Ernest Flammarion (p. 124-132).


XIII

LA FIN D’UNE PRINCESSE


Ce furent de terribles journées pour Lise Barineff que celles qui suivirent l’enlèvement de sa fille par Pierre Olsdorf. Déjà, lorsque sa mère lui avait rappelé durement que son divorce mettait une barrière infranchissable entre elle et son fils, son cœur avait saigné ; mais préparée de longue date, pour ainsi dire, à cette séparation, elle avait cherché un refuge contre la douleur qu’elle en éprouvait dans sa tendresse pour son dernier enfant. Et c’était cet enfant doublement adoré qui lui était ravi ! Qui donnerait à cette fillette de quelques mois ces soins du premier âge pour lesquels personne ne remplace une mère ? Ce n’était pas elle qui la verrait grandir, qui la soignerait si elle était souffrante ; c’était une étrangère qui sècherait ses larmes, qui aurait ses doux sourires, qu’elle aimerait !

Elle comprenait bien maintenant la logique fatale à laquelle le prince avait obéi en emmenant Tekla. Aux yeux de la loi, il en était le père ; s’il la lui eût laissée, c’eût été implicitement la renier et, par conséquent, rejeter sur elle, l’épouse adultère, les fautes qu’il avait prises à sa charge pour que le divorce fût prononcé contre lui. Elle était donc forcée de reconnaître que, s’il avait cruellement usé de son droit, son ex-mari n’était que resté fidèle à la ligne de conduite qu’il avait adoptée, et elle souffrait davantage encore de ne pouvoir accuser qu’elle-même.

Pour la première fois, la malheureuse regretta le passé et comprit le remords. Durant bien des jours, rien ne put la consoler. Les caresses de Paul, très affecté lui-même, la trouvèrent insensible ; mais peu à peu leur amour gagna à cette épreuve une sorte d’élévation dont il avait toujours été privé. Ils s’aimaient moins brutalement parce qu’ils pleuraient ensemble.

Rien, autant que les grandes douleurs, ne transforme les grandes passions. Des sens, les affections éprouvées pénètrent jusqu’au cœur, resté jusqu’alors à peu près indifférent, et la souffrance subie en commun rend souvent indissoluble l’union fragile de deux êtres que les désirs seuls avaient réunis.

Lise et Paul éprouvèrent ce phénomène psychologique. Ils se disaient moins leur amour, mais leur amour était meilleur. L’isolement auquel les condamnaient les circonstances les rapprochaient davantage, et ils comprirent en même temps qu’ils devaient hâter la conclusion de leur mariage.

Ce n’étaient plus deux amants désireux de pouvoir vivre en toute liberté dans les bras l’un de l’autre ; c’étaient deux irréguliers qui voulaient avoir le droit de lever la tête, deux abandonnés aspirant à se refaire intérieur et famille.

Cependant ils devaient craindre d’être obligés d’attendre encore plusieurs mois, car le Code Napoléon étant adopté en Roumanie, il fallait avant tout que Paul obtint le consentement de sa mère. Or, s’il lui avait écrit pour le demander, Mme  Meyrin, bien qu’elle adorât son fils, ne lui avait pas répondu, poussée à la résistance par sa belle-fille.

Le peintre avait cependant un allié dans la maison : son frère Frantz ; mais le brave homme était lui-même sous la domination de sa femme, et toutes les observations qu’il avait timidement faites étaient restées sans résultat.

Paul se décida alors à en arriver aux mesures extrêmes, c’est-à-dire aux sommations respectueuses. Toutefois, voulant par déférence prévenir sa mère, il lui adressa ces lignes :

« Chère mère, j’ai un devoir de probité à remplir et vous vous y opposez parce que vous êtes mal conseillée. Si vous n’écoutiez que votre tendresse pour moi, il y a longtemps que vous auriez consenti à mon mariage avec une femme qui vous aime déjà et ne sera jamais pour vous, quoi qu’il arrive, que la plus affectueuse et la plus dévouée des filles. En présence de votre résistance et de ce que m’ordonne l’honneur, il ne me reste qu’à demander à la loi ce que vous me refusez. C’est le cœur brisé que je m’y déciderai, mais mon parti est irrévocablement pris.

« Donc, encore une fois, bonne et chère mère, réfléchissez, ne consultez que votre cœur et ne me forcez pas à avoir recours à une extrémité aussi pénible.

« Votre fils qui vous respecte et vous aime. »

Très vivement émue à la lecture de cette lettre, qu’on lui avait remise en l’absence de sa belle-fille, Mme  Meyrin courut chez son fils. Depuis sa rupture avec sa famille, il habitait tout à fait son atelier.

