Ernest Flammarion (p. 157-168).


III

MATERNITÉ


Les relations qui s’étaient établies entre sa belle-sœur et elle parurent tout d’abord compléter le bonheur de Lise, car, depuis son mariage, elle avait beaucoup souffert de l’éloignement de Frantz et de sa felle, un peu par amour-propre, mais surtout par affection pour son mari.

Ne pouvant interpréter cette attitude de la rue de Douai que comme un blâme persistant à son union, elle avait craint que Paul, dont elle connaissait la faiblesse de caractère, ne finît par s’en affecter, et elle s’applaudissait par conséquent d’avoir dissipé ce nuage. Aussi fut-elle véritablement heureuse lorsqu’elle vit toute cette famille revenir à elle, et les réflexions souvent ironiques de Mme  Frantz ne troublèrent pas un instant sa joie.

Elle était la première à en rire avec Mme  Daubrel et Dumesnil. Celui-ci passait rarement un jour sans venir prendre de ses nouvelles. Elle le recevait toujours d’une façon amicale et ne laissait échapper aucune occasion de lui exprimer sa reconnaissance pour la chaleur avec laquelle il l’avait défendue. Malgré ses ridicules, se sentant une grande amitié pour lui, elle ne s’en cachait pas, et un jour qu’elle l’en assurait de nouveau, en lui tendant la main, Dumesnil en fut si touché qu’il ne trouva pour la remercier aucun de ces alexandrins dont sa mémoire était si richement meublée.

Après avoir répondu respectueusement à l’étreinte de la jeune femme et balbutié quelques mots, il n’eut que le temps de détourner la tête, sous le prétexte d’examiner une nouvelle toile de Paul. Il avait tout simplement à essuyer ses yeux, qui s’étaient remplis de larmes à l’accueil affectueux de sa fille, qu’il avait si complètement reconquise.

On ne saurait dire quel orgueil ressentait le vieil acteur en voyant Lise régner dans ce milieu d’artistes, de littérateurs, d’hommes célèbres pour la plupart, dont son salon, ou mieux l’atelier de Paul était le lieu de réunion. Il l’écoutait avec admiration donner son avis sur le livre nouveau, la pièce représentée la veille, le tableau exposé depuis peu. Et lorsqu’elle se mettait au piano pour interpréter les passages les plus saillants de l’opéra récemment édité, dans quel ravissement le plongeait son exécution magistrale !

— Quelle grande cantatrice elle aurait été, se disait-il alors, si sa sotte mère n’avait pas fait d’elle une princesse ! Ah ! bon sang ne peut mentir ! C’est bien ma fille à moi !

Logiquement, il lui pardonnait d’avoir trompé son premier mari et trouvait qu’elle avait eu raison d’épouser Paul Meyrin. Son amour paternel reprochait seulement à son jeune ami de ne pas être assez à genoux devant cette adorable créature qui avait bien voulu descendre jusqu’à lui. On sentait que, pour le moindre manque d’égards envers elle, le doux Dumesnil serait devenu féroce.

Le peintre, en effet, semblait trouver son bonheur tout naturel ; il s’y était fait trop vite, ne s’en montrait jamais surpris et, de tous ceux que charmait sa femme, il était le moins prompt à reconnaître ses mille qualités. Non qu’il ne les appréciât point, mais on eût dit qu’il se mêlait un peu de jalousie à la satisfaction de son orgueil, et qu’il eût voulu que ses hôtes habituels s’occupassent un peu moins de la maîtresse de maison pour admirer un peu plus ses œuvres à lui.

Un jour, chez un sculpteur de ses amis, où étaient réunis des visiteurs qu’il ne connaissait pas, il avait entendu l’un d’eux demander à un de ses confrères :

« Allez-vous chez Mme  Paul Meyrin ? On affirme que c’est une femme d’un esprit rare et d’une distinction parfaite. » Cela l’avait froissé. Ainsi, ce n’était pas chez lui qu’on venait, mais chez sa femme. Sa belle-sœur, à laquelle il eut la maladresse de raconter ce propos, ne laissa pas échapper l’occasion de placer une méchanceté.

