Librairie Henry du Parc (p. 70-92).
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IV


Émile Zola, l’Assommoir et le substitut. — Une lecture chez Mounet-Sully. — Le compatriote Saint-Germain. — Brasserie Racine. — Le modèle de Cabanel. — Georges Lorin et Maurice Rollinat. — Le scénario d’un drame. — Le jeu les grecs. — Une affaire diplomatique arrangée.


La République des Lettres publiait l’Assommoir d’Émile Zola. J’avais pu, à la longue, faire insérer un sonnet dans cette revue ; mais j’avais la satisfaction d’aller presque chaque semaine corriger les épreuves à Meaux, chez l’imprimeur Cognet. C’était toujours participer d’une certaine façon à la confection du seul journal littéraire qui existât alors.

À propos de l’Assommoir, il arriva dans cette sous-préfecture de Seine-et-Marne, une petite aventure qui montre combien Émile Zola est plus spirituel qu’on ne veut bien le dire. On me l’a donnée comme authentique, et, en tout cas, elle est fort vraisemblable. Le substitut s’était ému de certains passages du roman, et il crut devoir mander ou Catulle Mendès ou Adelphe Froger, peut-être tous les deux afin de leur déclarer qu’il allait entamer des poursuites. Là-dessus, on le pria de vouloir bien attendre qu’Émile Zola, le principal intéressé, eût été averti. Ce qui fut fait. Zola se rendit au parquet de Meaux, et défendit son roman : « Sans doute, il semblait qu’il y eût là un parti pris de violences, il n’en était rien ; c’était œuvre d’artiste, œuvre publiée dans une revue artistique, ne s’adressant qu’à des lecteurs épris d’art, et fort au-dessus de n’importe quel scandale ; d’ailleurs, la fin de l’œuvre, essentiellement morale, montrerait bien quel but comptait atteindre l’écrivain, qui se targuait d’être un franc, un honnête bourgeois, etc., etc. »

Zola s’est servi depuis bien souvent de ces arguments ; ils étaient neufs alors, et le substitut consentit à ne pas faire bouger les tonnerres de la loi — très sévère en ce temps-là.

Quand le livre fut publié chez l’éditeur Charpentier, ce fut le parquet de la Seine qui s’émut ; mais alors — oh ! alors — il lui fut répondu que ce qui avait pu être publié sans danger à Meaux ville de province, en feuillets à 50 centimes, ne pouvait pas subitement devenir nuisible à Paris, ville de lumière, dans une édition à 3 fr. 50. Ainsi passa l’Assommoir, à travers les mailles du filet judiciaire.

La correction des épreuves ne suffisait pas à ma jeune ambition ; et, puisque je ne pouvais caser mes vers dans les recueils, je me résolus à suivre le conseil des camarades et à tâter du théâtre. Ô martyrologe ! grotesque martyrologe !

Étant Périgourdin, comme Mounet-Sully, je m’adressai au grand tragédien dont l’étoile commençait à resplendir entre cour et jardin, aux Français. Il habitait alors quai de Gesvres, au cinquième ou sixième étage. Là, je lui portai, un jour, la comédie en vers modernes qui m’avait coûté tant de nuits blanches. Mounet m’offrit un café délicieux, écouta ma lecture, et me fit beaucoup d’objections ; puis il ajouta que, pour l’instant, les vers au théâtre semblaient être en baisse, que le classique s’y maintenait avec peine, que lui-même se sentait fatigué de la lutte, et qu’il projetait de se livrer à la sculpture. Il me montra quelques-uns de ses essais : une tête de saint Jean-Baptiste, un buste. Il m’invita à venir, tous les dimanches, prendre du café avec lui, et il continua à merveilleusement jouer Oreste ou Orosmane, le Cid ou Hernani, et à dire les jolis vers que mon ami Grangeneuve a intitulés : Triolets à Nini. Je libellai une seconde pièce en vers ; je vins la lire à Mounet, qui (oui, oui, je m’en souviens) s’endormit profondément entre la quatrième et la cinquième scène du deux. Je bornai là mes tentatives dramaturgiques au quai de Gesvres, me contentant de l’excellent moka dominical, et parlant non plus en poète, mais en simple et modeste Périgourdin, heureux de frayer avec un de ses plus illustres compatriotes.

