Librairie Henry du Parc (p. 35-69).
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III


Maurice Bouchor : les Chansons joyeuses. — Jean Richepin : la Chanson des Gueux. — Le Restaurant turco-grec. — Paul Hourget : la Vie inquiète, Edel. — Les Haïtiens, Raoul Ponchon, l’illustre Sapeck.


Maurice Bouchor venait de publier chez Charpentier son premier volume de vers, les Chansons joyeuses. La critique accueillit par une salve d’éloges cette œuvre d’un poète de dix-huit ans, qui, cavalièrement, entrait, le sourire aux lèvres, dans l’antique domaine de la poésie.

« Ah ! ce domaine, comme on l’avait rendu grave : une sorte de temple immense, mais désert, où de rares fidèles parlaient à voix basse. Hélas ! hélas ! une théorie d’enfants de chœur élevés à l’ombre funeste de ce sanctuaire, sombres malgré leurs cheveux blonds et bouclés, exhalaient une odeur fade de vieilles cathédrales, de pagodes exotiques, de consistoires allemands, de cierges bibliques et de vieux frocs : morne rebut de chapelle obscure et salpétrée. »

Ainsi pensait à cette époque le révolutionnaire Maurice Bouchor ; il opposait la simplicité de sa manière aux procédés alambiqués, et son amour du plein air à ces effluves de logis clos.

Avec une audace d’étudiant qui cale l’école et fait la poule, il narguait les maîtres doctrinant en chaire, et courait vers la rue vivante, pour jeter ses impressions aux passants, comme, durant le carnaval de Nice, on se bat à coups de fleurs.

« Lâchons, semblait-il dire aux camarades, lâchons ces professeurs d’horticulture poétique, qui prennent les roses pour les empaqueter symétriquement et les mettre, en bouquets trop bien liés, sur de solennels cénotaphes ! lâchons les herborisants personnages qui cueillent des violettes fraîches et vivantes, au revers des talus dans les bois, pour les cataloguer en un herbier ! lâchons les collectionneurs de papillons qui se croient sages en contemplant les prodigieuses couleurs que conservent les minces cadavres épinglés ! laissons les oiseleurs de syllabes, qui emprisonnent les rythmes derrière des règles en fil de fer ! il vaut mieux préférer à tous ces poèmes des îles lointaines, à tous les cacatoès, aux aras, aux cardinaux et autres volatiles rares que l’on montre avec orgueil dans une volière dûment close, les simples corbeaux du Luxembourg, et les pinsons du jardin des Plantes, et les vulgaires moineaux des squares. »

Aussi, passant leste et dédaigneux devant la chapelle des bouquetiers, et l’hôtel de Rambouillet des oiseleurs, il s’esbaudissait dans la rue vivante, et donnait des chansons joyeuses à qui voulait les entendre.

Il reniait surtout cette parole d’un ciseleur de rimes :

Et nous faisons des vers émus très froidement.

Il s’émouvait pour un rien au contraire, et sans faux dandysme, chantait ses impressions, comme d’autres, à la même époque, essayaient de les transporter sur la toile.

Plus d’une parmi ces jeunes chansons est restée dans la mémoire de ceux qui les entendirent. Voici, au hasard :


PROMENADE


Le notaire sera noir…
Ces gens-là, c’est si morose !
Toi, tu seras blanche et rose,
Ayant, pour si grave chose,
Pris conseil de ton miroir.

Et puis, le sourire aux lèvres,
Pieds légers, et cœurs ouverts,
Au soleil, par les prés verts,
Nous nous en irons devers
Les riants coteaux de Sèvres.

Tout seuls, chantants et bénis !
À nos pieds, des fraises mûres !
Sur nos fronts, les longs murmures
Qu’on entend dans les ramures
Où s’enchevêtrent les nids.

Et les morts, sous l’herbe épaisse —
Si, par hasard, nous passons
Près d’un cimetière — aux sons
De nos joyeuses chansons,
Rêveront de leur jeunesse.

Et les cieux seront posés
Sur ta tête et sur la mienne,
Et, tout là-bas, dans la plaine,
Ô mignonne, je t’emmène
Faire la chasse aux baisers.

Très peu de temps après, parurent les Chansons de l’Amour et de la Mer. Le poète semblait là devenu mélancolique. La critique s’en étonna, et fit un peu payer au jeune poète le succès de sa première œuvre. Un des plus durs éreintements partit précisément de la République des Lettres ; il est juste d’ajouter que, dans une note placée en tête de l’article où l’on malmenait assez Maurice Bouchor, la rédaction dégageait sa responsabilité.

On lui reprochait la banalité de son sujet, ce qui, par parenthèse, est assez extraordinaire, puisque c’était voulu de sa part, et que, précisément, c’est l’amour du distingué, de l’inconnu ou du méconnaissable, qui a rendu la poésie abstruse, indéchiffrée. Savoir rendre poétique la banalité elle-même n’est donné qu’à un poète sincère.