— Mon pauvre Paul, lui répondit-elle, tu n’as que ce que tu mérites. Si tu penses qu’on épouse un grande dame pour être le premier chez soi, il faut que tu sois resté bien jeune. Ah ! tu n’es pas au bout de tes humiliations ni de tes peines.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire, puisque tu m’interroges, que ta femme est beaucoup trop élégante pour sa situation actuelle. Sans doute, elle se croit toujours dans son palais de Saint-Pétersbourg. Dans ton atelier, elle trône comme une reine, entourée d’adorateurs, parmi lesquels, sois-en bien certain, il surgira quelque soir un ou plusieurs amoureux. Pour elle, tu n’es qu’un serf de plus, mon garçon !

— Ah ! vous êtes folle, Barbe, et toujours mauvaise pour Lise !

— C’est bien, c’est bien ; qui vivra verra !

Ce premier trait lancé, Mme  Frantz n’avait pas été plus loin, mais, ce jour-là, Paul était revenu rue d’Assas tout surpris de ne pas s’être aperçu jusqu’alors qu’il restait chez lui au second plan, et pensant qu’il était de sa dignité qu’il en fût autrement. Toutefois, il ne songea pas un seul instant à faire des observations à ce sujet. D’abord il n’aurait su comment s’y prendre, et lorsqu’en le voyant entrer dans l’atelier, sa jeune femme l’attira à elle par un de ces regards passionnés qu’elle avait toujours pour lui, l’artiste, homme de sensations instantanées, oublia bien vite le petit froissement d’amour-propre que venaient de lui faire éprouver les réflexions de sa belle-sœur.

Du reste, l’heure était assez mal choisie pour penser à des changements d’existence, car Lise y venait d’elle-même, en raison de son état. En effet, elle entrait dans le septième mois de sa grossesse et était tellement heureuse à cette pensée qu’elle allait être mère d’un enfant qu’on ne lui enlèverait pas, celui-là, qu’elle voulait se soumettre à des précautions hygiéniques auxquelles, précédemment, dans des situations analogues, elle n’avait jamais songé.

Lorsqu’elle avait été enceinte de Tekla, elle l’avait dissimulé par coquetterie jusqu’au dernier moment, mais maintenant pour qui se gênerait-elle ? N’était-elle pas certaine de l’amour de son mari ? N’avait-elle pas le droit d’être fière de cette maternité, qui devait combler le vide si douloureux que les circonstances avaient fait autour d’elle ? Ah ! certes, elle ne songeait pas à oublier ceux qui étaient si loin, ils avaient toujours leur place dans son cœur, et c’est pour trois qu’elle aimerait ce cher enfant qu’elle portait dans son sein.

Elle ne voulait donc commettre aucune imprudence et, de nouveau, la maîtresse fit en elle place à la mère. Elle commença par s’abstenir de se montrer au théâtre, puis, peu à peu, elle rendit ses réceptions moins fréquentes, plus brèves, jusqu’au jour où elle mit de côté tout ce qui ne se rapportait pas absolument à celui qu’elle attendait. Bientôt, elle ne reçut plus guère que les Meyrin, Mme  Daubrel et Dumesnil, ce dont Paul sembla ravi. On eût dit qu’il était enchanté de ne plus voir sa femme aussi entourée que depuis son mariage, et comme il n’en passait pas moins presque tout son temps auprès d’elle, Lise, convaincue que son mari l’aimait davantage chaque jour, se trouva plus heureuse que jamais.

Deux mois plus tard, Mme  Meyrin mit au monde une fille à laquelle on donna le nom de Marie et que le peintre, à la suggestion de sa belle-sœur, conseilla à sa femme de nourrir.

Lise n’y avait jamais songé, cela étant entièrement en dehors des mœurs du monde où elle avait toujours vécu, mais elle adopta néanmoins avec joie cette idée, d’abord pour plaire à son mari, et ensuite parce qu’il lui semblait qu’allaité par elle-même, son enfant lui appartiendrait plus encore.

Elle ne pensa pas une seconde à l’esclavage de chaque instant auquel elle se condamnerait, ni aux sacrifices de toutes sortes que lui imposerait son rôle de mère aussi complètement accepté.

La vérité, c’est que Paul saisissait avec empressement cette occasion de faire un premier pas, sans discussion, sans même avoir l’air d’y être pour rien, vers ces réformes dont Barbe ne cessait de lui parler lorsqu’il se trouvait seul avec elle, éveillant la jalousie et le rappelant aux principes d’économie dont il avait toujours eu l’exemple sous les yeux depuis son enfance.