Comme, un soir, je comptais ma mésaventure au restaurant vague où les fils du Périgord se réunissaient, l’un d’eux, un jeune avocat, Me  Rousset, me dit : — Mais l’acteur Saint-Germain est aussi un Périgourdin, de Thiviers ou d’Excideuil.

Un matin, muni du rouleau fatal, j’apparus dans l’appartement de Saint-Germain, 15, rue Pigalle.

— Monsieur, dis-je au très spirituel comédien, c’est comme auteur sans doute, mais surtout comme compatriote que je me présente à vous.

Saint-Germain me regarda avec stupeur. — Je sais, ajoutai-je, que ce titre est partagé par quelques centaines de mille hommes ; mais je n’en ai pas d’autre à vous offrir, et je m’en sers.

Notez que je gasconnais affreusement, et que le Midi le plus intense colorait mes syllabes. Saint-Germain ne broncha pas, me pria de lui laisser le manuscrit, me remettant à huit jours pour une réponse.

Je fus exact au rendez-vous, et j’eus la joie d’entendre dire à Saint-Germain que c’était fort bien, et qu’il ferait tous ses efforts pour me faire jouer. Ravi, je m’écriai, en gasconnant encore plus que de coutume :

— Merci, mon cher compatriote.

Saint-Germain, sans rire, me dit :

— Ah ! çà ! mais vous savez que je suis né rue Soufflot, moi !

Mon ami l’avocat avait fait erreur : son Saint-Germain n’était pas le vrai Saint-Germain. La pièce, d’ailleurs, ne fut jamais jouée : Saint-Germain tomba malade, puis se brouilla avec l’actrice qui devait tenir le principal rôle, puis quitta le théâtre où il était pour entrer dans un autre ; puis… puis… Il avait suffi que j’eusse appelé Saint-Germain compatriote, pour que la guigne s’attachât à nos projets : nul n’est prophète en son pays !

Montigny, qui avait lu la pièce, leva ses bras vers les frises, en se demandant comment on avait l’audace de traiter un pareil sujet. Il s’agissait d’un Fils de fille. Hélas ! sur ce même Gymnase, quelques ans plus tard, Albert Delpit a pu faire jouer le Fils de Coralie sans protestation ; et, ici ou là, telles audaces ont été tolérées que mon pauvre scénario, dormant dans un carton, me fait aujourd’hui l’effet d’une pastorale essentiellement vieux jeu.

Alors, je tombai dans la mélancolie. Le ministère des finances m’assommait, et la vie littéraire demeurait close. Aussi, ce fut la vie sans épithète qui me prit. J’allais, cueillant l’amour, ou ce qui ressemble à l’amour, le long des brasseries, dans les ateliers. Thamar fut la déesse de cette époque bizarre. Thamar s’appelait en réalité Joanna ou Nini, selon les milieux. Cette fille, d’un plastique irréprochable, avait été vendue toute petite à cet industriel spécial qui se nommait Gaetana de Marco, et qui faisait le trafic des petites Italiennes destinées à poser le nu dans les ateliers de l’École des Beaux-Arts et ailleurs. Cette Nini-Joanna, ayant posé pour le tableau de Cabanel qui se trouve au Luxembourg : Thamar et son frère Absalon, garda le surnom biblique de Thamar, ce qui ne l’empêchait point de servir, avec grâce, des bocks et des chartreuses dans une petite brasserie de la rue Racine. Cette brasserie était dirigée par une femme superbe appelée Malvina, et par un Polonais nommé Zukowski. Il y avait un rez-de-chaussée, où les passants se gavaient de bière et de nourriture ; mais existait aussi un entresol, en lequel un piano gémissait sous les doigts d’étudiants plus ou moins experts. Oh ! combien de fois Strauss, Métra et Fahrbach furent-ils écorchés vifs sur cette épinette ! Au-dessus de l’entresol, régnait un hôtel garni, parfois outrageusement garni. C’est là que se déroulèrent mes aventures avec Nini-Joanna-Thamar. Mais, cela étant de la vie privée, je passe rapidement. C’est rue Racine que je fis la connaissance du dessinateur Georges Lorin, un aquarelliste charmant, devenu depuis un séduisant poète, et de son inséparable, Maurice Rollinat.