« Après avoir dit, s’écriait l’auteur de l’article, qu’il haïssait toutes les vieilleries, M. Maurice Bouchor tombe dans le même jeu et use des mêmes procédés. Son volume peut être un journal de son cœur, ce n’est pas une œuvre… Nous ne dirons rien des licences prosodiques que l’ami de M. Jean Richepin prend avec affectation. C’est un système. »

M. de Banville, dans un article sur les Chansons de l’Amour et de la Mer, écrivait plus aimablement :

« Certes, voilà de la grande, saine et robuste poésie. Mon cœur de vieux romantique saigne bien un peu quand je vois là-dedans amour au singulier rimer avec velours, et trêve sans S avec soulèves ; mais quoi ! je suis du vieux jeu. Ces jeunes gens ont levé l’étendard de la révolte ; ils ont victorieusement renversé et brisé ma vieille idole, et celle qui fut la rime exacte est devenue une déesse sans bras, comme la Vénus de Milo ! »

À la bonne heure !

Pour se reposer, sans doute, ou pour damer le pion à Victor Hugo lui-même, Maurice Bouchor alla s’installer à Guernesey, en compagnie de Jean Richepin et du fidèle Raoul Ponchon. On datait, de cette île célèbre, des poèmes, et on les envoyait à la République des Lettres, qui les insérait par respect pour le timbre de la poste : Guernesey !

Ce n’était pourtant point un lieu de parfaites délices, ce rocher, si j’en crois certaine épître, que doit posséder encore l’illustre Sapeck. On s’y plaignait amèrement de l’absence d’un tas de choses, surtout de l’absence de Paris et des Parisiennes. Sapeck, ne pouvant pas leur envoyer ce qu’ils réclamaient, leur conseilla de revenir de l’exil. Ainsi firent-ils.

Maurice Bouchor ne s’était lancé dans la fantaisiste bohème que par goût et non par force, comme tant d’autres, comme Richepin, le roi des gueux. Bouchor, le créole roux, à la tête anglo-saxonne, solide buveur, au teint rosé, était dès lors riche et ne ressemblait guère aux pâles poètes qui usent contre la misère la fraîche fleur de leur jeune gaieté.

Parmi ses camarades, il fut édité le premier, tandis que Richepin colportait ici et là sa Chanson des Gueux, Paul Bourget sa Vie inquiète, Maurice Rollinat son Poème des Brandes.

Chose étrange ! il devint cependant le plus spleenétique. Ses Chansons joyeuses ne tardèrent pas à se transformer en mélancoliques sonnets, en contes tristes. D’année en année, il s’éloigna de ses frères d’armes de la première heure ; il se mit à adorer la musique et voire la mathématique. À l’heure où j’écris, il est peut-être plongé dans le Calcul différentiel[1]

À cette époque, Jean Richepin faisant allusion sans nul doute à quelque amour profond, et sans guérison possible, lui adressait le sonnet suivant :

Que ta maîtresse soit ou blonde, ou rousse, ou brune,
Qu’elle vienne d’en haut, ou d’en bas, ou d’ailleurs,
Crains l’abandon certain promis par les railleurs.
La femme et ses désirs sont réglés sur la lune.

Tous les amours du monde ont une fin commune.
Ta maîtresse prendra de tes ans les meilleurs,
Et les effeuillera sous ses doigts gaspilleurs.
La femme est un danger, quand on n’en aime qu’une.

Aime-les toutes, c’est le parti le plus sûr ;
La brune aux yeux de nuit, la blonde aux yeux d’azur,
La rousse aux yeux de mer, et bien d’autres encore.

Ne fixe pas ton cœur à leurs cœurs décevants !
Mais change ! L’homme heureux est celui que décore
Un chapeau d’amoureux qui tourne à tous les vents.

Ce à quoi Bouchor répondait simplement : — Je suis monogame !

Richepin, entre temps, avait trouvé un éditeur, Maurice Dreyfous. J’entends encore le beau tapage littéraire que suscita ce superbe volume de vers : la Chanson des Gueux.

Pour ceux qui avaient encore dans l’œil la lueur des incendies de la Commune, cette Chanson, apparut vite comme le chant du Coq rouge, qui se serait subitement réveillé dans les broussailles enchevêtrées, sur les ruines des Tuileries et du palais de la Cour des comptes.

Ouvrez la porte
Aux petiots qui ont bien froid.
Les petiots claquent des dents.
Ohé ! ils vous écoutent !
S’il fait chaud là-dedans,
Bonnes gens,
Il fait froid sur la route.

Ouvrez la porte
Aux petiots qui ont bien faim.
Les petiots claquent des dents.
Ohé ! il faut qu’ils entrent !
Vous mangez là-dedans
Bonnes gens,
Eux n’ont rien dans le ventre.

Ouvrez la porte
Aux petiots qui ont sommeil.
Les petiots claquent des dents.
Ohé ! leur faut la grange !
Vous dormez là-dedans,

Bonnes gens,
Eux, les yeux leur démangent.

