Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Partie 2/Chapitre 1/S1/$26

Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un Traité de pédagogie et de divers opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 122-125).
du devoir d’amour en particulier.
§ 26.


L’amour de l’humanité (la philanthropie), étant considéré ici comme une maxime pratique, et non par conséquent comme l’amour du plaisir de voir les autres heureux, doit consister dans une bienveillance active, et par conséquent regarde les maximes des actions. — Celui qui prend plaisir au bonheur (salus) des hommes, en les considérant simplement comme tels, qui est heureux quand les autres le sont, est dans le sens général du mot un philanthrope. Celui qui n’est content que quand tout va mal pour les autres, est un misanthrope[1] (dans le sens pratique). Celui qui est indifférent à tout ce qui peut arriver à autrui, pourvu que tout aille bien pour lui-même, est un égoïste (solipsista). — Mais celui qui fuit les hommes parce qu’il ne peut trouver aucun plaisir dans leur société, quoiqu’il leur veuille du bien à tous, celui-là est un anthropophobe[2] (un misanthrope dans le sens esthétique), et son éloignement pour les hommes mérite le nom d’anthropophobie.


§ 27.


La maxime de la bienveillance (la philanthropie pratique) est le devoir de chacun de nous à l’égard des autres, que nous les trouvions ou non dignes d’amour ; l’éthique nous l’impose au nom de cette loi de la perfection : Aime ton prochain comme toi-même. — En effet, tout rapport moralement pratique entre les hommes est un rapport conçu par la raison pure, c’est-à-dire un rapport d’actions libres se réglant sur des maximes qui ont le caractère d’une législation universelle, et qui, par conséquent, ne peuvent dériver de l’amour de soi (ex solipsismo prodeuntes). Je veux que chacun me témoigne de la bienveillance (benevolentiam) ; je dois donc être bienveillant à l’égard de chacun. Mais, comme sans moi tous les autres ne sont pas tous les hommes, et que, par conséquent, la maxime n’aurait pas le caractère universel d’une loi, sans laquelle pourtant il ne saurait y avoir d’obligation, la loi du devoir de la bienveillance me comprendra moi-même comme objet de cette bienveillance prescrite par la raison pratique. Cela ne veut pas dire que je sois obligé par là de m’aimer moi-même (car cela arrive inévitablement sans cela, et par conséquent il n’y a aucune obligation à cet égard) ; seulement la raison législative, qui, dans l’idée qu’elle se fait de l’humanité en général, renferme toute l’espèce (moi-même par conséquent), me comprend aussi, en tant qu’elle dicte des lois universelles, dans le devoir de la bienveillance réciproque, qui se fonde sur le principe de l’égalité existant entre tous les autres et moi. Elle me permet donc de me vouloir du bien à moi-même, mais à la condition d’en vouloir à tous les autres ; car c’est à cette seule condition que ma maxime (de la bienveillance) pourra revêtir la forme d’une loi universelle, ce qui est le caractère de toute loi du devoir.


§ 28.


La bienveillance, considérée dans la philanthropie générale, est la plus grande quant à l’étendue, mais la plus petite quant au degré ; et, lorsque je dis que je prends part au bien de tel ou tel homme uniquement en vertu de la philanthropie générale, l’intérêt que je prends ici est le plus petit qui puisse être. Tout ce que je puis dire, c’est que je ne suis pas indifférent à son égard. Mais l’un me touche de plus près que l’autre, et celui qui me touche de plus près en fait de bienveillance, c’est moi-même. Or comment cela s’accorde-t-il avec la formule : Aime ton prochain (ton semblable) comme toi-même ? Si l’un me touche de plus près que l’autre (dans le devoir de la bienveillance), je suis donc obligé à une plus grande bienveillance envers l’un qu’envers l’autre ; et, comme je suis continuellement plus près de moi-même (même au point de vue du devoir) que tout autre, je ne puis dire, à ce qu’il semble, sans me contredire, que je dois aimer chaque homme comme moi-même ; car la mesure de l’amour de soi ne laisserait aucune différence dans le degré. — On voit tout de suite qu’il ne s’agit pas ici seulement de cette bienveillance qui se borne au désir de voir les autres heureux et qui n’est proprement que la satisfaction que nous cause le bonheur d’autrui, sans même que nous ayons besoin d’y contribuer (chacun pour soi, Dieu pour tous), mais de cette bienveillance active et pratique, qui consiste à se proposer pour but le bonheur d’autrui (ce qu’on appelle la bienfaisance). En effet, dans le désir, je puis vouloir également du bien à tous ; mais dans l’action, sans violer l’universalité de la maxime, le degré peut être fort différent, suivant la différence des personnes aimées (dont l’une me touche de plus près que l’autre).





Notes du traducteur modifier

  1. Menschenfeind.
  2. Menschenscheu.

Notes de l’auteur modifier