Georges Lorin venait d’inventer la carte-réclame, ornée d’une aquarelle où des bébés joufflus jouent à l’humanité. Se souvient-on de ces premières compositions ? Une poésie aimable enveloppait le dessin. C’étaient des cavalcades étranges de chérubins sur des libellules, des luttes énormes entre des enfantelets armés de casques bizarres et chargés d’épées plus longues qu’eux-mêmes : une fantasmagorie, une évocation imprévue et délicieuse !

Je ne connaissais Maurice Rollinat que par quelques pièces de vers publiées ici ou là.

Mais en face du piano révélateur de cette minuscule brasserie, nous ne tardâmes pas à lier connaissance. Triste et sombre dans la solitude, il devenait un gai compagnon parmi nous. Et quand le joyeux et robuste Normand Charles Frémine et le vaporeux dessinateur et gentil poète Georges Lorin se trouvaient être de la partie, on disait des vers et des chansons, et, peu à peu, le sauvage Rollinat se laissait entraîner, et, alors, plaquant des accords sauvages, il faisait retentir avec sa rude voix les entrailles des auditeurs, en chantant la musique presque religieuse composée par lui sur des sonnets de Baudelaire.

Maigre, le front ombragé par d’épaisses boucles de cheveux châtains, l’œil enfoncé sous l’arcade sourcilière — l’œil bleu vert — la bouche grande, une moustache dure, la figure ravagée, tourmentée, grimaçante, et la voix surtout, la voix dont les deux octaves avaient tour à tour d’exquises tendresses, des miaulements fous et d’empoignantes notes basses : tout cela impressionnait vivement et remuait les nerfs.

Seulement, bientôt, en ce milieu profane, la gaieté ironique l’emportait, et tout se terminait par de folâtres refrains, dont le plus modeste extrait terrifierait le lecteur pudique.

Puis, quand il n’y avait pas, dans la petite brasserie, un tapage trop infernal, on organisait de véritables séances de diction poétique. Un soir, même, un infortuné bureaucrate, abusant de ce que Maurice Rollinat était un employé de la mairie du VIe arrondissement, et moi-même un attaché au ministère des finances, se risqua à déclamer un sonnet de sa façon ; sa façon était exécrable ; toutefois, par un sentiment exquis de politesse, chacun de nous baissait la tête, dissimulant l’âpre ennui, la désolation amère que nous causait cette versification maladroite. Malheureusement pour l’auteur, ce silence l’intimida, et vers le milieu du second tercet, au lieu de dire ce qu’il avait écrit : la magique palette, sa timidité naturelle qu’il avait eu le grand tort de surmonter en l’occurrence, reprit le dessus, et faisant fourcher sa langue de néophyte, le força de prononcer : la pagique malette. Ce fut la fin. On se tordit. Cette vengeance d’Apollon contre un Marsyas de rencontre fut saluée par des applaudissements unanimes. Seul, Charles Frémine, conservant son sang-froid, attendit que le silence fût rétabli et déclara sobrement : C’est idiot !

Oncques, depuis, ce catéchumène des Muses ne se livra aux hasards de la diction.

Un soir, au petit entresol, Rollinat et moi, nous étions seuls. Nous devisions littérature, cheminant sur le terrain des confidences.

J’appris qu’il était le fils de maître Rollinat, le malgache de Mme  Sand ; que la grande romancière lui avait servi de parrain, et encouragé ses débuts ; que dans sa campagne berrichonne, sauvage et brumeuse, dans sa lande, parmi ses brandes, une peur effroyable saisit l’homme en face de la nature ; que les choses y prennent des aspects mélancoliques et fous ; il me récitait des rondels :


LES LOUPS


Bruns et maigres comme des clous,
Ils m’ont surpris dans la clairière,
Et jusqu’au bord d’une carrière
M’ont suivi comme deux filous.

— Jamais œil de mauvais jaloux
N’eut de lueur plus meurtrière. —
Bruns et maigres comme des clous,
Ils m’ont surpris dans la clairière.