Ouvrez la porte
Aux petiots qu’ont un briquet.
Les petiots grincent des dents.
Ohé ! les durs d’oreilles !
Nous verrons là-dedans,
Bonnes gens,
Si le feu vous réveille.

Pour caractériser cette poésie, haute en couleur, le surnom choisi par Maurice Bouchor : les vivants, ne semblait pas devoir suffire, Jean Richepin inventa le brutalisme : non plus seulement la vie en poésie, mais la violence. À la place du chant doucement modulé des derniers enfants de chœurs qui servaient la messe romantique, les cris de la place publique, les refrains désordonnés de la horde des gueux : gueux des champs et des grands chemins, gueux des villes et des hôtels (plus ou moins garnis), gueux populaires et gueux poétiques.

Venez à moi, claquepatins,
Loqueteux, joueurs de musettes,
Clampins, loupeurs, voyous, catins,
Et marmousets et marmousettes,

Tas de traîne-cul-les houseltes.
Race d’indépendants fougueux !
Je suis du pays dont vous êtes :
Le poète est le Roi des Gueux.

Laissant le clan bourgeois pour la pure bohème, le poète Jean Richepin se sacrait Roi des Truands. Il s’agrafait alors, comme marque distinctive de cette dignité étrange, un bracelet porte-bonheur au poignet gauche ; pour couronne il se coiffait d’un chapeau de forme spéciale. Ce fut même, entre le pauvre et grand caricaturiste André Gill et Jean Richepin, une lutte épique, une pacifique querelle à qui dénicherait, chez les divers chapeliers de Paris, le plus bizarre couvre-chef. Tantôt Gill avait l’avantage ; mais souvent Richepin l’emportait. L’illustre Sapeck jugeait en dernier ressort, et offrait la palme au vainqueur.

Ce n’était donc point un funèbre poète que Jean Richepin. La philosophie de ses gueux brutalistes n’apparaît pas toujours aussi féroce que celle des petiots armés du briquet. Non. Ils sont plutôt railleurs, donnant l’exemple de la belle humeur : ainsi celui qui chante, en regardant travailler les paysans qui s’échinent.

Qui qu’est gueux ?
C’est-y nous
Ou ben ceux
Qu’a des sous ?
Quel travail à grand orchestre !
C’est pas fait pour les envier.
Ça va depuis l’premier d’janvier
Jusqu’au soir de Saint-Sylvestre.

Ce spectateur finaud conclut :

Allez, allez, dans la terre
J’tez vot’ blé ! Mais quel guignon !
Faudra m’couper mon quignon
Dans vot’ pain d’propriétaire.
Qui qu’est gueux ?
C’est-y nous
Ou ben ceux
Qu’a des sous.

Surtout dans la pièce intitulée : les Oiseaux de passage, se montre le pur dédain que professent les gueux, libres et fiers de leurs soucis, envers les volailles de basse-cour, dont la vie platement heureuse n’est pas faite pour séduire les aventureux oiseaux de passage.

Ce dindon a toujours béni sa destinée.
Et, quand vient le moment de mourir, il faut voir
Cette jeune oie en pleurs : « C’est là que je suis née,
Je meurs près de ma mère et j’ai fait mon devoir. »

Seulement la société, représentée par les juges de la police correctionnelle, se vengea cruellement du poète : un mois de prison pour attentat aux mœurs, privation des droits civils et politiques, etc. Ah ! tu es roi des gueux, attends ! tu ne seras jamais, là, jamais de la vie, conseiller municipal.

Le poète des gueux fit son mois de prison à Sainte-Pélagie. Le soir de la sortie, des étudiants enthousiastes le portèrent en triomphe au bal Bullier. André Gill, qui, lui, n’avait jamais été porté en triomphe, se contenta de déclamer avec cet accent inimitable, où l’on ne savait démêler si le dessinateur se moquait de ses auditeurs ou s’il parlait sérieusement : Moi ! si j’entrais dans Paris sur un cheval blanc on me nommerait empereur !

La Chanson des Gueux avait été poursuivie et condamnée pour deux ou trois pièces, dans lesquelles le poète abordait carrément certaines réalités dont, tous les jours, il est parlé dans les faits divers et le compte rendu d’une multitude de journaux.

Mais, chut ! la thèse n’en est pas ici de mise ; en cette occurrence, je m’en réfère plutôt à la sagesse de Jean Richepin ; dans la préface de la dernière édition, il écrit :

« Pour ce qui touche à la justice, tu me permettras (ami lecteur), d’imiter le bon soldat qui, au dire de M. Scribe, doit souffrir et se taire sans murmurer. »

Seulement, il s’insurge avec raison contre le procédé peu confraternel du journal qui l’avait dénoncé au parquet. Ce journal, c’était — le croirait-on ? — le Charivari. Au nom de quelle esthétique, de quelles lois morales, de quelle religion particulière, de quelle divinité ou de quelle pagode, ce prédicateur inattendu fulminait-il l’anathème contre un poète ? C’est un mystère.

