Ernest Flammarion (p. 147-157).


II

L’ATELIER DE LA RUE D’ASSAS


Pendant que le prince Olsdorf disparaissait pour tous les siens et que Véra Soublaïeff, désespéré mais soumise, se consacrait entièrement, à Pampeln, aux pauvres petits délaissés confiés à ses soins, Mme  Paul Meyrin trouvait l’oubli du passé dans l’amour de celui qu’elle avait choisi. Seul, le souvenir de ses enfants, dont elle était séparée pour toujours, lui revenait parfois douloureusement au cœur, et lorsque sa mère voulait bien, de loin en loin, lui donner de leurs nouvelles, ses yeux se remplissaient de larmes.

On devine aisément, son caractère étant connu, que la générale Podoï ne manquait jamais de remplir ses lettre à sa fille de reproches et de comparaisons blessantes. Comme si elle n’eût pensé qu’à humilier et à éveiller en elle des sentiments de jalousie, elle ne lui parlait de Véra que dans les termes les plus élogieux.

« Cette jeune fille est irréprochable, lui écrivait-elle, cinq ou six mois après son mariage ; à Pampeln, tout le monde l’aime, la respecte et lui obéit. Personne n’oserait élever le moindre doute sur sa vertu ni sur la pureté des rapports qu’elle a eus avec le prince pendant son voyage à Paris. Elle est absolument maîtresse du château, où bientôt on ne se rappellera plus ton nom. Ton fils Alexandre lui-même, l’oubliera pour ne connaître que celui de celle qui est devenue sa véritable mère. Quant à Tekla, elle ne le prononcera probablement jamais.

« C’est par la bonne madame Bernard, la gouvernante de ton fils, que je sais ce qui se passe en Courlande ; le prince l’a autorisée à me tenir au courant de la santé des enfants. Tu penses bien que je ne retournerai plus à Pampeln. Je ne veux pas m’exposer à rougir de toi.

« On dit à Saint-Pétersbourg que Pierre Olsdorf est en ce moment au Japon ; mais il ne correspond qu’avec Véra. Seule, elle sait exactement où il se trouve.

« Voilà ce que ta folie a fait de mon rêve ambitieux. Dieu veuille que de plus grands malheurs ne te soient pas encore réservés ! »

Lorsque la pauvre Lise avait reçu l’une de ces lettres dans lesquelles sa mère se montrait ainsi sans pitié, elle se gardait bien de la communiquer à son mari, car il se serait peut-être opposé à cette correspondance, mais elle courait chez Mme  Daubrel, qui pleurait avec elle et s’efforçait de la consoler. Elle revenait ensuite rue d’Assas, où un baiser de Paul achevait de lui rendre le calme. L’amour de l’ex-princesse Olsdorf pour celui dont elle portait maintenant le nom était toujours le même ; elle était toujours passionnément éprise de cet homme auquel, dès la première heure, elle s’était si complètement livrée.

Paul Meyrin, lui, n’avait pas non plus changé ; il était resté l’amant d’autrefois. Sa femme demeurait pour lui la maîtresse adorée, folle, enivrante. Orgueilleux de sa distinction et de sa beauté, il se montrait partout avec elle et recevait de nombreux amis : peintres, littérateurs, artistes, tous enthousiastes de cette noble étrangère qui, pour épouser l’un des leurs, avait abandonné sans regret un titre de princesse et une haute position sociale.

Lise n’avait rien omis, d’ailleurs, pour se faire aimer de ce monde impressionnable à l’excès et devenu le sien.

D’abord les visiteurs n’étaient entrés chez elle qu’avec un sentiment de défiance, peut-être même une intention de moquerie, car ils s’étaient demandé ce qu’allait être pour eux cette grande dame russe accoutumée à tous les hommages et qui les estimerait trop heureux d’être reçus par elle ; mais à chacun d’eux il avait suffi de quelques instants d’entretien avec Mme  Meyrin pour la proclamer adorable. Pour tous, elle s’était montrée simple, douce, prévenante.

Excellente musicienne, ses confrères en cet art avaient trouvé en elle une nature digne de les comprendre et une artiste de premier ordre pour les interpréter. Les peintres la déclarèrent bientôt excellent juge et critique aussi juste que bienveillant, de même que les hommes de lettres, dont certains s’accoutumèrent à lui soumettre leurs idées et à lui demander des conseils. Aussi l’atelier de la rue d’Assas ne tarda-t-il pas à être un lieu de réunion fort recherché. L’ex-princesse Olsdorf était heureuse et fière d’en faire les honneurs.