— Quand une femme devient mère de famille, lui répétait-elle, il faut qu’elle dise adieu à la coquetterie et aux hommages toujours intéressés des adorateurs. Lise est beaucoup trop élégante avec ses cheveux à demi épars, ses toilettes luxueuses, ses corsages décolletés, ses bas de soie et tous ces bijoux qu’elle se plaît à porter dans les moindres circonstances. On sait bien, n’est-ce pas, d’où et de qui lui viennent ces parures. Tout cela était bon pour la princesse Olsdorf. Pourquoi rappeler ainsi qu’elle n’a pas toujours été Mme Paul Meyrin ? Une femme divorcée est contrainte à plus de réserve qu’aucune autre, les hommes étant toujours tentés de croire, avec leur fatuité ordinaire, qu’après avoir faille une première fois, elle peut faillir une seconde. De plus, vous menez un train exagéré pour votre position de fortune. Toutes ces réceptions, tous ces dîners-là vous ruinent. Tu n’en resteras pas à cette fillette, vous aurez d’autres enfants, et ça coûte cher à élever. Il faut faire des économies, et puisque ta femme n’y a jamais été habituée, c’est à toi de veiller sur les dépenses de ta maison, si tu ne veux pas être dans la gêne un jour.

Tous ces raisonnements, malveillants mais spécieux, devaient porter leurs fruits dans un esprit aussi ordinaire et aussi prosaïque que celui de Paul. Sa passion pour Lise ne lui avait donné que passagèrement les qualités d’un véritable artiste. Il y avait toujours en lui un fond bourgeois dont il ne s’affranchissait que lorsque ses sens ou sa vanité le dominaient. Quant à sa jalousie, elle ne s’éveillait vraiment que pour lui servir de prétexte, car il avait en sa femme une confiance absolue. Elle en était digne à tous égards.

Les choses en étaient là rue d’Assas, où rien ne semblait réellement changé, lorsque, quatre mois après ses couches, Mme Meyrin parla à son mari de réunir quelques amis. Sa stupéfaction fut grande à cette réponse de Paul :

— Pourquoi faire ? Vivons donc un peu plus pour nous. Est-ce que ce n’est pas assez de recevoir notre famille, Mme Daubrel et Dumesnil ? Avec eux au moins, tu n’as pas besoin de te mettre en frais de toilette, comme t’y obligeaient nos soirées dans mon atelier.

La fille de Madeleine crut d’abord qu’elle avait mal entendu, mal compris, et ses yeux exprimèrent si bien toute sa surprise que le peintre ajouta, en la prenant dans ses bras :

— De plus, vois-tu, je suis jaloux, je te veux maintenant un peu plus pour moi tout seul. Oh ! je ne te dis pas de fermer complètement notre porte, mais seulement de l’ouvrir moins large que l’an dernier.

Il avait prononcé la première de ces phrases avec un tel accent de vérité que la malheureuse, y retrouvant comme un écho de ses plus enivrants jours, s’était pressée contre lui avec un frisson de volupté. Entre l’adoré et son enfant, peu lui importait le reste.

Cependant Paul devint bientôt plus exigeant et sa femme ne tarda pas à s’émouvoir un peu, en l’entendant l’engager chaque jour à quelque nouvelle réforme, soit à propos de sa mise, de sa coiffure même, soit à propos des dépenses de la maison. Toutefois, elle obéit, aveuglée par son amour. Elle mit de côté les plus élégantes des robes qu’elle avait l’habitude de porter, en même temps que, comme une petite bourgeoises, elle s’accoutuma à surveiller ses domestiques plus qu’elle ne l’avait fait jusque-là.

Mais le beau-frère de Barbe ne devait pas s’arrêter en si bon chemin. Un soir que Lise avait reçu quelques amis, des artistes, des littérateurs, qui lui avaient exprimé leur étonnement que, remise de ses couches depuis si longtemps, elle n’eût pas repris ses réceptions d’autrefois, son mari lui dit, dès qu’il furent seuls :

— Je ne sais trop s’il est bien convenable de réunir tout ce monde tant que tu allaiteras Marie. D’abord, tu es obligée de t’habiller, cela doit te gêner ; de plus la fillette peut avoir tout à coup besoin de toi, et, tu le comprends, si respectable que soit le rôle d’une nourrice, il fait un peu sourire et prête aisément à des plaisanteries que je ne voudrais pas qu’on fît à ton sujet.