Une des critiques les plus bizarres qui fut alors adressée à Richepin, c’était d’avoir ponctué ses vers d’apostrophes, ainsi qu’il suit :

Avoir l’air d’un mâl’ v’là c’que j’gobe.

Mince querelle ! Il faisait parler ses personnages comme il les avait entendus chanter, avec des hiatus et de l’argot. Il y a des gueux qui ne savent pas l’orthographe ; et, dans ce livre complexe, chacun devait avoir sa place.

En revanche, écoutez comme Jean Richepin change de ton lorsqu’il s’adresse au poète, roi des espaces lumineux :

Que tes cheveux soient une queue
De comète, et royalement
Ouvre au vent ta bannière bleue
Découpée en plein firmament.

Monte plus haut, comme un grand aigle,
Plus haut toujours, comme un condor ;
Monte sans frein, sans loi, sans règle,
Et perds-toi dans le couchant d’or.

Et vogue enfin à pleines voiles.
Loin du monde, loin de céans ;
Que tes larmes soient des étoiles,
Et tes sueurs des océans.

Et là-haut, dans le libre espace,
Sur ton corps glorieux et beau,
Si tu vois qu’il reste une trace
De la bataille ou du tréteau,

Sur ton front si tu vois encore
De la boue et du sang vermeil,
Débarbouille-toi dans l’aurore
Et sèche-toi dans le soleil.

Afin de se sécher dans du soleil, on désertait parfois le Sherry-Cobbler pour aller en Orient. L’Orient, avec une gracieuseté dont on ne peut que lui savoir gré, se sentant trop loin des poètes parisiens, trop loin, là-bas, vers l’Asie mineure et les Archipels, s’était transporté rue Monsieur-le-Prince, sous la forme d’un restaurant turco-grec. On y venait déjeuner de sisquebah, manger des gâteaux bizarres et des confitures de roses envoyées de Smyrne ; on y buvait du raki et du zwicka. Il y avait deux patrons, l’un grave, servant le café turc avec une majesté ottomane, l’autre vif et pétulant, portant toujours caché dans sa longue manche un stylet aigu que nous appelions le kandjar du palikare. Ohé ! roi des montagnes !

C’est de là que partit un soir pour ne plus revenir, un jeune Valaque, qui faisait parfois des vers. Ce suicide fut perpétré d’une façon extrêmement digne, avec un parfait dandysme. D…, revêtu d’habits neufs, des bouquets plein les mains, se présenta à la caisse, et, gracieux, orna de fleurs le comptoir et le corsage de la caissière. Puis, s’adressant à un étudiant en médecine, il lui dit nonchalamment : Mon cher, j’ai fait le pari que la petite pointe du cœur se trouve ici entre ces deux côtes. Et il désignait un point sur son gilet collant.

— Pas du tout, reprit l’autre, c’est plus bas. Là !

— J’ai donc perdu, se contenta de répondre D…

Il fit venir un fiacre et donna l’ordre de le conduire vers l’Arc de Triomphe.

Quand le cocher, arrivé au bout des Champs-Élysées, ouvrit la portière, il ne trouva plus qu’un cadavre sur les coussins. D… s’était tiré un coup de revolver en plein cœur.

Comme on l’emportait, une jeune femme qui était descendue de son coupé remarqua que les bottines du mort n’avaient point servi ; pas un atome de poussière sur les semelles jaunes.

Les gens corrects ou non ne sont pas toujours des gens heureux.

— Encore un verre de raki, monsieur le patron.

On trouvait là Paul Bourget qui venait rarement au Sherry-Cobbler prendre sa part des tumultes poétiques, auxquels se livrait notre exubérante jeunesse. Bourget avait peu, à cette époque, la passion de la vie pour la vie elle-même, il ne la concevait que littéraire ; c’était avant tout un artiste. Voici comme il parlait :

Les jours succéderont aux jours, et les années
S’effeuilleront ainsi que des roses fanées,
Avant que je n’étreigne entre ces faibles bras
Les seuls trésors que j’aie adorés ici-bas :
La gloire et le génie. Et pourtant, comme j’aime
Ces Lettres dont j’ai fait ma volupté suprême !
Comme je sens vibrer tout mon cœur dans les mots !
Ce qu’ils m’ont prodigué de plaisirs et de maux,
Ce que j’ai consumé de nuits passionnées
À guetter une phrase au vol, et de journées !
Oui, même quand Avril riait dans un ciel clair,
Même quand un parfum de fleur flottait dans l’air
Suave et délicat comme un souffle de femme,
Je m’enfermais, bouchant mes yeux, domptant mon âme,
Ivre de mon travail et prêt à me tuer
Pour vaincre enfin les mots rebelles, et créer.
Créer ! sentir les mots palpiter sur la page,
Les entendre frémir d’amour, hurler de rage,
Et moi-même avec eux vibrer, souffrir, crier.
Être en eux comme Dieu dans le monde, créer !