C’était bien là l’existence qu’elle avait rêvée auprès de celui qu’elle aimait et qui, grâce à elle, deviendrait célèbre. Le jour, pendant que Paul travaillait à quelque toile qu’elle avait inspirée, elle restait près de lui, brodant, lisant ou faisant de la musique, jusqu’à l’heure où leurs hôtes ordinaires se groupaient autour d’elle pour la mettre au courant des nouvelles parisiennes. Le soir, s’ils n’avaient eu personne à dîner, ils allaient au théâtre, ou tout simplement ils descendaient, bras dessus, bras dessous, se promener au Luxembourg, à quelques pas, pour être plus tôt rentrés !

Pleine de goût, habituée au luxe dès son enfance, Mme  Meyrin, après avoir pris des domestiques convenables, habitués au service, avait installé sa maison d’une façon charmante. Tout y trahissait la femme élégante, intelligente, soucieuse du bien-être de ceux qui l’entouraient. Elle ne laissait à personne le soin de renouveler les fleurs dont l’atelier était constamment orné, et Paul se plaisait dans cet intérieur qui flattait ses appétits sensuels et dont il n’avait pas eu idée jusque-là.

Le nouveau ménage, en un mot, était parfaitement heureux. Il ne lui manquait que des relations de famille, car Mme  Frantz avait tenu bon dans sa rancune contre son beau-frère et sa femme ; elle ne les voyait pas et c’était en cachette, afin d’éviter toute discussion, que Mme  Meyrin, la mère, s’échappait de temps en temps pour venir embrasser son fils. L’accueil rempli de respect et d’affection que lui faisait sa belle-fille charmait la brave femme, et elle s’ingéniait pour trouver un moyen de rapprocher ses enfants ; mais jusqu’alors elle avait échoué.

Cependant les exilés de la rue d’Assas avaient d’ardents défenseurs rue de Douai. C’était d’abord Mme  Daubrel. Celle-ci saisissait toutes les occasions de faire l’éloge de Lise, avec qui, nous l’avons vu, elle était plus liée que jamais, bien qu’elle ne fût d’aucun de ses dîners et n’assistât à aucune de ses réceptions. Mme  Paul Meyrin avait vainement insisté pour que Marthe se mêlât un peu à son monde. Celle-ci avait toujours refusé énergiquement de le faire.

— Ma bien chérie, lui répondit-elle, un jour que son amie revenait encore sur ce sujet, vous savez quelle est ma situation : ne voulant pas fournir l’ombre d’un prétexte à la malveillance, je suis par conséquent forcée de me priver d’être des vôtres lorsque vous avez des visiteurs. Ici l’on s’amuse, l’on rit, on est heureux, et, de cœur, je m’associe à vos joies, mais tout cela m’est interdit. Après le malheur qui m’est arrivée, ou, pour mieux dire : après la faute que j’ai commise, je me suis juré, en revenant vivre auprès de ma mère, de racheter le passé par une existence exemplaire. J’ai là-bas, bien loin, en Amérique, un fils que Dieu me permettra peut-être de revoir, et je veux redevenir digne de lui. Depuis cinq ans, je n’ai conservé de relations qu’avec la famille Meyrin, je ne suis pas entrée une seule fois dans un théâtre et je ne me suis fait qu’une nouvelle amie : vous, dont l’affection m’est si précieuse et me cause si grand plaisir qu’il m’arrive parfois de me la reprocher, comme un bonheur que je ne devrais pas me donner. N’insistez donc pas, je vous en prie. Il me semble d’ailleurs que je vous aime plus et mieux encore lorsque nous sommes seules.

Cette réponse de Marthe avait touché mais en même temps douloureusement ému Mme  Paul Meyrin, en lui rappelant qu’elle avait, elle aussi, des enfants à l’étranger, enfants qui portaient un autre nom que le sien, dont elle était à jamais séparée, que la mort même de leur père ne lui rendrait pas, qu’elle ne pourrait soigner s’ils tombaient malades, qui ne lui fermeraient pas les yeux et ne pleureraient pas à son chevet à l’heure de la séparation éternelle.

La malheureuse mère avait alors failli maudire le divorce qui avait fait d’elle une inconnue pour ceux qu’elle aimait, et elle s’était bien gardée de reparler, avec Mme  Daubrel, de ces choses si pénibles pour toutes deux.