Cette fois, Mme  Meyrin dissimula peu son étonnement, elle l’exprima même avec une telle franchise que Paul lui répondit, s’inspirant brutalement de l’une des observations de sa belle-sœur.

— Ah ! dame, ma chère amie, tu n’es plus princesse et on est moins indulgent dans notre milieu que dans le grand monde de Saint-Pétersbourg. Je ne veux pas qu’on se moque de moi.

C’était la première fois que, depuis deux ans, depuis le jour où elle s’était si spontanément donnée à lui, Lise entendait sortir de sa bouche un mot blessant. Jusqu’alors, au contraire, il avait toujours paru prendre à tâche d’éviter toute allusion au passé. Aussi se sentit-elle douloureusement froissée ; mais, faisant un effort surhumain, elle répondit néanmoins en souriant, après un instant de silence :

— Peut-être as-tu raison, mais rien n’est plus simple, jusqu’à ce que Marie soit sevrée, je ne recevrai plus que nos amis tout à fait intimes. Es-tu satisfait ? M’aimeras-tu toujours ? Du reste, notre fillette aura un an dans quelques semaines ; nous pourrons donc reprendre bientôt notre existence d’autrefois. N’en as-tu pas comme moi le désir ?

En parlant ainsi, elle avait jeté ses deux bras autour de son cou. Elle l’interrogeait plus encore de ses regards brûlants et de son étreinte que de la voix.

— Parbleu ! chère folle, fit-il en lui en donnant un baiser tout paternel et en se dégageant doucement. En attendant, c’est Mlle  Marie qui règne ici en maîtresse souveraine ; moi, je ne viens plus maintenant qu’après elle. Allons, bonsoir !

Cela dit, il se retire dans la petite chambre voisine de son atelier, où il avait fait élection de domicile depuis les couches de sa femme, en prétextant que le bébé, dont le berceau restait toute la nuit près du lit de sa mère, l’empêchait de dormir.

Demeurée seule, Mme  Meyrin sentit son cœur se serrer. Elle avait comme le pressentiment d’un malheur. L’amour de son mari pour elle n’était plus le même. Saisie d’épouvante à cette pensée, elle fit un mouvement pour s’élancer sur ses pas et le rejoindre, mais au même instant la fillette se réveilla, et la mère, brusquement rappelée au plus saint des devoirs, courut à elle et, tout en pleurant, se mit à la bercer.

Ce qui, trop fatalement, était vrai, c’est que, moins satisfait dans son orgueil, jaloux pour ainsi dire de l’affection que Lise donnait à son enfant, gêné dans sa passion, Paul s’était fatigué peu à peu, depuis quelques mois, de celle qui n’était plus pour lui cette maîtresse qu’il avait désirée ardemment plutôt que tendrement aimée. Ce n’était plus la créature à la beauté radieuse, aux formes sculpturales, à l’attraction enivrante, aux sens toujours vibrants ; c’était une mère soumise à mille soins, à d’incessantes obligations que ne comprenait pas l’égoïsme de l’amant, et parfois souffrante.

Cette maternité, qui aurait dû lui rendre sa compagne plus chère encore, était pour cet homme aux appétits brutaux un obstacle, un ennui. Il ne voyait pas les sourires de sa fille, il n’entendait que ses cris, qui l’agaçaient et le troublaient dans son travail. Il en était arrivé, sans toutefois se l’avouer encore, jusqu’à s’irriter des qualités intellectuelles de sa femme. Son érudition, l’élégance de ses manières et sa distinction qui, jadis, flattaient si bien sa vanité quand elle recevait ses amis, tout cela maintenant humiliait sa nature commune et lui semblait aussi ridicule qu’inutile, et il s’éloignait souvent de chez lui pour aller retrouver ailleurs ce dont il ne s’était désaccoutumé que momentanément, dans une espèce d’exil, une sorte d’envolée dans les sphères supérieures pour lesquelles il n’était pas fait. Il y avait toujours en lui du Tzigane que les ivresses de la chair avaient pu dompter, tout en le laissant incapable de comprendre rien aux délicatesses de l’âme.

Mme  Meyrin avait l’instinct plutôt que le sentiment de la transformation qui se faisait en celui qu’elle aimait autant que par le passé ; mais en le voyant parfois revenir à elle avec les transports passionnés de jadis, elle se rassurait et s’en voulait même d’avoir pu douter un instant de son amour.