Cela ressemblait peu aux théories des Vivants et des Brutalistes ; mais ce qui rapprochait beaucoup le poète de ses amis, c’était le goût quand même pour ce qui s’est appelé depuis le modernisme, c’est-à-dire, à l’exclusion des légendes antiques et des récits moyenâgeux, la recherche du moment présent, de l’heure qui passe avec nous, et qui chante ou pleure dans nos sourires ou nos larmes d’êtres vivants.

Paul Bourget croyait au travail solitaire, au cénobitisme du penseur, de l’analyste et du bibliophile. Grand admirateur, profond dévot de Balzac, il levait entre les Vivants et les Brutalistes la bannière des Balzacides. Son balzacisme allait très loin. Dans son modeste, mais correct appartement de la rue Guy-de-la-Brosse, d’où l’on voyait les arbres du Jardin des Plantes fleurir peu à peu par les belles matinées d’avril, et vers l’automne s’étaler en taches versicolores dans l’encadrement des fenêtres, Paul Bourget s’était soumis à un féroce régime de balzacien : dîner de très bonne heure, se coucher aussitôt après, puis se faire réveiller sur le coup de trois heures du matin, comme il est écrit dans le poème d’Edel :

Un, deux, trois. Oui, c’est bien trois heures. Dans la nuit,
Qu’il est plaintif, ce cri de l’heure qui s’enfuit !
J’ai, pour mieux l’écouter tinter, posé ma plume,
Et voici qu’à ce son fatidique une brume
De rêves douloureux m’enveloppe, et j’entends
Passer sur moi le souffle effroyable du temps.

Le poète reclus avalait deux ou trois bols de café noir, comme Balzac, et, comme Balzac, travaillait jusqu’à sept heures du matin. Là, il redormait une heure, pour se lever ensuite définitivement, et aller vaquer aux occupations mesquines et lucratives qu’impose aux jeunes littérateurs la misère des débuts. Tout le jour, donc, Paul Bourget, non plus Balzacide, mais licencié ès lettres, enseignait le latin et le grec à des aspirants au baccalauréat ; il versait en des crânes rebelles l’antiquité tout entière, et prenant, sans doute, à ce métier de Danaïde, un certain dégoût pour les ancêtres, se rafraîchissait le soir en plein modernisme.

Mais, hélas ! en la société des jeunes compagnons, il était vite lassé, s’endormant de fatigue et ne pouvant plus vivre qu’à la condition expresse de se coucher à huit heures du soir pour se lever à trois heures du matin. Les feuilles de papier blanc, posées en tas sur sa table de travail, l’appelaient au fond de la rue Guy-de-la-Brosse ; à la fin du repas, au moment où le moka turco-grec fumait dans sa tasse, le grand bol plein de café froid, destiné à le réveiller vers trois heures du matin, semblait lui dire : « Viens avec nous ! laisse donc ces gens qui épuisent en discussions stériles, en éloquence fugitive, en diagnostics et pronostics d’avenir, la chère heure présente ; viens avec nous, repose-toi près de nous, puis lève-toi vers l’aube ! Bois-moi, disait le moka ! Couvre-nous de tes pattes de mouche, chantaient les feuilles de papier blanc ! »

Bientôt, pourtant, il reconnut lui-même qu’à fréquenter exclusivement Balzac, Byron, Henri Heine et Stendhal, il s’anémierait. Ses camarades disaient de lui : « Il sera le Sainte-Beuve, le grand critique de notre génération. » Cela déplaisait au poète de la Vie inquiète.

Certainement la Vie vivante l’attirait aussi bien que ses émules ; il écrivait dans la préface du poème intitulé Edel, qu’il composait alors et que Lemerre édita (1878), ce programme très significatif :

« Voici quarante ans accomplis que le plus étonnant génie du dix-neuvième siècle, notre père à tous, le grand Balzac, a magistralement posé l’idéal moderne : « Toute génération, disait-il, c’est un drame à quatre ou cinq mille personnages que la littérature a pour mission « d’exprimer, » sous peine de devenir ce qu’elle fut à Rome au temps de Claudien, un stérile agencement de syllabes mortes. Ce principe a ramené l’art d’écrire à une psychologie vivante, et renouvelé la critique et le roman, comme il a renouvelé l’histoire. Apporte-t-il avec lui une poésie nouvelle, destinée à occuper une place brillante entre la poésie historique si merveilleusement représentée par Leconte de Lisle, et la poésie romantique dont les élèves de Hugo portent avec vaillance le vieux drapeau ? Pour ma part, je le crois en toute sincérité de conscience. Je vois nettement ce qu’il faudrait faire pour que cette poésie fût créée. Hélas ! il me suffit de relire Edel pour constater une fois de plus que, dans la littérature comme dans la vie, l’homme réalise malaisément ses rêves. »

À noter en ces lignes la proclamation de la supériorité de Balzac sur Hugo, l’allusion à Claudien, et la tendance accusée vers l’analyse psychologique.

Seulement les façons brutales de la vie des routes et grands chemins, l’atmosphère des rues, des caboulots, le goût du noctambulisme, les petites fêtes de la bohème lui répugnaient :

Je m’assis dans le coin isolé d’un café ;
Je regardais dans l’air épais et surchauffé
Se pencher sur leur verre où blanchissait l’absinthe
Des hommes de trente ans qui, la prunelle éteinte,
Déjà chauves, fumaient en lisant un journal.

