Ernest Flammarion (p. 135-147).



DEUXIÈME PARTIE

MADAME PAUL MEYRIN


I

VÉRA SOUBLAÏEFF


Le voyage de Véra pour retourner à Pampeln ne ressembla en rien, on le comprend aisément, à celui qu’elle avait fait pour venir en France. Trois mois auparavant, après avoir été d’abord tout entière au chagrin de quitter son père et d’abandonner les habitudes si douces et si calmes de son existence au milieu de gens qui l’adoraient, elle avait été promptement envahie par la curiosité de l’inconnu. Malgré sa pureté et son ignorance des choses, elle n’en avait pas moins ressenti, en fille d’Ève, le plaisir de se voir entraînée vers Paris et de vivre si différemment qu’elle ne l’avait fait jusqu’à cette époque.

Avec une sensualité toute féminine, elle s’était voluptueusement blottie dans le compartiment capitonné où le prince l’avait installée, et là, seule avec ses pensées, sous le charme physique de cette locomotion rapide qui l’épouvantait bien un peu, elle avait fini par s’endormir le soir, sans trop regretter son lit virginal de la ferme d’Elva.

Le lendemain, lorsque Pierre Olsdorf, préludant au rôle qu’il allait jouer près de la fille de Soublaïeff, était venu lui demander comment elle avait passé la nuit, Véra avait eu un premier moment de surprise, et son maître avait dû insister pour lui faire prendre place à table auprès de lui, au buffet de Kœnigsberg ; toutefois, attribuant cet honneur qui lui était fait aux nécessités du voyage, elle n’en avait éprouvé qu’une certaine satisfaction d’amour-propre, sans attacher à ce petit incident aucune autre importance.

Il en fut ainsi tout le long de la route, et la jolie Russe dut à sa naïveté même d’arriver à Paris toute neuve pour les étonnements qui l’y attendaient et se succédèrent de jour en jour, pour n’éveiller d’abord que son imagination, jusqu’au moment où elle fut frappée si profondément au cœur.

Combien toutes ces choses étaient maintenant loin d’elle, si loin qu’elle se demandait si elle ne les avait pas rêvées.

Et Véra fermait les yeux pour s’efforcer de rêver de nouveau ! Elle se rappelait alors les moindre incidents de son séjour à Paris ; sa stupéfaction quand, le lendemain de son arrivée, Yvan était venu la chercher pour déjeuner avec leur maître ; ses émotions successives lorsque celui-ci, se faisant chaque jour plus prévenant, plus aimable, l’avait associée chaque jour davantage à son existence, jusqu’à cette heure, dont le souvenir la faisait frissonner, où la fatalité l’avait jetée dans ses bras.

Si la fille du fermier d’Elva était sortie vierge de cette étreinte, cette seconde d’abandon avait suffi néanmoins pour la créer femme, pour lui faire comprendre qu’elle aimait, pour faire naître en elle le désir ardent d’être aimée.

Quel serait le sort de cet amour ? Elle osait à peine y songer. Comprenant bien maintenant le rôle qu’elle avait joué, elle se demandait avec terreur si le prince ne voyait pas seulement en elle l’instrument aveugle dont il s’était servi, et si, une fois de retour à Pampeln, elle n’allait pas être séparée de lui à jamais.

Cette crainte lui causait une atroce douleur, mais si elle la repoussait comme exprimant une chose impossible, elle en arrivait à s’épouvanter de ce qu’il en adviendrait forcément si Pierre Olsdorf voulait, au contraire, la garder près de lui. Bien évidemment, son père, à elle, était au courant du changement qui s’était fait dans la situation de son maître ; il n’ignorait pas son divorce. C’était un événement dont la noblesse de Saint-Pétersbourg avait dû se préoccuper, en se livrant à tous les commentaires imaginables, pour s’expliquer comment le divorce avait été prononcé contre le mari et non contre la femme, dont tout le monde connaissait la faute. Alors pourquoi Pierre avait-il voulu paraître coupable, coupable pour elle et par elle, s’il ne l’aimait pas ? C’est ce que Véra ne pouvait saisir, dans son ignorance de la loi et des conséquences qu’avait eues la conduite de celui qui s’était si complètement emparé de son âme.

