, près du grand canal. Là une gondole les reçut tous deux, le cavalier et la vieille, et les conduisit à la maison que celle-ci désigna pour la demeure du jeune homme. N’est-il pas superflu de dire que ce jeune homme était Antonio, et la vieille la mendiante du portail des Franciscains, qui prétendait obstinément avoir été sa nourrice ?

Lorsqu’Antonio fut tout-à-fait revenu de son étourdissement et qu’il aperçut auprès de son lit la vieille qui venait de lui faire prendre quelques gouttes d’une potion fortifiante, après l’avoir considérée long-temps fixement et d’un regard triste et morne, il lui dit d’une voix affaiblie : « Tu es auprès de moi, Margareta ! ah ! tant mieux : où aurais-je pu trouver une plus fidèle amie que toi ? ah, pardonne-moi, ma mère, si j’ai pu, enfant insensé, douter un seul instant de ce que tu m’as révélé. Oui, tu es cette Margareta qui m’a nourri, qui m’a soigné et surveillé : oh ! je le savais bien depuis longtemps ; mais un mauvais esprit avait mis le trouble dans mes idées. — Je l’ai vue ; — c’est elle ; — oh ! c’est bien elle. — Ne t’ai-je pas dit que je sens en moi certaine obsession mystérieuse qui remplit tout mon être d’un tourment indicible ? Le charme s’est dévoilé à mes yeux dessillés, et son éclat dissipant les ténébres, m’a plongé dans un ravissement inexprimable. — Je sais tout à cette heure, — tout ! — Bertuccio Nenolo n’était-il pas mon père adoplif, qui m’éleva dans sa maison de campagne près de Trévise ? — Hélas ! oui, répondit la vieille, c’était bien Bertuccio Nenolo, le grand capitaine de mer, que la mer engloutit quand il se préparait à placer sur son front le laurier de la victoire. — Ne m’interromps pas, continua Antonio, écoute-moi patiemment. Je vivais donc heureux chez Bertuccio Nenolo ; j’avais de beaux habits, je trouvais toujours table servie si j’avais faim, je pouvais, quand j’avais récité mes trois prières, folâtrer à loisir dans le bois et dans la campagne. Tout près de la maison était un bois de pins, frais et sombre, tout parfumé, et le théâtre de mélodieux concerts. Un soir que j’étais las de courir et de sauter, je m’étendis sous un grand arbre, à l’heure où le soleil s’allait coucher ; et je regardais, en rêvant, le fond bleu du ciel. Ce fut peut-être l’odeur aromatique des plantes verdoyantes sur lesquelles je reposais qui m’engourdit ; bref, mes yeux se fermèrent involontairement, et je tombai dans une rêverie extatique dont je fus réveillé par un bruissement qui se fit dans l’herbe, comme si quelque chose fût tombé près de moi. Je sautai sur mes pieds. Un ange au visage radieux était à mes côtés, il me regardait avec une grâce ravissante et me dit d’une voix douce : ‹ Ah ! cher enfant, comment dormais-tu si bien et si calme, quand la mort était aussi proche de toi, la cruelle mort ? › J’aperçus alors une petite vipère noire à la tête velue à la place où j’étais couché. L’enfant divin avait tué avec une branche de noyer la bête venimeuse au moment où elle allait dresser son dard contre ma poitrine. Je frémis d’une légére impression d’effroi ; je n’ignorais pas que des anges étaient souvent descendus des cieux pour garantir par leur présence les hommes des atteintes menaçantes de quelque méchant ennemi. Je tombai à genoux, les mains jointes, et m’écriai : ‹ Ah ! tu es un ange du firmament que le Seigneur a envoyé pour me préserver de la mort. › Mais la charmante créature étendit les bras vers moi, et me dit en rougissant : ‹ Non, cher enfant, je ne suis pas un ange, je suis une jeune fille, un enfant comme toi. › Ma crainte respectueuse fit place alors à une émotion de joie indéfinissable qui me pénétra d’une douce chaleur ; — je me relevai, — nous nous serrâmes étroitement, — nos lèvres se rencontrèrent, — éperdus, — sans voix, — pleurant avec délices, — plongés dans une ineffable extase ! Tout à coup une voix claire retentit dans le bois : Annunziata ! Annunziata ! — ‹ Il faut que je parte, cher enfant, mon doux ami ! ma mère m’appelle, › murmura la jeune fille. Une douleur indicible s’empara de moi : ‹ Ah ! je t’aime tant ! › dis-je en sanglotant ; je sentis des larmes brûlantes tomber de ses beaux yeux sur mes joues. ‹ Mon cœur t’aime aussi tendrement, cher enfant ! › dit-elle en imprimant un dernier baiser. — Annuuziata ! cria-t-on de nouveau, et la jeune fille disparut dans le taillis ! — Vois-tu, Margareta, ce fut alors que l’amour alluma dans mon âme cette vive étincelle, qui, brûlant sans cesse d’une nouvelle flamme, me consumera jusqu’au tombeau ! — Peu de jours après cette rencontre, je fus chassé de la maison. Le père Blaunas, à qui je ne me lassais pas de parler de l’apparition de cet enfant angélique, dont je croyais entendre la voix si douce dans le frémissement des feuilles, dans le murmure des fontaines, dans le bruit mystérieux des vagues ; — eh bien, le père Blaunas m’assura que la jeune enfant devait être certainement la fille de Nenolo, Annunziata, amenée à la maison de campagne par sa mère Francesca, et repartie le lendemain. — Ô ma mère, — Margareta ! — que le ciel m’assiste ! — cette Annunziata…, c’est la dogaresse ! » — À ces mots Antonio, saisi d’une horrible angoisse, se cacha en gémissant et en pleurant sous ses oreillers.



>> SUITE



Page précédente Doge et dogaresse Page suivante