Mais la faim les a rendus fous,
Car ils ont franchi ma barrière.
Et les voilà sur leur derrière,
À ma porte ! les deux grands loups,
Bruns et maigres comme des clous.

Vision peut-être de chiens errants ; mais aussi impression de solitude noire, de campagne déserte et terrifiante ! Quant aux passants, aux vagabonds, ils sont pis à rencontrer, en ces landes dénuées de sergents de ville et de becs de gaz.

L’HÔTE SUSPECT


— Nous sommes bien seuls au bas de cette côte,
Bien seuls ! et minuit qui tinte au vieux coucou !
Le jeune étranger m’inquiète beaucoup !
Il quitte le feu, se rapproche, s’en ôte,

Ne parle qu’à peine, et jamais à voix haute :
— Cet individu médite un mauvais coup ! —
Nous sommes bien seuls au bas de cette côte,
Bien seuls ! et minuit qui tinte au vieux coucou !

Oh ! ce que je rêve est horrible : — Mon hôte
Poursuit la servante avec un vieux licou…
J’accours ! mais je tombe un couteau dans le cou,
Éclaboussé par sa cervelle qui saute…
— Nous sommes bien seuls au bas de cette côte !

Le vers de onze syllabes employé là ne prend toute sa valeur que quand le poème est déclamé par Maurice Rollinat ; il fait passer à travers ce système claudicant l’intensité de la peur, de l’horrible peur dont le poète est saisi en ce pays berrichon si sauvage, mais qu’il adore parce que précisément il y éprouve le vertige de l’épouvante !

Vers minuit, Maurice Rollinat me dit : Secouons-nous un peu ! Nous sortîmes, et après quelques allées et venues sur le boulevard Saint-Michel, il me proposa d’improviser un souper frugal. On irait dans sa chambre, il avait tant de choses à me lire, à me réciter, et tant de mélodies bizarres à faire palpiter sur son piano. Achat de saucissons, de jambonneau, deux bouteilles de vin, du pain, et nous voilà partis vers la rue Saint-Jacques. Rollinat habitait un petit logement au sixième.

Fini rapidement le souper improvisé ! Rollinat ouvrit son piano. Ce piano était un clavecin aux sons aigrelets, antiques ; sans doute, il gémissait d’être réveillé si tard, lui, instrument du dix-huitième siècle, par un artiste de la fin du dix-neuvième. Au lieu des menuets, pauvre épinette, au lieu des pas de Vestris, voici qu’il était forcé d’accompagner, sur une mélodie funèbre de Rollinat, le terrible sonnet qu’avec une ironie amère Baudelaire intitula : le Mort joyeux.

Dans une terre grasse et pleine d’escargots,
Je veux creuser moi-même une fosse profonde
Où je puisse à loisir étaler mes vieux os
Et dormir dans l’oubli, comme un requin dans l’onde.

Je hais les testaments et je hais les tombeaux !
Plutôt que d’implorer une larme du monde,
Vivant, j’aimerais mieux inviter les corbeaux
À saigner tous les bouts de ma carcasse immonde !

Ô vers, noirs compagnons sans oreille et sans yeux,
Voici venir à vous un mort libre et joyeux,
Philosophe viveur, fils de la pourriture…

À travers ma ruine, allez donc sans remords,
Et dites-moi s’il est encor quelque torture
Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts.

Ceux qui n’ont eu sous les yeux que la musique gravée de Rollinat, ceux qui n’ont pas entendu cet artiste original, bizarre et tourmenté, gémir d’une voix profonde les deux quatrains, lancer violemment le premier tercet, et terminer par un cri terrible d’angoisse effroyable le second, ne peuvent pas se rendre compte de l’effet produit par ce chant, la première fois qu’on l’entendait.

Le répertoire de Rollinat y passa presque en entier, puis les vers de son volume les Brandes, qu’il préparait alors chez Sandoz et Fischbascher. Vers sept heures du matin, le poète me lisait le scénario d’un drame extraordinaire qu’il devait terminer en collaboration avec le doux Pierre Elzéar : association étrange, qui, du reste, n’a pas abouti. Pouvait-il en être autrement ? Le lecteur en jugera par le scénario lui-même, qui est resté suffisamment gravé dans ma mémoire effrayée.