Toutes ces réflexions troublaient étrangement la pauvre enfant que l’attitude de son compagnon de voyage ne pouvait calmer, car au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient de la Russie, le prince semblait devenir plus préoccupé, plus taciturne. À chaque station importante, il venait bien s’assurer affectueusement que son amie ne manquait de rien dans le compartiment réservé qu’elle occupait avec la nourrice et la petite Tekla, mais il paraissait craindre de rester seul avec elle, et la fille de Soublaïeff avait interrogé vainement ses regards. Évidemment il fuyait une explication. Qu’allait-elle donc devenir ? Comment oserait-elle se représenter devant son père qu’elle savait si jaloux de son honneur ? La mort n’était-elle pas préférable à ces angoisses et aux reproches dont elle était menacée ?

Aussi la malheureuse, pendant la dernière nuit de route, eut-elle à plusieurs reprises la pensée de se précipiter sur la voie. Mais mourir ! Et si elle était aimée ! Alors elle se mettait à fondre en larmes, en se recommandant à Dieu !

C’est dans cet état d’esprit qu’elle descendit de chemin de fer à Mittau, où les équipages, commandés par dépêche, attendaient les voyageurs pour les transporter à Pampeln.

La jeune fille espéra un instant que Pierre allait l’inviter à faire route avec lui dans la troïka où il n’y avait de place que pour deux, mais il l’installa dans un grand landau où la nourrice était déjà avec son bébé, et après ne lui avoir adressé que quelques paroles rapides pour s’excuser des fatigues qu’il lui imposait, il donna un ordre au cocher et s’élança dans la voiture légère auprès d’Yvan.

Les bagages allaient suivre dans un omnibus avec les gens venus au-devant de leur maître.

Cette décision nouvelle fut douloureuse pour Véra, qui était à peine calmée, lorsque, trois heures plus tard, elle reconnut la lourde façade de Pampeln, dont le landau fit bientôt crier le sable de la cour d’honneur pour s’arrêter devant le perron.

Automatiquement, toute à ses tristes appréhensions, la fille du paysan mit pied à terre, et ce ne fut pas sans surprise qu’elle sentit sa main dans celle du prince, qui lui disait d’une voix troublée, en la tenant un peu à l’écart, au pied de l’escalier de marbre :

— Pardonnez-moi le silence que j’ai gardé depuis notre départ de Paris ; mais je me le suis promis, nulle explication ne doit avoir lieu entre nous avant que j’aie vu votre père. Je lui ai fait dire de m’attendre à Elva, où je vais le rejoindre. Dans deux heures, je serai de retour. Jusque-là, ayez confiance. Aujourd’hui même, je l’espère, vous aurez cessé de m’en vouloir de ne douterez plus ni de ma reconnaissance, ni de mon affection.

La douce victime ne répondit qu’en attachant ses grands yeux humides sur ceux de Pierre qui, après lui avoir serré les deux mains, bondit dans la troïka, dont on avait changé l’attelage.

Elle le suivit du regard, jusqu’à ce qu’il eût disparu à l’extrémité de la grande avenue, puis elle gravit lentement le perron et traversa la salle d’armes pour gagner la chapelle, où elle s’agenouilla pieusement sur les dalles, en murmurant :

— Si mon père me repousse, que deviendrai-je ? Mon Dieu, prenez pitié de moi !

Elle priait encore au moment où le châtelain de Pampeln arrivait à Elva.

— Ma fille serait-elle souffrante, mon prince ? s’écria Soublaïeff, venu au-devant de son maître jusqu’à la barrière extérieure de la cour.

