Doctrine de la vertu/Conclusion

Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un Traité de pédagogie et de divers opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 178-181).



CONCLUSION.

LA RELIGION,
comme science des devoirs envers dieu, est placée au-delà des limites de la pure philosophie morale.


Protagoras d’Abdère commençait un livre par ces mots : « Y a-t-il des dieux ou n’y en a-t-il point ? C’est ce que je ne saurais dire[Note de l’auteur 1]. » Il fut pour ce fait chassé de la cité et de son territoire par les Athéniens, et ses livres furent brûlés sur la place publique (Quinctiliani Inst. Orat. lib. 3, cap. 1). — Or les juges d’Athènes firent en cela, comme hommes, une chose très-injuste[1] ; mais, comme magistrats[2] et comme juges, ils agirent d’une manière juridique[3] et conséquente ; car, comment aurait-on pu prêter serment, s’il n’avait été décrété publiquement et légalement par le pouvoir souverain (de par le Sénat) qu’il y a des dieux ?[Note de l’auteur 2] Mais cette croyance une fois accordée, si l’on admet que la doctrine religieuse est une partie intégrante de la doctrine générale des devoirs, la question est alors de déterminer les limites de la science à laquelle elle appartient, et de savoir si elle doit être considérée comme une partie de l’éthique (car il ne peut être ici question du droit des hommes entre eux), ou comme étant tout à fait en dehors des limites d’une morale purement philosophique.

La forme[4] de toute religion, si l’on définit la religion « l’ensemble de tous les devoirs conçus comme (instar) des commandements divins » appartient à la morale philosophique ; car on n’y considère que le rapport de la raison à l’idée qu’elle se fait à elle-même de Dieu, et l’on n’y transforme pas encore un devoir religieux en un devoir envers (erga) Dieu, en tant qu’être existant en dehors de notre idée, puisque l’on y fait abstraction de son existence. — Que nous devions soumettre tous les devoirs de l’homme à cette condition formelle (c’est-à-dire les rapporter à une volonté divine, donnée à priori), on n’en peut donner qu’une raison subjectivement logique. C’est à savoir que nous ne saurions nous rendre bien sensible[5] l’obligation (la contrainte morale), sans nous représenter un autre


être et sa volonté (dont la raison n’est que l’interprète dans la législation universelle qu’elle nous prescrit), c’est-à-dire Dieu. —— Mais ce devoir relatif à Dieu (proprement à l’idée que nous nous faisons d’un tel être) est un devoir de l’homme envers lui-même ; c’est-à-dire qu’il n’est point l’obligation objective de rendre certains offices à un autre être, mais seulement l’obligation subjective de fortifier le mobile moral dans notre propre raison législative.

Pour ce qui est de la matière[6] de la religion, ou de l’ensemble des devoirs envers (erga) Dieu ou du culte à lui rendre (ad præstandum), elle ne saurait contenir que des devoirs particuliers, qui ne dériveraient pas de la seule raison, cette source de toute législation universelle, et qui par conséquent ne nous seraient pas connus à priori, mais empiriquement, c’est-à-dire appartiendraient uniquement à la religion révélée, comme commandements de Dieu. Par conséquent aussi cette religion supposerait l’existence de cet être et non pas seulement son idée au point de vue pratique, et elle ne devrait pas la supposer arbitrairement, mais la présenter comme donnée immédiatement, ou médiatement, dans l’expérience. Mais une semblable religion, si bien fondée qu’elle pût être d’ailleurs, ne pourrait plus être considérée comme une partie de la morale purement philosophique.

La religion, comme doctrine des devoirs envers Dieu, réside donc en dehors de toutes les limites de l’éthique purement philosophique, et c’est là ce qui explique pourquoi l’auteur de cet ouvrage n’a point, comme cela se pratiquait ordinairement, fait entrer dans son éthique la religion ainsi entendue.

Il peut être question, il est vrai, d’une « religion considérée dans les limites de la raison, » mais qui ne dérive pas de la seule raison et se fonde aussi sur des témoignages historiques et une doctrine révélée, tout en se trouvant d’accord avec la raison pure pratique (celle-ci ne la contredisant point). Mais alors il ne s’agit pas d’une doctrine religieuse pure ; il s’agit d’une doctrine religieuse appliquée à une histoire donnée, et qui par conséquent ne saurait trouver sa place dans une éthique, en tant que pure philosophie pratique.

Notes du traducteur modifier

  1. Unrecht.
  2. Als Staatsbeamte.
  3. Rechtlich.
  4. Das Formale.
  5. Anschaulich.
  6. Das Materiale.

Notes de l’auteur modifier

  1. « De diis, neque ut sint, neque ut non sint, habeo dicere. »
  2. Plus tard, il est vrai, un grand sage, dans sa législation morale, a entièrement interdit le serment comme absurde et touchant presque au blasphème ; mais, dans l’ordre politique, on continue toujours de croire qu’il est absolument impossible de ne pas mettre ce moyen mécanique au service de l’administration de la justice publique, et l’on a imaginé de commodes interprétations pour échapper à cette défense. — Comme ce serait une absurdité de jurer d’abord qu’il y a un Dieu (puisqu’il faut l’avoir déjà supposé, pour pouvoir jurer en général), reste la question de savoir si un serment est possible et valable, lorsque l’on ne jure qu’au cas qu’il y ait un Dieu (sans rien décider à cet égard, à l’exemple de Protagoras). — Dans le fait tous les serments qui sont faits honnêtement et avec réflexion peuvent bien n’avoir pas d’autre sens. — Car que quelqu’un s’offre à jurer simplement qu’il y a un Dieu, il ne semble pas courir en cela un grand risque, qu’il y croie ou non. S’il y a un Dieu (dira le trompeur), j’ai rencontré juste ; que s’il n’y en a point, je ne serai point démenti, et je ne cours aucun danger en faisant un tel serment. — Mais, s’il y a un Dieu, ne court-il pas le danger d’être surpris à mentir volontairement, et cela dans l’intention même de tromper Dieu ?