Ce fut Paul qui vint lui ouvrir.

— Ainsi, mon enfant, lui dit la pauvre femme, en se laissant tomber sur le divan près duquel le peintre l’avait conduite, tu veux me quitter. Entre ta vieille mère et une étrangère, tu n’hésites pas, ton choix est fait. Ah ! maudit soit le jour où tu es parti pour la Russie ! Mais si je consentais à ton mariage, comment vivrais-je auprès de ta belle-sœur ? Elle ne me pardonnerait jamais cette faiblesse.

— Vous viendrez demeurer avec nous, répondit Paul, en s’agenouillant devant Mme  Meyrin. Soyez-en certaine, Lise et moi, nous vous aimerons pour tous.

— Je ne le pourrais pas ! À mon âge, mon fils, on ne change pas ses habitudes. Et puis, mon affection pour Frantz est égale à celle que j’ai pour toi. Si je le quittais, je serais une ingrate, car depuis vingt ans, il me fait la vie douce et heureuse ! Tu le vois, nous sommes dans une impasse. Tu l’aimes donc bien, cette femme ?

— Oui, mère, je l’aime sincèrement ; je l’aime davantage encore qu’autrefois. De plus, j’ai le devoir, moi qui l’ai perdue, de ne pas l’abandonner seule, sans enfants. Vous savez que le prince lui a enlevé sa fille, mon enfant à moi !

— C’est Dieu qui vous punit tous deux !

Comprenant bien que son fils n’était plus à elle, Mme  Meyrin fondit en larmes.

Paul, alors, ne pouvant résister à ses pleurs, se releva vivement et, après l’avoir fixée pendant quelques secondes, il reprit avec un calme et une fermeté dont on n’aurait pu le croire capable ;

— Eh bien ! soit, ma mère, ne parlons plus de ce mariage. Je ne vous adresserai pas de sommations ; j’attendrai, pour épouser Lise, que vous y consentiez ; seulement, je partirai demain pour Saint-Pétersbourg.

— Pour Saint-Pétersbourg ! Dans quel but ?

— J’irai me mettre à la disposition du prince Olsdorf.

— À la disposition du prince Olsdorf ?

— Les derniers mots du prince à sa femme ont été ceux-ci : Si M. Paul Meyrin ne devient pas votre mari, je le tuerai. Or je ne veux pas qu’un Russe puisse dire qu’un Roumain est un lâche.

— Mon fils ! mon fils ! s’écria Mme  Meyrin en s’élançant vers le peintre qu’elle saisit entre ses bras. Te battre, toi ! Et c’est mon refus qui te pousserait en face de cet homme ! De l’encre, une plume ! Ce consentement, je te le donne. Dicte, dicte bien vite ! Te battre, toi ! Et c’est moi, ta mère…

La brave créature, entremêlant ses paroles de baisers, entraînait son fils vers une table placée dans un des angles de l’atelier. C’est immédiatement qu’elle voulait rédiger son autorisation.

L’artiste se conforma à ses désirs et lui dicta les quelques lignes nécessaires.

— Là ! es-tu satisfait, méchant enfant ! dit Mme  Meyrin, après avoir écrit et signé d’une main fiévreuse. Tu ne parleras plus de ce départ, au moins ? Il allait se battre !

— Chère mère ! lui répondit Paul, les yeux remplis de larmes de reconnaissance et en l’embrassant, je resterai à Paris pour continuer à vous aimer, plus encore que jadis !

— Allons, bien, bien ! moi, je vais aller me faire gronder là-bas.

Et serrant une dernière fois son enfant sur son cœur, elle se sauva pour retourner rue de Douai, où, pour en finir d’un seul coup, elle raconta tout à sa belle-fille qui venait de rentrer.

— Vous êtes libre, fit d’un ton pincé Mme  Frantz, mais cette femme ne mettra plus les pieds chez moi.

Jugeant prudent de ne pas discuter, afin d’éviter une scène, Mme  Meyrin se retira dans sa chambre.

Aussitôt après le départ de sa mère, Paul courut annoncer à Lise Barineff que rien ne s’opposait plus à leur union.

— Enfin ! Dieu soit loué, répondit la jeune femme. Si tu avais été forcé d’en arriver aux sommations respectueuses, il me semble que cela nous aurait porté malheur. De plus on se serait de nouveau occupé de nous. Or on ne l’a que trop fait déjà, non seulement à Saint-Pétersbourg, d’où je viens de recevoir des lettres, mais encore à Paris. Voici maintenant les journaux qui s’en mêlent. Tu as lu le Figaro de ce matin ?