— Non, rassure-toi, Alexeï, elle est en bonne santé, répondit Pierre Olsdorf, en mettant pied à terre, mais sa présence était nécessaire au château ; c’est seulement pour cela qu’elle ne m’a pas accompagné. Ce soir même tu pourras l’embrasser et demain, si tu le désires, elle reviendra près de toi. J’ai à te parler longuement.

Frappé de la physionomie grave de son interlocuteur, ainsi que de l’accent attristé de sa voix, le fermier le suivit sans oser le questionner de nouveau.

Arrivé dans la grande salle basse où, les jours de chasse, il réunissait ses amis, le prince se laissa tomber sur un siège et fit signe à Soublaïeff de prendre place en face de lui.

Le cœur rempli de tristes pressentiments, l’ancien serf obéit.

— Alexeï, lui dit le gentilhomme, après quelques minutes de silence, tu vas m’écouter sans m’interrompre et sans t’émouvoir outre mesure du récit des scènes qui se sont passées à Paris, dans lesquelles ta fille a joué un rôle grave et que je vais te raconter, sans te rien cacher. Je dois te dire tout d’abord que Véra te revient aussi digne de ton affection et du respect de chacun qu’elle l’était avant son départ. Je t’en donne ma parole d’honneur.

— Oh ! je vous crois, je vous crois, répondit Soublaïeff à demi-voix.

— Tu sais, reprit l’ex-mari de Lise Barineff, que le Saint-Synode a prononcé contre moi le divorce demandé par celle qui a porté mon nom.

— Contre vous ?

— Oui, contre moi ! Ah ! cela te surprend. Ici même on connaissait donc mon infortune ! Enfin ! Oui, contre moi ! J’ai voulu qu’il en fût ainsi, bien que les torts ne fussent pas de mon côté ; mais s’il en avait été autrement, c’est-à-dire si le divorce avait été prononcé en ma faveur, la princesse eût été déshonorée et son déshonneur eût rejailli sur moi et sur mon fils Alexandre. C’est ce que je ne voulais pas. Le nom des Olsdorf doit rester sans tache. Pour atteindre mon but, j’ai dû alors simuler une faute de nature à me rendre inexcusable, et c’est ta fille qui a été ma complice.

— Ma fille ! s’écria Alexeï, en se levant brusquement.

— Je t’ai prié de m’écouter avec calme et je te jure de nouveau sur l’honneur de la race, que Véra est toujours la vierge immaculée que tu m’as confiée.

Les yeux remplis de larmes, le paysan reprit sa place.

Pierre Olsdorf continua :

— Sans même se rendre compte du rôle qu’elle remplissait, ta fille m’obéit avec un tel dévouement, une telle naïveté, que le magistrat chargé de constater le flagrant délit de l’adultère dont je devais paraître coupable y fut trompé, ainsi que ma femme elle-même, qui l’accompagnait, comme le veut la loi. Grâce à Véra, je réussis complètement ; je me gardai bien de me défendre et ta fille ne fut pas même interrogée. Le divorce fut prononcé contre moi, mais on me laissa la garde de mes enfants ; je dis : de mes enfants, car la princesse avait mis au monde une fille que je ne pouvais renier sans accuser à mon tour celle que je voulais laisser respectable ; et Lise Olsdorf devient, par mon ordre, la femme légitime de l’homme avec lequel elle m’a trompé. Cette enfant, qui porte forcément mon nom, je l’ai ramenée avec moi et l’ai confiée à Véra. Voilà pourquoi celle-ci est restée à Pampeln, remplie de terreur à la pensée que, mal renseigné, tu pourrais la croire coupable et lui enlever ton affection.