Heureusement que, sur ces entrefaites, Lise reconnut qu’elle était enceinte. Cette nouvelle maternité fut pour elle une suprême consolation. Son mari en parut également ravi, et cela lui faisait regretter davantage encore les vains efforts de Marthe et de tous ceux qui se joignaient constamment à elle pour amener le rapprochement de Mme  Frantz.

Car l’excellente Mme  Daubrel n’était pas seule à plaider, rue de Douai, la cause du nouveau ménage. Il y avait encore Mme  Meyrin la mère, qui aurait voulu embrasser son fils tous les jours et se sentait affectueusement attirée vers sa femme ; puis la petite Nadèje qui, se souvenant toujours des caresses et des cadeaux de la princesse Olsdorf, demandait naïvement comme il se faisait qu’elle ne voyait plus cette belle dame depuis qu’elle était devenue sa tante, et enfin, un troisième personnage que nos lecteurs ont à peine entrevu jusqu’ici : le comédien Dumesnil.

Le vieil artiste était depuis longtemps lié avec les Meyrin. Pendant plusieurs années, il avait donné des leçons de diction aux jeunes filles dont Mme  Frantz était le professeur de chant, et dans les matinées artistiques de la rue de Douai, il lui arrivait parfois de débiter quelques tirades classiques, que les auditeurs bienveillants, comme tous ceux de ces réunions, applaudissaient chaleureusement. C’étaient là maintenant les plus beaux succès de l’ancien amant de la générale Podoï, depuis que les tragiques s’étaient peu à peu exilés de l’Odéon.

Ce sont ces relations fréquentes de Dumesnil avec les Meyrin qui lui avaient permis d’assister au mariage de Lise.

Informé, ainsi que nous l’avons vu, par la générale Podoï elle-même, alors qu’elle était encore comtesse Barineff, du mariage de sa fille avec le prince Olsdorf, le brave comédien n’avait plus entendu parler d’elle pendant qu’elle était restée en Russie ; c’est tout au plus si on avait daigné lui faire part de la naissance de son fils Alexandre, son petit-fils cependant ; mais lorsqu’elle était arrivée à Paris, les journaux le lui avaient appris et on pense si, après avoir su par les Meyrin qu’il la recevaient, il s’était empressé de faire en sorte de se rencontrer avec celle dont il était le père et qu’il n’avait pas revue depuis plus de vingt ans.

Rue de Douai, Dumesnil passa d’abord à peu près inaperçu pour la jeune femme, mais tout en conservant une discrétion absolue à l’égard des liens qui l’unissaient à elle, il sur néanmoins s’y prendre de façon à l’intéresser à lui, et Lise ne tarda pas à aimer, comme s’il était de la famille dans laquelle elle allait entrer, ce vieillard un peu ridicule peut-être, mais doux, poli, bien tenu, d’excellent ton, et l’un des premiers camarades de sa mère au théâtre. Car un jour la princesse Olsdorf qui, chez les Meyrin, s’efforçait de faire oublier son titre et son rang avait demandé à Dumesnil s’il n’était pas déjà à l’Odéon à l’époque où Mme  Froment y jouait, et l’excellent homme avait répondu, en s’efforçant de ne pas trahir son émotion :

— Oui, madame la princesse, j’ai connu Mme  Madeleine Froment, une artiste aussi intelligente que distinguée. Pendant deux ans, nous avons interprété ensemble le répertoire et alors, vous me pardonnerez de conserver ce souvenir, je vous ai souvent embrassée et fait sauter sur mes genoux. Je puis vous affirmer que vous étiez la plus jolie et la plus adorable fillette qu’on pût voir.

À ce détail sur son existence d’enfant, Lise avait souri et tendu la main à Dumesnil, mais sans lui demander toutefois ce qu’avait été Mme  Froment. Par intuition ou par pudeur, elle pensait qu’il était prudent de ne point interroger davantage le passé, bien qu’elle fût loin de supposer la vérité. Néanmoins, à partir de ce jour-là, il s’était noué, entre l’ex-princesse et le vieil acteur, des liens de sincère amitié.

On comprend donc facilement l’intérêt avec lequel l’ancien amant de Madeleine Froment avait suivi les phases du divorce de Lise, la joie qu’il avait éprouvée en la voyant devenir la femme de Paul Meyrin — il lui semblait qu’en épousant un artiste sa fille se rapprochait encore de lui — et enfin ses efforts pour faire cesser la brouille qui existait entre Mme  Frantz et sa belle-sœur.

