Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Partie 2/Chapitre 1/S1/$23

Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un Traité de pédagogie et de divers opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 119-122).


DOCTRINE ÉLÉMENTAIRE DE L’ÉTHIQUE.

LIVRE SECOND.
DES DEVOIRS DE VERTU ENVERS LES AUTRES HOMMES

CHAPITRE PREMIER.
DES DEVOIRS ENVERS LES AUTRES HOMMES, CONSIDÉRÉS SIMPLEMENT COMME DES HOMMES.

PREMIÈRE SECTION.
du devoir d’amour envers les autres hommes.

DIVISION.


§ 23.


La division la plus générale de nos devoirs envers autrui est celle qui les partage en devoirs ayant pour caractère d’obliger ceux envers qui on les remplit, et devoirs dont la pratique n’a pas pour conséquence de créer une obligation dans autrui. – La première espèce de devoirs est (relativement à autrui) méritoire[1] ; la seconde est obligatoire[2]. — L’amour et le respect sont les sentiments qui accompagnent la pratique de ces devoirs. Ils peuvent être considérés et exister chacun séparément. Ainsi on peut aimer son prochain, quand même celui-ci mériterait peu de respect ; de même on doit respecter tout homme, quand même on le jugerait à peine digne d’amour. Mais en principe, suivant la loi, ils sont toujours unis en un devoir, de telle sorte seulement que c’est tantôt celui-ci et tantôt celui-là qui constitue le principe auquel l’autre se joint accessoirement. — Ainsi nous nous reconnaissons obligés d’être bienfaisants à l’égard d’un pauvre ; mais, comme le bien que je lui fais dépend de ma générosité, et qu’il y a là quelque chose d’humiliant pour lui, c’est un devoir d’épargner cette humiliation à celui à qui l’on donne, en présentant le bienfait soit comme une simple dette, soit comme un faible service d’amitié, et d’éviter ainsi de porter atteinte au respect qu’il a pour lui-même.


§ 24.


Quand il s’agit des lois du devoir (non des lois physiques), et que nous les considérons dans les rapports extérieurs des hommes entre eux, nous nous plaçons par la pensée dans un monde moral (intelligible), où, suivant une loi analogue à celle du monde physique, l’assemblage des êtres raisonnables (sur la terre) se fait par attraction et répulsion. Grâce au principe de l’amour mutuel[3], ils sont portés à se rapprocher continuellement, et grâce à celui du respect, qu’ils se doivent réciproquement, à se tenir à distance les uns des autres ; et, si l’une de ces deux grandes forces morales venait à manquer, alors (si je puis me servir ici des paroles de Haller en les appliquant à mon objet) « le néant (de l’immoralité) engloutirait dans son gouffre tout le règne des êtres (moraux), comme une goutte d’eau. »


§ 25.


Mais l’amour ne doit pas être considéré ici comme un sentiment (au point de vue esthétique), c’est-à-dire comme un plaisir que nous trouvons dans la perfection des autres hommes, comme amour du plaisir[4] de les voir heureux[5], car on ne peut être obligé par autrui à avoir des sentiments ; il y faut voir une maxime de bienveillance (un principe pratique), ayant pour effet la bienfaisance.

Il en est de même du respect que nous devons témoigner aux autres ; il ne s’agit pas en effet ici simplement de ce sentiment qui résulte de la comparaison de notre propre valeur avec celle d’autrui (comme celui qu’éprouve, par pure habitude, un enfant pour ses parents, un élève pour son maître, un inférieur en général pour son supérieur), mais d’une maxime qui consiste à restreindre notre estime de nous-mêmes au moyen de la dignité de l’humanité dans une autre personne, et par conséquent on doit entendre ici le respect dans le sens pratique (observantia aliis præstanda).

En outre le devoir du libre respect envers autrui, n’étant proprement qu’un devoir négatif (celui de ne pas s’élever au-dessus des autres), et étant ainsi analogue au devoir de droit, qui défend de porter atteinte au bien d’autrui, peut être regardé comme un devoir strict, quoique, comme devoir de vertu, il se lie au devoir d’amour, et que celui-ci doive être considéré comme un devoir large.

Le devoir d’aimer son prochain peut donc encore se formuler ainsi : le devoir de faire siennes les fins d’autrui (pourvu qu’elles ne soient pas immorales) ; et le devoir de respecter son prochain est contenu dans la maxime qui me défend de rabaisser aucun autre homme au rang de pur moyen pour mes propres fins, et d’exiger d’un autre qu’il s’abdique lui-même jusqu’à se faire mon esclave.

En pratiquant envers quelqu’un le premier de ces devoirs, je l’oblige, je mérite de lui ; en pratiquant le second, je m’oblige simplement moi-même, et me borne à ne rien ôter à la valeur qu’un autre a le droit de placer en lui-même, en tant qu’homme.

Notes du traducteur modifier

  1. Verdienstliche.
  2. Schuldige.
  3. Wechselliebe.
  4. Liebe des Wohlgefallens.
  5. J’ajoute ces mots pour plus de clarté.

Notes de l’auteur modifier