— Ma fille bien-aimée ! gémit Soublaïeff ; oh ! qu’elle vienne, qu’elle accoure donc bien vite à Elva ! Je ne lui dirai jamais combien j’ai souffert de son absence et de votre récit. J’ignorais tout ce que vous venez de me dire et je vous crois comme si Dieu lui-même me parlait, mais si, moi, son père, je ne doute pas de sa pureté, les autres, ceux qui savent tout ce qui s’est passé là-bas, dans ce Paris maudit, croiront-ils encore que Véra Soublaïeff est toujours une fille sage ? Que deviendra-t-elle ? Quel homme soucieux de son honneur voudra désormais en faire sa femme ! Ah ! Pierre Alexandrowitch, tout en respectant ma pauvre enfant, vous ne l’avez pas moins perdue !

Pierre Olsdorf avait baissé la tête. Il comprenait la douleur de ce père frappé dans son juste orgueil.

— Oui, reprit-il cependant, oui, Alexeï, je suis bien coupable, je le reconnais ; mais sois sans crainte, personne n’osera soupçonner Véra lorsque, moi, je jurerai sur les saints Évangiles qu’elle est restée pure ; et je le ferai si riche qu’elle trouvera un époux digne d’elle.

Le prince avait prononcé ces derniers mots avec un tel effort et un sourire si douloureux que Soublaïeff tressaillit. Rassuré sur le sort de sa fille, il ne vit plus que les souffrances du maître qui s’humiliait devant lui. Il était loin de supposer que Pierre Olsdorf fût épris de Véra, et moins encore que celle-ci l’aimât. Une semblable idée n’aurait jamais pu naître dans son esprit. Il ne songeait qu’au malheur qui venait de fondre sur la maison Olsdorf, si universellement respectée. La faute commise par la princesse, que tout le monde aimait à Pampeln, lui semblait inexplicable, et il plaignait du fond de son âme ce grand seigneur si indignement trompé par celle qu’il avait élevée jusqu’à lui. On eût dit qu’il se sentait en quelque sorte atteint par cette honte, lui le serviteur de la famille. Son émotion était si grande qu’il ne songeait pas même à remercier le prince de sa promesse d’assurer l’avenir de Véra.

Ce fut Pierre qui reprit le premier la parole.

— Maintenant, dit-il, j’ai encore besoin de faire appel au dévouement de ta fille. Après un court voyage à Saint-Pétersbourg, je quitterai la Russie, l’Europe même, pour bien longtemps. Où irai-je ? Je l’ignore, mais j’irai loin, bien loin ! Or, il faut qu’Alexandre et sa… et l’autre aient auprès d’eux une amie, puisqu’ils n’ont plus de mère, puisque la loi ne me permet pas de remplacer celle qui s’est rendue indigne. Je veux demander à Véra de remplir ce rôle de sœur aînée des deux abandonnés. Il faudra donc qu’elle habite le château, où je laisserai des ordres pour qu’on lui obéisse comme à moi-même. Avant de partir, j’aurai tout réglé pour que le sort de chacun soit assuré, dans le cas où il m’arriverait malheur.

— Mon prince, balbutia Alexeï, pourquoi nous quitter, pourquoi vous éloigner ?

— Il le faut ! Le temps seul pourra fermer la blessure que j’ai reçue. Plus tard, qui sait ? peut-être aurai-je oublié. Puis-je compter sur toi ?

— Mon dévouement pour vous, Pierre Alexandrowitch, est aussi grand que celui de Véra, et vous savez jusqu’à quel point elle a poussé le sien. Quoi que vous ordonniez, ce sera fait !

— Alors tout est bien, reviens au château avec moi pour embrasser ta fille. Demain, je te donnerai mes instructions, car je veux partir le soir même. Ta main, et merci !

Le paysan saisit respectueusement, pour la porter à ses lèvres, la main que lui tendait Pierre Olsdorf et, cinq minutes après, ils remontaient tous deux dans la troïka pour gagner Pampeln.

Moins d’une demi-heure plus tard, ils étaient arrivés. Soublaïeff, qui avait suivi son maître dans la salle d’armes, aperçut Véra sortant de la chapelle.