Aussi luttait-il énergiquement avec Mme  Daubrel pour que les deux maisons fissent la paix. Il fallait absolument que les deux jeunes femmes devinssent amies. Il n’aurait pas alors besoin de dissimuler ses visites rue d’Assas, et il aurait ainsi l’occasion de voir plus souvent encore celle pour laquelle il se sentait des trésors de paternité. Si longtemps isolé, il aurait presque une famille, en se rencontrant à peu près tous les jours, après une si longue séparation, avec la fille que l’ambition de sa mère lui avait ravie.

Assiégée de la sorte, Mme  Frantz dut finir par se rendre. Son mari lui avait fait comprendre que cette rupture était non seulement pénible pour lui, mais qu’elle était aussi préjudiciable à leurs intérêts pécuniaires, l’ex-princesse Olsdorf ayant conservé de nombreuses relations dans la colonie russe, où se donnaient beaucoup de concerts et de fêtes de charité, dont elle pouvait l’empêcher d’être le collaborateur.

Vaincue par cet argument, l’irréconciliable Barbe se décida à faire une visite rue d’Assas. Elle n’était pas fâchée d’ailleurs de juger par elle-même de ce qu’il y avait de vrai dans ce qu’on lui racontait de l’élégante habitation de son beau-frère.

La grossesse de Lise lui fournissait une occasion toute naturelle de se rendre auprès d’elle, bien qu’elle eût d’abord accueilli cette nouvelle avec dépit, car avait eu un instant l’espoir que sa belle-sœur n’aurait plus d’enfant, et un jour qu’elle avait été prévenue par Mme  Daubrel, Mme  Paul Meyrin vit arriver chez elle Mme  Frantz avec son mari.

L’entrevue fut des plus cordiales et des plus franches, du moins de la part de Frantz et de Lise. Celle-ci était sincèrement heureuse de ce rapprochement et, séance tenante, on décida que le passé serait oublié, qu’on se verrait régulièrement deux fois par semaine, alternativement les uns chez les autres, et que Nadèje viendrait le plus souvent possible rue d’Assas. Sa tante promettait d’amuser la chère fillette et de la promener elle-même au Luxembourg.

Tout cela bien arrêté, Mme  Paul Meyrin voulut faire les honneurs de son appartement à sa belle-sœur, et celle-ci fut bien forcée de reconnaître que le bon goût y régnait partout.

Lorsque la femme du musicien entra dans l’atelier, ce fut mieux encore : elle demeura un instant éblouie de la richesse des tentures et des merveilleux objets d’art qui l’ornaient. Comprenant que, pour un artiste, l’atelier est la pièce de prédilection, Lise n’avait rien omis pour que celui de son mari lui plût tout à fait. Avant de vendre son hôtel de la Moïka, elle en avait fait venir le mobilier artistique : de vieux bahuts Henri II d’une irréprochable pureté de forme, des armes du Caucase, des tapis persans, tout ce qui avait pu trouver place chez elle ; et l’atelier de Paul passait à juste titre pour un des plus beaux de Paris.

Cependant, après avoir tout admiré, Barbe sortit de là mordue au cœur par l’envie et, pour répondre à Frantz qui, en descendant avec elle vers la Seine, lui manifestait franchement sa joie de voir son frère si bien installé, elle ne trouva que cette phrase :

— Oui, c’est superbe, mais que d’argent dépensé inutilement ! Ce n’est pas avec les vingt mille francs de rente que lui a apporté sa conquête et le prix de quelques tableaux qu’il vend çà et là, que ton frère pourra mener longtemps un pareil train.

Pour éviter une discussion qu’il sentait poindre, M. Meyrin sa garda bien de répliquer. Sa femme n’insista pas, mais le coup était porté. Elle se sentait plus que jamais disposée à haïr cette étrangère qui lui était si supérieure en tous points.

