Doctrine de la vertu/Conclusion/Remarque

Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un Traité de pédagogie et de divers opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 181-184).



remarque finale.



xxToutes les relations morales des êtres raisonnables, contenant un principe d’harmonie entre la volonté de l’un et celle des autres, peuvent se ramener à l’amour et au respect ; et, en tant que ce principe est pratique, le motif de la volonté se rapporte, pour l’amour, à la fin d’autrui, et, pour le respect, à son droit. Si parmi ces êtres il en est un qui n’ait que des droits et pas de devoirs envers les autres (Dieu), et que ceux-ci, par conséquent, n’aient envers lui que des devoirs et pas de droits, le principe de leurs rapports moraux est transcendant, tandis que le rapport réciproque des hommes, dont la volonté se limite réciproquement, a un principe immanent.
xxOn ne peut concevoir la fin de Dieu relativement à l’humanité (à sa création et à sa conservation) autrement que comme une fin d’amour, c’est-à-dire comme étant le bonheur de l’homme. Mais le principe de la volonté divine, au point de vue du respect (de la vénération) qui lui est dû et qui limite les effets de l’amour, c’est-à-dire le principe du droit divin, ne peut être autre que celui de la justice. On pourrait dire aussi (en parlant d’une manière humaine)

que Dieu a créé des êtres raisonnables comme par besoin d’avoir en dehors de lui quelque chose qu’il pût aimer ou même dont il pût être aimé. Mais la justice de Dieu, considéré comme punisseur, lui donne sur nous, au jugement de notre propre raison, un droit qui n’est pas seulement aussi grand que le principe précédent, mais qui lui est même supérieur (car c’est un principe restrictif). — En effet la récompense (præmium, remuneratio gratuita), du côté de l’Être suprême, ne peut être considérée comme émanant de sa justice à l’égard d’êtres qui n’ont que des devoirs et n’ont pas de droits vis-à-vis de lui, mais seulement de l’amour et de la bonté (benignitas) : — à plus forte raison ne peut-il y avoir de droit à une rémunération[1] (merces) de la part d’un tel Être, et une justice rémunératrice (justitia brabeutica) est, dans le rapport de Dieu aux hommes, une contradiction.

xxIl y a pourtant, dans l’idée de la justice exercée par un Être dont les fins sont placées au-dessus de toute atteinte, quelque chose qui ne s’accorde pas bien avec le rapport de l’homme à Dieu : c’est à savoir celle d’une lésion qui pourrait être faite au Maître infini et inaccessible du monde ; car il ne s’agit plus là de ces violations du droit que les hommes commettent entre eux et sur lesquelles Dieu prononce comme un juge chargé de punir, mais d’une atteinte portée à Dieu lui-même et à son droit, c’est-à-dire de quelque chose dont le concept est transcendant, ou placé au-dessus de l’idée de toute justice pénale, telle que nous en pouvons trouver quelque exemple (telle qu’elle existe parmi les hommes), et dont les principes transcendants ne peuvent s’accorder avec ceux que nous appliquons dans les divers cas de la vie, et par conséquent sont tout à fait vides pour notre raison pratique.
xxL’idée d’une justice pénale divine est ici personnifiée. Or ce n’est point un être particulier qui exerce cette justice (car alors il y aurait contradiction entre cet être et les principes du droit) ; mais c’est la Justice en substance, pour ainsi dire (qu’on appelle aussi l’éternelle Justice), laquelle, comme le Fatum (le Destin) des anciens poètes philosophes,

est encore au-dessus de Jupiter. C’est cette Justice même qui prononce, conformément au droit, avec une nécessité inflexible et pour nous inaccessible. — En voici quelques exemples :

xxLa peine (suivant l’expression d’Horace) ne perd pas de vue le coupable qui marche fièrement devant elle ; elle le suit toujours, mais en boitant, jusqu’à ce qu’elle l’atteigne. — Le sang injustement versé crie vengeance. — Le crime ne peut demeurer impuni : si le coupable échappe à la punition, sa postérité payera pour lui ; ou, s’il ne reçoit pas son châtiment dans cette vie, il le recevra dans une autre (après la mort) [Note de l’auteur 1] ; et l’on n’admet cette autre vie, on n’y croit volontiers, que pour donner satisfaction aux droits de l’éternelle justice. — Je ne veux pas, disait un jour un prince fort sage, ouvrir au meurtre la porte de mes États, en faisant grâce au duelliste assassin pour lequel vous me suppliez. — Il faut que la dette du péché soit acquittée, dut un innocent s’offrir en victime expiatoire (quoiqu’on ne puisse donner le nom de punition à la souffrance qui retombe sur lui, puisqu’il n’a point péché lui-même). Tous ces exemples montrent que ce n’est point à une personne administrant la justice que l’on attribue ces sentences de condamnation (car elle ne pourrait prononcer ainsi sans se montrer injuste à l’égard des autres), mais que c’est la seule justice, comme principe transcendant, conçu dans un sujet supra-sensible, qui détermine le droit de cet Être, lequel est, il est vrai, d’accord avec la forme de ce principe, mais

contraire à sa matière, à la fin, qui est toujours le bonheur des hommes. — En effet, à voir le nombre éternellement immense des coupables qui étendent sans cesse le compte de leurs crimes, la justice pénale placerait le but de la création, non dans l’amour du Créateur (comme il faut le concevoir), mais dans la stricte observation du droit (elle ferait du droit même le but qui constitue la gloire de Dieu). Or, comme le droit (ou la justice) n’est que la condition restrictive de l’amour (ou de la bonté), cela semble en contradiction avec les principes de la raison pratique, d’après lesquels n’aurait pas dû avoir lieu la création d’un monde amenant un résultat si opposé au dessein de son auteur, qui ne peut avoir pour principe que l’amour.

xxOn voit par là que dans l’Éthique, comme philosophie pure, fondée sur la législation intérieure, les rapports moraux de l’homme avec l’homme sont les seuls qui soient compréhensibles pour nous ; mais que, pour ce qui regarde le rapport de Dieu et de l’homme, il est tout à fait en dehors des limites de notre nature et nous est absolument incompréhensible. Par où se trouve confirmé ce qui avait été avancé plus haut, à savoir que l’Éthique ne peut s’étendre au delà des bornes des devoirs de l’homme envers lui-même et envers les autres hommes.


Notes du traducteur modifier

  1. Anspruch auf Lohn.
  2. Das Daseyn desselben in der Erscheinung.

Notes de l’auteur modifier

  1. Il n’est pas même nécessaire de faire intervenir ici l’hypothèse d’une vie future pour se représenter dans toute son intégrité l’exécution de cette peine qui menace le coupable. En effet l’homme, considéré dans sa moralité, est jugé comme un objet supra-sensible en présence d’un juge supra-sensible, et non d’après des conditions de temps ; il n’est question ici que de son existence. Sa vie terrestre, qu’elle soit courte ou longue, ou même éternelle, n’est que son existence phénoménale[2] et le concept de la justice n’a pas besoin d’une détermination plus précise. Aussi bien ne commence-t-on point proprement par admettre la croyance en une vie future, où la justice pénale puisse s’accomplir, mais conclut-on bien plutôt cette vie future de la nécessité de la punition.