Le bruit des voix montait. Un peuple trivial
De boursiers fatigués, de mornes journalistes,
Et de tout jeunes gens déjà lassés et tristes,
Se pressait sous les feux du gaz qui se mêlait
Lugubrement au jour blême qui s’en allait.
Je m’accoudai longtemps au marbre de la table,
Près de pleurer, noyé d’un chagrin ineffable :
Car c’était, ce café douloureux, au sortir
Du palais où mon cœur venait de tant sentir,
Le symbole, visible à moi seul, de la vie
Qui me prendrait le jour où mon âme ravie
Dans un bleu paradis d’amour surnaturel
Retomberait à plat sur le monde réel.

(Edel.)

Je cite ces vers, non point comme des meilleurs qu’ait écrits Bourget, mais pour indiquer l’état d’âme en lequel il se trouvait à cette époque, l’immense besoin qu’il éprouvait d’échapper à ce monde réel composé de bohèmes et de Villons de brasserie, afin de s’évader vers la sphère aristocratique, délicate et quintessenciée, où il devait se cantonner plus tard.

Le champ de la vie moderne est très vaste ; il y a des salons dont les lumières, le soir, répondent au scintillement des becs de gaz de l’assommoir ; et la princesse Morphine est tout aussi réelle que Coupeau. Paul Bourget préférait d’ores et déjà la princesse, et son analyse psychologique devait se porter plutôt sur les raffinées nuances du monde que sur les brutales couleurs de la foule.

Oh ! les populaciers, ceux dont l’âpre besogne,
Comme un marteau de fer infatigable, cogne
Jour et nuit sur la bête humaine et la meurtrit !
Il me semble qu’en y voiturant mon esprit,
En coudoyant la foule écrasée, asservie,
Mon désir renaîtra de tordre cette vie,
Pour lui faire suer ce qu’elle a de beauté.
Que je me reprendrai pour la modernité
D’une fureur dont tout mon être se remplisse.

..............................À tous les horizons,
Ce n’était qu’un amas suintant de maisons
Noires, et que, de place en place, une fenêtre
Éclairée et cachant quelque drame peut-être,
Œil sinistre, trouait d’une tache de sang.
Partout des omnibus filaient, éclaboussant
La foule, tressautant sur les pavés, énormes,
Crottés, puants, pareils à des monstres difformes,
Et le gaz, palpitante haleine, flamboyait…

Comme on sent bien que le poète adore le salon capitonné, les tentures, les lustres, le large piano à queue, les partitions éparses, le cartel armorié, les tapis épais, la cheminée où l’on s’accoude pour dire des vers.

Ce n’est point par snobisme, mais par goût profond d’une modernité spéciale que le poète d’Edel devient dandy. Il faut à sa pénétrante analyse, l’étude d’âmes plus compliquées, plus alambiquées, plus contournées que celles des naïfs qui montrent leurs passions au soleil, comme Vénus, impudiquement, laisse voir son torse ; il veut vaincre la difficulté de pénétrer à travers l’étoffe, la doublure, le corsage et la fausse gorge jusqu’au cœur. Dores et déjà, il recherche les Énigmes. Nouvel Œdipe, il s’avance dans les steppes et les mirages mondains, pour interroger les Sphinges qui paraissent d’autant plus ambiguës en leurs réponses qu’il leur arrive souvent de n’avoir rien à dire.

Comme professeur de dandysme, Paul Bourget eut l’heureuse fortune de trouver en M. Barbey d’Aurevilly un maître. Voici le portrait que le jeune poète traça du vieux lutteur :

.....Le grand maître
D’abord, Jean d’Altaï, le terrible, ce reître
Du feuilleton, pour qui la plume est un couteau :
Un aigle en cage usant son bec contre un barreau.
Moustache en croc, de la dentelle à sa cravate,
Sur son pantalon blanc une bande écarlate,
La rhingrave pincée à la taille, il a l’air

D’un pirate-dandy qui va prendre la mer ;
Cet homme écrit, comme il s’habille, il est bizarre
Mais exquis, violent mais fort, cherché mais rare.

Dès lors, Paul Bourget nargua les feuillets blancs et les bols de café de trois heures du matin. Il allait avec Jean d’Altaï, aux samedis du cirque, il risquait des pantalons vert-d’eau, des cravates singulières. Son goût profond pour la mondanité le sauva vite heureusement de tout genre excentrique.

Il restait bon camarade, le meilleur peut-être, le plus prompt à rendre un service. Le dimanche matin, dans son petit salon de la rue Guy-de-la-Brosse, il recevait fraternellement de jeunes camarades, qui parfois s’attardèrent chez lui jusqu’à l’heure du déjeuner, souvent jusqu’après.