Au lever du rideau, on apercevait une place publique, vers l’aube, une foule grouillante, et dans le fond une guillotine. Le patient basculait, le couteau tombait ; un « ah ! » d’épouvante courait sur la cohue, qui, selon l’usage, se retirait péniblement impressionnée, tandis qu’un fourgon rapide s’éloignait par la coulisse du fond.

Seul, un homme debout, M. A…, disait : « Enfin ! me voici tranquille ! cet innocent a payé pour moi ! Dieu ait son âme ! »

Tout à coup, un personnage, M. B…, porteur d’une valise, apparaissait, et allait frapper à la porte d’une maison : Pan ! pan ! pan !

Le premier monsieur disait en aparté : « Qui donc frappe ainsi à la porte du guillotiné ? » Puis, s’adressant au nouveau venu : « Monsieur, cette maison est close, le malheureux qui l’habitait vient d’être exécuté à l’instant même. »

« Ciel, clamait l’autre, mon frère ! mon frère ! ce n’est pas possible ! » — « Son frère ! murmurait M. A…, hélas ! » — Et le frère du guillotiné s’écriait : « Mon frère est innocent ! j’en suis sûr ! je trouverai le coupable ! »

M. A…, demeuré seul, se disait : « Il ne retrouvera pas le coupable ; mais je dois une réparation, sinon au guillotiné, hélas ! au moins au survivant, à ce frère infortuné. »

Au deuxième acte, M. A…, très riche grâce à son crime, pour lequel le frère de M. B… avait été guillotiné, donnait, en réparation d’honneur, sa fille et une forte dot à M. B…, qui oubliait un instant dans l’hyménée ses projets de vengeance contre le vrai coupable, et reléguait au second plan la réhabilitation de son frère.

Un incident quelconque terminant l’acte l’obligeait à y resonger.

Au troisième, M. B… découvre enfin le coupable… son beau-père ! Que va-t-il décider ?

Voici le dénouement. M. A… fit guillotiner le frère de M. B… M. B… forcera M. A…, son beau-père, à se guillotiner lui-même dans une chambre, et pour sauver l’honneur des petits-enfants, on mettra ce dénouement effroyable sur le compte d’une folie de suicide.

Tel fut le scénario de drame que me lut Rollinat, après, je dois le dire, m’avoir ému ou charmé par des poèmes tour à tour lugubres ou follement gais, funèbres ou parfois un peu sadiques.

Mais ces soirées vagues, ces amours pour des modèles — ô plastique ! — plongeaient dans la ruine le pauvre employé des finances (126 fr. 25 par mois). Alors — oh ! alors ! plaignez-moi ! — je me suis mis à jouer. Oui ! en des tripots étranges, j’allais risquer mes 126 fr. 25 sur des cartes graisseuses, peut-être biseautées ! Oui ! Près du Panthéon, une espèce de brasserie à double fond ouvrait ses entrailles aux peloteurs de la dame de pique. On trouvait là durant les après-midi, à l’heure de l’absinthe, des pions de collège, venus des diverses officines à bachot des environs, des étudiants quelconques, peut-être bouchers ou marchants de grains ; puis, le soir, une foule cosmopolite, des êtres hybrides, des pochards et des gens de sang-froid. Sous les becs de gaz rutilants, un monsieur taillait un bac remarquable. Dans les coins sombres, on installait le chemin de fer des pauvres. C’était une usine à neuf ou à huit. J’y gagnais dès l’abord, oh ! naturellement. Puis, régulièrement, le sombre décavage s’appesantit sur ma frêle bourse, dévorant les appointements gagnés, les sommes empruntées à des tiers, les rares subsides envoyés par une famille terrible, croyant que l’on peut vivre, à Paris, fin dix-neuvième siècle, avec 126 fr. 25 par mois, après deux ans de surnumérariat gratuit.

Les amers décavages m’inspirèrent des défiances vis-à-vis des veinards perpétuels. Ce sont gens qu’on appelait jadis des grecs, sans qu’en vérité cette nation lointaine ait mérité, plus qu’une autre, cette renommée. Grecs ! soit !

Indignatio facit versum.