— Non. Que dit-il donc ?

— On y annonce notre mariage. Vois dans quels termes.

Le frère de Frantz prit le journal que Lise lui tendait et lut dans les échos :

« Tout Paris a remarqué au dernier Salon un fort beau portrait de femme, toile qui vaut une médaille à son auteur, M. Paul Meyrin. L’artiste avait eu d’ailleurs tout le temps d’étudier son délicieux modèle, car on l’a vu souvent se dissimuler dans le fond de sa loge, à l’Opéra et à l’Opéra-Comique. Il y avait sans doute amour sous roche, puisque la noble dame russe, qui n’est autre que l’ex-princesse Olsdorf, va bientôt s’appeler tout simplement Mme  Paul Meyrin.

« C’est à Saint-Pétersbourg que le jeune peintre a connu la princesse. Seulement, ce qui étonne un peu le grand monde russe, c’est que le divorce ait été prononcé contre le prince, qui, dit-on, est un charmant cavalier, plein de distinction, et passait, de plus, pour un mari modèle. Il y a là-dessous quelque piquant mystère conjugal qu’il ne nous appartient pas de rechercher. Nous nous contenterons d’applaudir à ce mariage, car il nous rend une compatriote, ou à peu près. L’ex-princesse, en effet, est la fille de la belle Mme  Froment, qui, après avoir été fort applaudie à l’Odéon dans le répertoire classique, auprès de Dumesnil, fut engagée à Saint-Pétersbourg au théâtre Michel, d’où elle ne sortit que pour devenir comtesse Barineff. »

— Par qui le Figaro a-t-il pu être aussi bien renseigné ? demanda Paul après avoir terminé sa lecture.

— Oh ! par quelques bonnes âmes de Saint-Pétersbourg, répondit la jeune femme, dans l’esprit de laquelle semblait ne faire naître aucune pensée le nom de l’ancien camarade de sa mère.

Le peintre supposait bien que Sarah Lamber n’était pas étrangère à ces indiscrétions, mais, se gardant soigneusement de réveiller ce souvenir, il reprit avec une indifférence affectée :

— Du reste cet article n’a rien de désobligeant.

— Non, mais il irritera davantage encore ma mère contre nous. Rien ne lui est aussi désagréable que de s’entendre rappeler qu’elle a été comédienne.

— J’avoue que je l’ignorais.

— Elle s’imagine toujours que personne n’en sait rien. Moi, je n’ai pas autant d’orgueil. Je ne demande à l’avenir que ton éternelle affection.

Ce que Lise Barineff ne pouvait prévoir, c’est l’effet qu’allait produire sur la vaniteuse comtesse le rapprochement de son nom et de celui de l’acteur Dumesnil.

Bien certainement l’auteur de l’écho en savait plus encore qu’il n’en avait voulu dire.

Pour en terminer, Paul avait tendu ses deux mains à celle qui allait devenir sa femme, et ils fixèrent immédiatement la date de leur mariage à quinze jours plus tard.

Il n’en fallut pas davantage à l’artiste pour découvrir, au 112 de la rue d’Assas, un appartement convenable avec atelier, et pour le faire meubler.

Pendant ces deux semaines, il revit fréquemment sa mère et son frère, mais pas une seule fois sa belle-sœur. Bien que Mme  Meyrin et Frantz lui eussent dit qu’ils assisteraient à son mariage, Barbe tenait bon : elle resterait chez elle.

Lise et Paul avaient compris que la cérémonie devait se faire aussi modestement que possible. Du reste la chapelle où elle allait avoir lieu n’aurait guère permis qu’il en fût autrement ; elle était d’une simplicité primitive et cinquante invités à peine pouvaient y prendre place.

Peu de personnes connaissent, même par son adresse, cette petite succursale à Paris de l’église catholique grecque, là-bas, sur la rive gauche, à un second étage de la rue Racine.

Dans un appartement des plus bourgeois, habité par le représentant du patriarche de Constantinople, l’une des pièces avait été transformée en chapelle. Où jadis était l’alcôve se trouvait l’autel, avec ses ornements byzantins, frottés, brillants pour la circonstance.

Lorsque les époux arrivèrent, le prêtre les attendait, et comme il était en deuil, il portait un grand voile noir qui lui donnait une physionomie presque lugubre. Tendu d’un papier grisâtre sur lequel se détachaient çà et là, dans des cadres dorés, de mauvaises images religieuses, l’endroit avait un aspect misérable dont Lise fut frappée. Ce n’était plus le luxe avec lequel les choses avaient été faites jadis dans l’église Isaac.