Richepin y demeura même une quinzaine de jours, et, comme il voulait ménager son unique vêtement, il se promenait dans l’appartement et recevait les visiteurs, vêtu simplement d’une espèce de robe de chambre falote, taillée dans un ancien rideau.

Mais le poète des Gueux avait bientôt fait de récupérer quelque monnaie suffisante, et recommençait sa vie bizarre, avec d’invraisemblables chapeaux sur la tête, des bagues, aux doigts, des bracelets au poignet — que dis-je ? des anneaux d’or fermés sur la cheville. Il était suivi d’une foule anonyme et vague, où l’on distinguait surtout les nègres d’Haïti — cortège bruyant — des nègues, pour lesquels les r n’existent pas plus que pour les antiques incoyables. Parmi ces hommes sombres, Ponchon rutilait, et Sapeck, l’illustre Sapeck demeurait blême ; Ponchon chantait le vin, et Sapeck dessinait, d’un crayon alerte, des caricatures. Ils étaient célèbres dans le quartier Latin, et leurs noms étaient fréquemment accolés l’un à l’autre.

Il y avait pourtant une grande différence entre ces deux figures. L’illustre Sapeck, grand, maigre, visage simiesque, se taillait un rôle inédit de fumiste, après Romieu et le cor Vivier. Il possédait une élégance de sportsman anglais, et portait des fleurs aux jeunes personnes qu’il honorait de ses faveurs. Lorsque le Sherry-Cobbler, présidé par Joséphine, se trouvait à court de consommations, et ne pouvait suffire à la soif des poètes et des gommeux, Sapeck se présentait, correctement vêtu, des roses à la boutonnière, puis, discrètement, s’évadait vers l’épicier voisin, pour prendre à beaux deniers comptants le vermout réparateur, l’absinthe inspiratrice, le champagne consolateur, qui, versés dans les verres, et de là dans les cervelles, produisaient les sonnets tintinnabulants, les merveilleuses ballades et les triolets de ses amis les poètes. Sapeck ne leur demandait en revanche que de lui réserver les manuscrits, lesquels, reliés de façon riche, ont dû faire l’ornement de sa bibliothèque.

Sapeck avait, entre autres spécialités, celle d’imiter ravissamment le cri du jeune chien qu’on lui a marché sur la patte. Or, il possédait un toutou minuscule, décoré du nom de Tenny, qu’il portait dans la poche de son immense pardessus mastic. Sapeck habitait alors en plein Montrouge, il se devait à ce quartier éloigné, étant élève d’André Gill, qui prétendait que le cimetière Montparnasse était au centre des affaires. Seulement Sapeck descendait souvent vers la place Saint-Michel. Riche, mais économe il prenait le tramway ; néanmoins, il emportait dans la poche de son paletot, la jeune bête-chien, intitulée Tenny. Certain soir, un conducteur grincheux avisa la patte de Tenny qui sortait du pardessus, et déclara :

— Les chiens ne montent pas dans le tramway.

L’illustre Sapeck ne se laissa point démonter pour si peu, et, saluant le conducteur, descendit ; puis, voyant ce bureaucrate occupé à recueillir sa recette, héla un fiacre vide qui passait, mit le chien Tenny sur les coussins, et, refermant la portière, pria le cocher de suivre le tramway. Dès lors, joyeux, il remonta sur la plateforme.

Le conducteur, au moment où l’illustre Sapeck tendait ses six sous, reconnut en lui l’homme au chien, et déclara péremptoirement, qu’ayant une bête en poche, il ne pouvait participer à l’honneur, que fait aux humains, en les voiturant, la Compagnie générale des Tramways, à la condition expresse que les susdits humains soient dépourvus de tout alliage animal.

L’illustre Sapeck jura ses grands dieux qu’il ne possédait aucun chien. À la prochaine station, on s’arrête. Discussion. Le contrôleur demande où est le chien que le conducteur prétend avoir vu. La controverse n’en finit pas. Les voyageurs de l’impériale, plus mal informés que ceux de l’intérieur, se dressent, se courbent sur la balustrade, demandant : Ça ne marche donc pas ?

Le contrôleur, malgré l’avis du conducteur exaspéré, en présence de Sapeck qui feint de se dévêtir pour démontrer qu’il est absolument dénué de chien, fait filer la voiture.

Le fiacre suit.

Aussitôt l’illustre Sapeck s’installe à une place vide de l’intérieur, et, abusant du talent dont j’ai parlé, talent qui consistait à imiter le cri du chien qu’on lui a marché sur la patte, pousse un aboiement plaintif. Le conducteur sursaute. — Je savais bien ! dit-il d’un air triomphant.

À la station suivante, le conducteur et le contrôleur s’expliquent. — Monsieur, vous avez un chien, il faut descendre ! — L’illustre Sapeck propose de nouveau de se dévêtir. On rit à l’intérieur. L’impériale gémit ; des gens convulsés se penchent, demandant ce qui se passe, pourquoi ce tramway ridicule s’arrête ainsi. Le conducteur clame : Non seulement j’ai vu le chien, mais je l’ai entendu !…

Sapeck descend alors, et, aux acclamations de la multitude, va cueillir Tenny-Tenny dans le fiacre qui suivait toujours impassiblement.