En reconnaissant son père qu’elle n’attendait pas, la jeune fille s’arrêta interdite, en étouffant un cri de terreur, mais en le voyant s’avancer vers elle, le sourire sur ses lèvres, et les bras ouverts, elle s’élança sur son cœur, en s’écriant :

— Mon père, mon père bien-aimé !

— Véra, ma chère Véra, répétait Alexeï en couvrant son front de baisers ; notre seigneur m’a tout raconté ; je n’ai aucun reproche à t’adresser. Dieu te récompensera de ton dévouement. Nous ne nous quitterons plus ; tu seras heureuse comme tu es toujours digne de l’être.

À ces mots, la fille du fermier tourna ses regards vers le prince qui assistait à cette scène, et elle fut à ce point frappée du bouleversement de ses traits qu’elle courut à lui.

Mais Pierre Olsdorf, effrayé de son mouvement, ne lui laissa pas le temps de prononcer une seule parole.

— Calmez-vous, ma chère enfant, lui dit-il vivement, autant des yeux que de la voix et en prenant ses deux mains dans les siennes, votre père sait quel service immense vous m’avez rendu, et je lui ai dit combien je compte encore sur vous. Vous le saurez demain. En attendant, installez-vous ici, au château, où vous demeurerez désormais ; mon brave Alexeï y consent. Je vous laisse avec lui. À demain !

Sans attendre qu’elle ait eu le temps de lui répondre, après l’avoir rassurée par une affectueuse étreinte, il s’éloigna rapidement.

— Pauvre prince, dit Soublaïeff à sa fille, en se rapprochant d’elle, comme il est malheureux ! Qui aurait pu prévoir ce qui est arrivé. Maintenant, il veut s’éloigner de Pampeln qui lui rappelle de si tristes souvenirs !

— S’éloigner, s’écria Véra, ne pouvant rester maîtresse d’elle-même ; s’éloigner ! Où veut-il donc aller ?

— Je l’ignore. Loin, bien loin, m’a-t-il dit lui-même. Mais qu’as-tu donc ?

La malheureuse était devenue d’une horrible pâleur ; elle se soutenait à peine.

— Rien, rien ! répondit-elle en faisant un effort surhumain pour ne pas se trahir davantage. La fatigue du voyage sans doute. Permettez-moi d’aller me reposer ; mais à demain. À demain, n’est-ce pas ?

— Oui, ma chère Véra, à demain. J’ai promis au prince de venir prendre ses instructions dans la matinée. Je retourne à Elva ; toi, passe une bonne nuit et tu seras vaillante en te réveillant comme si tu n’avais fait quatre cents lieues.

Et l’excellent homme, après avoir tendrement embrassé sa fille, se retira.

La nuit commençait à tomber ; ces grands portraits des ancêtres des Olsdorf qui ornaient les murailles de la salle d’armes ; ces armures debout, comme recouvrant encore ceux qui les avaient portées autrefois, ces ombres bizarres, que les dernières lueurs du jour multipliaient à travers les vitraux de couleur des grandes fenêtres ogivales, ce silence lugubre qui régnait autour d’elle, tout cela causa brusquement à Véra une telle épouvante qu’elle s’enfuit affolée jusqu’à l’appartement qui devait être le sien, d’après ce que lui avait dit Yvan.

Voisin de celui qu’habitaient le fils de Pierre et sa gouvernante, Mme Bernard, brave femme qui ne s’occupait que de l’enfant confié à ses soins, cet appartement se trouvait dans l’aile droite du château. C’était un de ceux qu’on donnait de préférence aux intimes de Pampeln. Fort élégamment meublé, il se composait d’une chambre à coucher, d’un grand cabinet de toilette salle de bains et d’un petit salon.

Arrivée chez elle, la jeune fille éclata en sanglots.