Ce jour-là, elle s’en souvenait malgré tout, malgré elle-même, les représentants des plus vieilles familles russes assistaient à son mariage, pour faire honneur au prince Olsdorf, allié à la plupart d’entre elles ; l’archiprêtre qui officiait avait revêtu ses plus beaux ornements sacerdotaux ; l’air était imprégné de parfums ; au milieu des femmes les plus haut titrées et les plus élégantes de Saint-Pétersbourg, sa mère lui souriait avec orgueil. Aujourd’hui, dans une chambre garnie, devant un pauvre desservant enveloppé de noir : une vingtaine de personnes, quelques camarades de son mari, des artistes, des curieux, des indifférents, elle le comprenait, sauf Mme  Meyrin, la mère, Frantz et la bonne et douce Mme  Daubrel, qui, pieusement courbée sur sa chaise, faisait des vœux sincères pour le bonheur de son amie, en jetant, elle aussi, un regard douloureux vers le passé.

La fille de la comtesse Barineff avait également remarqué dans l’assistance un gros homme, d’une soixantaine d’années, qu’elle avait vu souvent chez les Meyrin, qui ne l’avait pas quittée des yeux et dont l’attitude, le sourire, les apartés témoignaient d’une étrange émotion, en même temps que d’une inexprimable vanité. À son visage complètement rasé, à son teint pâle, à la façon dont il tenait son chapeau, en l’appuyant sur sa hanche gauche, le bras arrondi, tandis que sa main droite disparaissait, à la Bonaparte, sous le revers de sa redingote soigneusement boutonnée, on reconnaissait un comédien.

C’était en effet le vieux Dumesnil, un des plus fidèles interprètes du répertoire classique à l’Odéon, fort bon homme au fond, mais un peu ridicule par sa manie de se croire toujours en scène, chaussé de cothurnes et la toge aux épaules. Lise ne lui en avait pas moins adressé un affectueux sourire.

En vingt minutes tout fut terminé et les deux époux, après avoir serré les mains de ceux qui avaient assisté à la cérémonie, remontèrent en voiture pour aller prendre possession de leur appartement de la rue d’Assas, pendant que Dumesnil, qui les avait un instant suivis d’un regard humide, s’éloignait en murmurant, réminiscence classique ou fort médiocre improvisation :

À tout ce qui séduit préférant le bonheur,
Elle a quitté pour lui palais, gloire et splendeur

Le lendemain, une seconde existence commençait pour l’ex-princesse Olsdorf, existence calme, bourgeoise, terre à terre. Elle voulait se croire toute disposée à l’accepter ainsi, sans révolte ni regrets. Elle se disait que Paul, en remplaçant tout auprès d’elle, lui ferait tout oublier. Elle s’efforçait de ne plus se souvenir, n’aspirant qu’à devenir mère une troisième fois, pour combler le vide immense que faisait dans son cœur l’éloignement de ses deux enfants.

Afin que rien ne pût lui rappeler le passé et peut-être aussi parce que son orgueil craignait leurs regards ironiques, elle s’était séparée de tous ses domestiques, se contentant momentanément, jusqu’à ce qu’elle ait pu organiser elle-même sa maison, d’une cuisinière et d’une femme de chambre engagées à la hâte, un peu au hasard.

Le premier soir de cette vie nouvelle, fatiguée d’une journée d’installation et en attendant Paul, qui rangeait lui-même dans son atelier, Lise était assoupie dans un fauteuil, et là, malgré elle, son esprit avait fait un retour vers ce qui était maintenant si loin.

Dans son demi-sommeil, elle souriait tristement à Alexandre et à Tekla ; elle revoyait le château de Pampeln et son parc ombreux, ses compagnons de chasse entraînés par les cors des piqueurs, sa troïka follement enlevée par ses trois chevaux écumants, et, sur le seuil de la grande salle à manger aux boiseries sculptées, le maître d’hôtel rigoureusement vêtu de noir lui apparaissait, pour lancer d’une voix sonore : Madame la princesse est servie ! lorsque, brusquement arrachée à ses souvenirs par l’entrée de sa femme de chambre, elle revint tout à fait à la réalité en entendant cette domestique annoncer :

— Madame, la soupe est sur la table.

Après un involontaire et léger frisson, l’ex-princesse Olsdorf ne put s’empêcher de sourire, et comme son mari arrivait au même instant, elle se leva vivement pour s’élancer à sa rencontre, en lui disant d’une voix chaude, sorte d’écho de ses sens appelés à son aide pour étouffer complètement ce qu’elle voulait repousser à jamais de son esprit :

— Allons, mon ami, votre bras à Mme  Paul Meyrin !


fin de la première partie