Tel était Sapeck.

Raoul Ponchon, c’était autre chose. Monté dans le tramway poétique, il n’imitait le cri d’aucun chien, fût-ce Victor Hugo, Boileau, ou Stéphane Mallarmé. Avec une indépendance absolue, il traînait sa vie où bon lui semblait. Éditera-t-il un volume, demandait-on, ou n’en fera-t-il pas ? Question oiseuse. Il inspira, dit-on, des vers modernistes, mais il dédaignait de se soumettre aux exigences éditoriales. Il jugeait souverainement du mérite des gens, brochés ou reliés, et se contenta longtemps de cette attitude.

Pourtant on put lire de lui quelques vers ; la République des Lettres en publia. La Cravache (est-ce bien la Cravache ?) imprima, vers 1877, une satire où on lisait, qu’après tout rien n’étonne, puisque

Adelphe Froger est quelqu’un, et Nodaret quelque chose.

Rappelons ici qu’Adelphe Froger était rédacteur en chef de la République des Lettres et que Nodaret signait les articles qui visaient Richepin et Maurice Bouchor.

Voici des vers de Raoul Ponchon :


Hurrah ! voici l’automne,
Le vin fume et bouillonne ;
Déjà je déraisonne.

Nous allons, mes amis,
Boire, hélas ! j’en frémis,
Comme il n’est pas permis.

Déjà je suis en proie
À la plus belle joie
Et mon cher nez rougeoie.

Buvons, mangeons, dansons.
Amours, blonds échansons,
Versez-nous des chansons.

Prenons ces forteresses :
— J’ai nommé nos maîtresses ! —
Là, dénouons leurs tresses ;

Et nous les coucherons
Dans la vigne, et mettrons
Des rubis sur leurs fronts.

— Danse, mon araignée,
Ma bouche a l’air, baignée
De vin, d’une saignée.

Vin, tu portes conseil.
Je bois ton fils vermeil
À ta santé, Soleil !

À la vôtre, mignonne,
Dont le nez vermillonne
Et qui m’êtes si bonne !


À la vôtre, messieurs !
Ô vin délicieux
De la cave des cieux,

Va, cours, circule, coule
En moi, ma tête roule
Comme une simple houle.

Le dieu ! voici le dieu !
Je n’en puis plus : heuh ! heuh !
Buvons encore un peu.

Je suis un pauvre ivrogne !
Ce dernier coup, ma trogne,
Sera pour la Pologne !

Et puis, ce post-scriptum
Pour mon nez, géranium
Digne d’un muséum.

Tu me peins les cieux roses
Comme des roses roses,
Vin rose qui m’arroses.

Je ne distingue plus
Jésus-Christ de Bacchus,
La Vierge de Vénus,

Le jour de la nuit, l’une
De l’autre blonde et brune
Et mon… de la lune.

(République des Lettres du 3 déc. 76.)

J’ai mis des points ; le lecteur suppléera.

Une autre poésie de Ponchon dans le numéro de la République du 18 février 1877. Quelques strophes :

RENOUVEAU


Ô vous dont les lèvres sont closes !
Voici les mois que vous aimez,
Mois magiques où les pommiers
Font pleuvoir des étoiles roses.

Et la fin sentimentale, charmante :

Si je suis plein d’un doux émoi,
C’est bien vous, ô ma châtelaine,
Et c’est bien votre douce haleine :
Je sens un parfum près de moi.

C’est vous, vous qui me faites vivre,
Et le bonheur gonfle ma chair ;
C’est votre âme éparse dans l’air
Que je respire et qui m’enivre.

En ce temps-là, le poète Raoul Ponchon n’eut pas de domicile. Un curieux et invertébré maître d’hôtel, très peu analogue aux Hospitaliers, le mit à la porte. Que fit Ponchon ? Il erra par les rues, triste et monologuant. Mais un soir qu’il avait eu la joie de prendre au café quelques morceaux de sucre, il ameuta un nombre invraisemblable de chiens errants et faméliques. Il les mena, moitié priant, moitié menaçant, vers l’hôtel garni d’où il avait été expulsé. Il sonna avec violence ; puis fit entrer un à un les toutous féroces, les toutous Radeau-de-la-Méduse, dans le corridor, vers l’escalier. Deux heures du matin sonnaient. Raoul Ponchon referma la porte ; il entendit de vagues aboiements à tous les étages. Il s’enfuit, rapide ; il n’a jamais su ce qui était advenu.

Singulière époque pour le poète Raoul ! Il portait un costume breton et couchait dans un lavoir ! S’en souvient-il maintenant que le voici devenu le leader poétique et applaudi du Courrier français ?



  1. Ces études musicales et mathématiques, n’étaient qu’une préparation à une synthèse. Maurice Boucher, dans les Symboles, son dernier livre, a, comme un mage, présenté les rites anciens et modernes sous le vêtement sacré des rythmes poétiques.