Ainsi c’était fini, le prince l’abandonnait. Sans souci de l’amour qu’il avait fait naître, amour qu’il n’avait pas deviné ou que peut-être il méprisait, il partait, la laissant avec ses souvenirs et son désespoir. Elle n’avait été pour lui qu’un instrument dont il se débarrassait sans pitié. Son rêve n’était qu’un mensonge : il ne l’aimait pas ! Eh ! que lui faisait le bien-être dont il voulait qu’elle jouît ! Son avenir n’était-il pas brisé à jamais ? Alors, pourquoi demeurerait-elle à Pampeln ? Non, elle ne voulait pas ! C’était près de son père seulement qu’elle pourrait trouver l’oubli. De ces bijoux, des ces vêtements luxueux qui lui avaient été donnés, elle ne garderait rien. Tout cela lui rappellerait des heures d’ivresse et d’espérance qu’elle devait chasser de sa mémoire. Elle retournerait chez son père comme elle en était partie, pauvre, non pas le lendemain, mais le soir même, sans voir celui qui ne pensait plus à elle. Ah ! la route de Pampeln à Elva, elle la ferait bien seule, à pied, comme autrefois, lorsqu’elle était toute petite, alors qu’elle ne connaissait que de vue, parce qu’elles s’arrêtaient à la ferme, les jours de chasse, ces élégantes voitures dans lesquelles elle s’était promenée à Paris. La nuit ne l’effrayait pas. D’ailleurs, quel malheur plus grand que celui qui la frappait pourrait maintenant l’atteindre !

Et l’infortunée, les yeux remplis de larmes, les cheveux épars, les mains tremblantes, fouillait dans les malles pour y chercher, au milieu des soieries et des velours, la robe de toile et la coiffure nationale avec lesquelles, trois mois auparavant, elle avait pris le chemin de la France. Mais chacun des objets qu’elle touchait revivait douloureusement ses souvenirs. Ce collier de perles était le premier cadeau du prince ; ces diamants, ils étaient à ses oreilles ce soir où, à l’Opéra, son apparition avait produit une telle surprise ! Cette toilette de faille blanche, elle la portait aux Italiens, à une représentation de la Patti ; ce manteau de fourrure, Pierre Olsdorf l’en enveloppait lui-même lorsqu’elle sortait du théâtre. Ces éventails, ces bracelets, elle se rappelait avec quelles douces paroles ils lui avaient été offerts. Sur chaque chose, elle aurait pu mettre une date, tant sa mémoire était d’accord avec son cœur.

Soudain un long soupir, soupir d’amour et de désespoir, s’échappa de ses lèvres, en même temps que son front se couvrait de rougeur. Elle venait de reconnaître le peignoir bleu garni de dentelles qu’elle avait dépouillé cette nuit terrible qui n’avait eu qu’une seconde d’ivresse, où, demi-nue, elle s’était jetée au cou du prince pour le défendre ou pour lui demander protection, lorsqu’elle avait vu la porte de sa chambre à coucher s’ouvrir brusquement. Ce moment-là, pourrait-elle jamais l’oublier ! Pierre n’avait dont pas compris combien elle l’adorait. Cependant ne le lui avait-elle pas assez avoué par son étreinte même !

— Oh ! non, s’écria-t-elle alors en chancelant, vaincue par toutes ces émotions, non, il ne m’aimera jamais !

— Jamais plus qu’en ce moment même, dit soudain une voix qui la fit tressaillir.

Et elle tomba dans les bras de Pierre Olsdorf, qui, sans qu’elle l’eût entendu venir, était entré dans son appartement et assistait à cette scène depuis déjà quelques instants.

— Vous, vous ! murmurait-elle, en fermant à demi les yeux, comme si, pensant rêver de nouveau, elle voulait prolonger son rêve.