Ce fut bien pire lorsque, trois ou quatre jours plus tard, elle vint avec son mari et sa fille dîner rue d’Assas. Sans ostentation, tout simplement parce qu’elle aimait les belles choses et qu’elle les possédait, Lise fit couvrir sa table de la merveilleuse argenterie qui était restée sa propriété après son divorce et qu’on lui avait envoyée de Russie. Le repas fut exquis et cependant Mme  Frantz mangea à peine. Sa belle-sœur eut beau se faire plus douce et plus charmante que jamais pour elle et pour Nadèje, la femme du violoniste voulut se retirer de bonne heure. Elle prétexta qu’elle était souffrante et ne cessa de répéter à son mari, tout le long du chemin, en retournant rue de Douai :

— Si l’ex-princesse Olsdorf croit que nous pourrons lui rendre de semblables dîners, elle se trompe. Si elle n’a pas voulu nous humilier, c’est une folle, et Paul n’a guère plus de raison. Mais nous, nous ne manquerons jamais de rien, tandis que, surtout si madame lui donne un enfant tous les ans, ton frère, avant peu, aura ce monde-là sur les bras et sera dans la misère !

— Ah ! diable ! tu vois les choses trop en noir, riposta Frantz avec une certaine fermeté. Comment peux-tu supposer que Lise a voulu nous humilier ? C’est absurde ! Je trouve, moi, que c’est une charmante femme ! Décidément, tu ne l’aimes pas ! Tu lui donneras les dîners que tu voudras ; je suis bien certain qu’elle ne verra que notre bonne volonté à la recevoir.

Pour en finir sur ce sujet, car il ne se sentait pas d’humeur à céder, le musicien se fit arrêter à l’Opéra sous le prétexte d’une communication qu’il avait à faire à un artiste à propos d’un concert, et il laissa Barbe rentrer seule, circonstance qui ne fut pas de nature à la calmer.

Aussi, quelques jours plus tard, quand ce fut son tour de recevoir Mme Paul Meyrin, Mme Frantz affecta-t-elle de le faire avec la plus grande simplicité, ce dont Lise ne s’aperçut même pas, heureuse qu’elle était de rentrer dans cette maison, théâtre des premiers temps de ses amours.

Lorsque, d’un ton aigre-doux, sa belle-sœur lui dit :

— Ah ! dame ! ce n’est pas ici aussi luxueux que chez vous et mon argenterie est tout simplement du ruolz :

Elle lui répondit avec son franc et bon sourire :

— Qu’importe ! Nous allons peut-être dîner bien mieux que chez moi. Ce que je voulais, c’est votre affection. Je l’ai retrouvée, cela me suffit.

Et prenant Nadèje sur ses genoux, elle lui passa au cou, en l’embrassant, un délicieux collier de perles qu’elle avait porté dans sa jeunesse, ce dont la fillette la remercia par mille caresses et des cris de joie.

Au même instant, on annonça M. Armand Dumesnil.

Sachant que Mme Paul venait dîner ce soir-là rue de Douai, le vieux comédien s’était fait inviter. Lise, qui avait appris par Mme Daubrel avec quelle chaleur il avait toujours plaidé sa cause, lui tendit avec un affectueux sourire une main sur laquelle l’artiste se pencha galamment en disant :

La place m’est heureuse à vous y rencontrer

Car le bon Dumesnil avait cette douce manie d’émailler sa conversation de réminiscences poétiques. Il possédait à fond ses classiques et parfois en abusait. Jamais il n’avait paru au milieu des convives des Meyrin sans dire comme Louis XI : « Chez un de mes bourgeois, je viens m’asseoir à table. » S’il jouait aux cartes, il attendait impatiemment que son adversaire lui demandât du cœur, pour répondre comme le Cid : « Tout autre que mon père l’éprouverait sur l’heure. »

Tout cela le plus sérieusement du monde, en prenant des poses théâtrales, même chez lui, en tête-à-tête avec son unique serviteur, le vieux père Potais, un ancien souffleur de l’Odéon, qui, lui aussi, la mémoire farcie des tragiques du grand siècle, ripostait à son maître alexandrin pour alexandrin, tirade pour tirade. C’était d’un comique inénarrable !

Malgré ce petit ridicule, Dumesnil, nous l’avons vu, n’était pas moins un fort brave homme, et ce fut tout ému qu’il prit place auprès de Mme  Paul Meyrin, sa fille, comme il ne cessait de se le répéter en jetant sur elle, à la dérobée, des regards attendris.

Personne chez les Meyrin ne se doutait de cette paternité, pas plus que Lise ne s’en doutait elle-même, et le vieux comédien était en même temps heureux et fier de ce secret qu’il possédait à lui seul et lui rendait la jeune femme plus chère encore. On eût dit qu’il avait le pressentiment qu’il serait appelé un jour à la protéger.