Indigné, j’écrivis des vers contre les grecs, mêlant les notions d’Homère, de saint Jean Chrysostôme et les racines grecques, apprises au collège avec mes rancunes de ponte ultradécavé, et de là sortit une pièce humoristique et sans grandes prétentions, que je me mis à débiter, le soir, au dessert, quand un faux alicante, ou un pseudo-champagne complétait les repas de thèse dans le quartier Latin. Cette pièce, dite par moi avec un accent extraordinairement périgourdin, me fit obtenir mes premiers succès. Ah ! je ne songeais point, en la composant, pas plus qu’en la récitant, que ce serait le point de départ d’une vie littéraire. Je la donne donc ici comme un document, bien qu’elle ait été publiée dans les Fleurs du Bitume[1] ; car c’est elle qui me fit sortir de la voie dramatique, pour retomber, longuement, dans le champ abrupt, vaste et sombre de la poésie :

LES GRECS


Un soir, Æmilios, prince de la Déveine,
Résolut de gagner (mataïa, chose vaine !)

Quelques talents avec un sien napoléon,
Dans un obscur tripot, non loin du Panthéon.
La nuit venait. Phoïbê montra son front timide ;
Le joueur revêtit sa laineuse chlamyde,
Et, vers l’antre où Ploutos présidait aux combats,
Il vint — comme les bœufs d’Ajax — les pieds en bas.
Le temple grec ouvrait sa hideuse poterne
Au bout d’un corridor, vrai sentier de l’Averne,
Où Phoïbos-Apollon était représenté
Par un lampion mort dans l’âcre obscurité.
Æmilios entra sous la voûte de plâtre,
Et, soudain, un éphèbe au tablier jaunâtre,
Qui répondait : « Vlàboum ! » quand on l’interpellait,
Sur le seuil l’accueillit. La foule qui hurlait
S’arrêta, contemplant le jeune prosélyte ;
Mais, comme il n’avait pas l’aspect d’un satellite,
Les Achéens pensifs se remirent au jeu.
Une épaisse fumée empestait le saint lieu :
Assis sur des trépieds d’une facture austère,
Les joueurs allumaient dans leur bouche un cratère,
Et leurs lèvres lançaient par des souffles puissants,
Vers des soleils de gaz, un nuage d’encens.

On voyait çà et là l’éphèbe dans les groupes :
Sur les tables de marbre il déposait des coupes,
Des amphores de verre à faux col solennel,
Où moussait le nectar jaune et blanc, hydromel
Que Gambrinos, rival de Dionysos l’antique,
Fait avec du houblon et de l’orge authentique.
Sur un autel de zinc trônait un grec lippu,
Chassieux comme un vieux Priapos, mais trapu,
Auquel, pour ce motif, tous les fils de Diogène
Portaient plus de respect qu’aux douze dieux d’Athène.

Entre temps, dans la foule, un cri retentissait :
« Nom de Zeus ! » — Quelque ponte, ayant pondu, gloussait :
« Taille ! taille ! banquier ! « (Tailler ! verbe de proie,
Dont l’optatif futur, gagnerai-je, s’emploie
Avec le verbal neuf, ou huit diminutif ;
Et faire Charlemagne est un infinitif
Dont les pontes présents seront les participes…
Confert Nieburh, passim, Burnouf, premiers principes).
Le ponte Æmilios, pâle, tremblant, séduit,
Comme un chant de sirène écoute tout ce bruit.

Quelques Thessaliens aux puantes cnémides,
Des Argiens subtils drapés dans leurs chlamydes,
Des gens crochus sortis de Sion, des Crêtois
Fuyant le sol natal par-dessus les détroits,
Des athlètes qui n’ont des dieux aucune crainte,
Des filles de Lesbos, des femmes de Corinthe,
De leurs doigts exercés gagnaient les talents d’or
Que des Béotiens livraient au dieu du sort,
Et que, riant tout bas, cueillait la perfidie.
La banque les plumait, ces pigeons d’Arcadie !
Popoï ! Æmilios ne les regardait pas,
Il voyait seulement les vainqueurs des combats,
Et cherchait, pauvre fou ! de l’or en sa ceinture…
Ce temple nébuleux, cette atmosphère impure,
Tout l’excite ! C’est l’or dansant joyeusement !
L’encéphale s’enflamme au simple frottement
De ta roue, ô Fortune !!! Allons ! voici la proie !
Æmilios, debout, s’approche, et, plein de joie,
Lance sur le tapis un disque de métal.
Adieu les chers moutons d’argent : voici l’étal !