Le prince la porta, plutôt qu’il ne la conduisit, jusqu’au large divan qui garnissait l’un des côtés de la pièce. Il l’y étendit doucement et reprit, en s’agenouillant devant elle :

— Pourquoi doutez-vous de moi ? Oui, Véra, j’ai pour vous la plus sincère et la plus tendre affection. Jamais je n’oublierai le service que vous m’avez rendu, ni le trouble que j’ai apporté dans votre vie. C’est moi qui suis responsable de votre avenir et, je vous le jure, vous serez heureuse !

— Vous parlez de bonheur pour moi, Pierre Alexandrowitch, et vous partez, gémit la jeune fille avec un regard désespéré de ses yeux remplis de larmes. Pourquoi vous éloigner ? Pourquoi me laisser seule ?

Jamais femme n’avait été plus belle, plus désirable, plus enivrante que ne l’était Véra dans sa douleur et son chaste abandon. Les flots noirs de sa chevelure répandue autour d’elle, ses lèvres carminées entrouvertes comme si elles appelaient le baiser, les effluves de jeunesse de cette vierge qui s’offrait inconsciemment, tout cela grisait Pierre. Il avait saisi ses mains glacées et, pris de vertige, il se sentait invinciblement attiré vers elle. Mais il comprit soudain dans un dernier éclair de raison et, s’éloignant, s’écria :

— Oh ! non, non ! ce serait une lâcheté indigne de moi !

Véra, stupéfaite, s’était à demi soulevée, et tous ses traits exprimaient une telle angoisse que le prince revint vivement à elle pour lui dire, en s’efforçant de rester maître de son cœur ainsi que de ses sens, et en précipitant ses paroles :

— Écoutez-moi, mon enfant, ma chère enfant bien-aimée, et ne m’enlevez pas par votre douleur le courage qui m’est nécessaire. Oui, je vous aime, et cependant je vais partir. Il le faut, je le dois, pour que vous restiez digne du respect de tous et pour que je ne cesse pas, moi, d’être un honnête homme. Je ne veux pas qu’on puisse croire que je n’ai fait ce qui s’est passé à Paris que pour être heureux par vous. Je ne veux pas qu’on puisse vous accuser d’avoir été volontairement ma complice. Combien de temps resterai-je absent ? Dieu seul le sait. Peut-être n’aurai-je pas la force de prolonger notre séparation ; mais elle est indispensable, aussi bien pour vous que pour moi-même. Pendant que je serai loin et que je penserai à vous, vous servirez de mère à mon fils et à cette petite créature qui porte mon nom et que je ne puis abandonner alors même que je ne saurais l’aimer. Nous serez la maîtresse à Pampeln et plus tard, lorsque le temps aura sinon guéri, du moins cicatrisé l’horrible blessure que j’ai reçue, je reviendrai et n’aurai rien oublié de vous ! Adieu !

Et sans attendre que celle qui écoutait en pleurant, ne comprenant rien autre chose, c’est qu’il partait, lui eût répondu, Pierre la prit dans ses bras, imprima passionnément des lèvres sur les siennes que crispaient les sanglots, et s’arrachant à cette enivrante étreinte, il la laissa retomber, à demi morte, sur le divan.

Lorsque la fille de Soublaïeff rouvrit les yeux, elle était seule !

Le lendemain, au point du jour, après avoir embrassé son fils et s’être entretenu longuement avec son intendant Beschef et son fermier d’Elva ; à qui il confia une lettre pour sa fille, le prince quittait Pampeln pour se rendre à Saint-Pétersbourg, où il devait faire acte de soumission à l’arrêt du Saint-Synode.

Il n’avait pas eu le courage de revoir Véra et n’emmenait avec lui que son fidèle Yvan, afin d’avoir auprès de lui quelqu’un de sûr dans le cas où la mort le frapperait au loin.

Quinze jours plus tard, Pierre Olsdorf s’embarquait à Brindisi pour gagner l’Égypte et commencer l’exil auquel il s’était condamné.