Ô grecs dégénérés ! ô fils de Thémistocle !
Si vos aïeux d’airain descendaient de leur socle,

Et, quittant pour un jour les champs Élyséens,
Venaient vous contempler, pâles Athéniens !…
S’ils voyaient à leur nom cette allure ambiguë ?…
Socratès reboirait sa coupe de ciguë.
Le vieux Démosthénès cracherait ses cailloux,
Et l’ample Isocratès se tairait devant vous !
Ô morts de Marathon, ô morts de Salamine,
Héros marmoréens que la gloire illumine,
C’est avec l’écarté — du grec écartaïos
Que vos petits-neveux plument Æmilios.

Æmilios perdit jusqu’aux disques de cuivre,
Pauvre Béotien que la fureur rend ivre !
Les Achéens riaient ! Æmilios s’assit,
Et, remarquant sa coupe intacte, il la saisit,
Et, nerveux, il brisa contre terre le vase ;
Puis, pour payer la casse, il laissa son pétase ;
Et, jetant un regard suprême au temple grec,
Le cœur gros, il sortit complètement à sec.
Le joueur se sentait l’encrânion malade ;
Il maudissait tout bas sa stupide incartade :
« J’en jure, disait-il, par les dieux souterrains !
« Je voudrais vous tenir, et vous briser les reins,
« Ô Grecs ! » — Il s’adressait aux Argiens avides !
Trop tard ! ses mains tâtaient ses larges poches vides :
« Adieu, champs où jadis s’élevait Ilion ! »
Et je montrais le poing aux murs du Panthéon,
Tandis qu’exécutant les ordres des Archontes,
Des archers à pas lents venaient cueillir les pontes.

Cette simple plaisanterie rimée fit plus pour moi qu’un énorme drame en vers sur la guerre de 1870, que deux comédies en vers, qu’un drame en prose, que les sonnets soignés, finis, léchés, que je colportais deci delà. Ô hasard ! Je récitais cette pièce à l’heure où, dans les tables d’hôte, après un repas modeste, mais gai, on demande à chacun la sienne. C’était là ma chanson du dessert. Je n’y attachais pas autrement d’importance, rêvant mieux, ô ambition ! lorsqu’un soir un jeune homme, républicain enragé, qui fondait un journal politique dans le quartier Latin, me demanda ces vers, pour les mettre en feuilleton, dans son premier numéro. On me demandait mes vers ! Enfin ! Vous pensez si je les donnai.

Mais ici se place un incident absolument inattendu. Aussitôt après la publication de cette plaisanterie versifiée, la colonie grecque de Paris, toute la colonie hellénique, y compris les attachés à la légation, les attachés civils et les militaires, s’émut ; une réunion eut lieu, au cours de laquelle on discuta les plus féroces motions. J’eus beaucoup de peine à éteindre cet incendie. J’y fus aidé par le peintre Kalloudis, un Hellène qui suivait les cours de l’École des Beaux-Arts, par Duc-Quercy, qui, avant d’être socialiste émérite, était professeur, et comptait parmi ses élèves une foule de jeunes Grecs, et surtout par M. de S…, ancien ministre plénipotentiaire à Athènes, qui démontra à ces braves patriotes que je n’avais nullement essayé d’insulter la jeune Hellade, dont la sympathie pour la France et le courage se sont admirablement montrés aux heures cruelles de 1870.

Cette aventure eut un résultat inattendu : c’est que je devins à ce point assidu au restaurant turco-grec, que la caissière, une grande blonde… non, je ne le dirai pas, c’est encore de la vie privée. Que voulez-vous ? J’habitais en face.

Aussitôt, j’écrivis un pendant à cette pièce des Grecs, sous ce titre : les Romaines. Les filles de la Ville éternelle ne m’ont jamais envoyé de cartel, et je le regrette.



  1. Un volume, Ollendorff, éditeur.