Cela dura quelque temps ainsi, puis bientôt, après ces élans passagers, Paul se montra des plus en plus grondeur, de plus en plus prêt à la critique et au blâme à l’égard des moindres choses, et Lise eut alors la conviction que son bonheur était en danger, surtout lorsque son mari commença à s’absenter régulièrement.

Prétextant qu’il exécutait un panorama avec deux de ses confrères dans un atelier du boulevard Monceau, il était forcé, disait-il, de consacrer à cette œuvre la plus grande partie de ses journées. Lise le croyait, mais, pour elle, les heures se faisaient interminables, malgré la présence de la fillette ; et comme, lorsque le soir, elle questionnait Paul sur la marche de ses travaux, il lui répondait à peine, elle cessa bientôt de l’interroger et accepta ce douloureux isolement, tout en sentant naître en elle les révoltes de l’orgueil, en même temps que la jalousie la mordait au cœur.

Toutefois, trop fière pour se plaindre, elle n’adressait aucun reproche à son mari, et quand Mme  Frantz, qui lui rendait visite de loin en loin, la complimentait sur la simplicité de sa mise ainsi que sur la tenue modeste de la maison, elle avait le courage de ne rien trahir de son humiliation. Elle dissimulait même à l’égard de Mme  Daubrel et de Dumesnil, mais ces deux dernier l’aimaient trop pour demeurer longtemps aveugles. Elle dut un jour tout leur avouer.

Depuis plusieurs mois, Marthe s’était bien aperçue de ce qui se passait ; elle s’efforça néanmoins de rassurer son amie, en lui disant qu’elle s’exagérait les choses que très probablement M. Meyrin était inquiet de l’affaire artistique qu’il avait entreprise, et que c’était à ses préoccupations seules qu’il fallait attribuer les changements survenus dans son caractère ainsi que dans sa façon de vivre.

Dumesnil, qui s’était souvent étonné de rencontrer si rarement le peintre à son atelier, abonda dans le sens de Mme  Daubrel, et, voulant avant tout calmer les craintes de la jeune femme, il lui dit, en la plaisantant et en la grondant un peu :

— Voyons, ma chère enfant, il ne faut pas se créer ainsi des chimères ni désespérer aussi vite. Comment pouvez-vous supposer un instant que votre mari vous oublie et vous trompe ? Non, ne le croyez pas ; il est jeune, il a besoin d’air, de mouvement, et d’ailleurs :

Il est bon qu’un mari nous cache quelque chose,
Qu’il soit quelquefois libre et ne s’abaisse pas
À nous rendre toujours compte de tous ses pas.

— Je ne suis pas la femme de Polyeucte et je n’aime point Sévère, fit Lise en souriant tristement à cette citation du vieil acteur, et j’ai peur que ce ne soit pas son Dieu que M. Meyrin me préfère. Cependant, peut-être avez-vous raison tous deux ; sans doute je m’alarme à tort. Allons, ne parlons plus de cela ; mais vous, ne m’abandonnez pas, car je ne saurais alors que devenir.

Marthe ne lui répondit qu’en l’embrassant avec tendresse, et Dumesnil qu’en baisant les deux mains qu’elle lui tendait.

Hélas ! le mal était encore plus grand que Mme  Daubrel et le brave comédien ne le craignaient. En effet, quelques jours plus tard, pendant que Paul était sorti, Lise recevait le billet suivant :

« Si vous voulez savoir comment M. Meyrin emploie son temps, vous n’avez qu’à vous en informer, 37, boulevard de Clichy, à son nouvel atelier, où la belle Sarah Lamber, votre rivale d’autrefois, passe toutes ses journées. »

À la lecture de ces épouvantables lignes, l’infortunée devint d’une pâleur de morte. Cependant elle ne jeta pas un cri, ni ne versa une larme, mais reprenant bientôt possession d’elle-même avec une étrange énergie, elle se coiffa en une seconde, s’enveloppa par-dessus son peignoir d’un manteau de fourrure, passa dans l’atelier où elle prit un revolver qu’elle savait chargé, puis sortit pour s’élancer dans la première voiture qu’elle rencontra, en ordonnant au cocher de la conduire à cette adresse qu’elle venait de recevoir.

Dans ses mains tremblantes, qu’elle n’avait pas songé à ganter, elle froissait ce billet maudit, le relisait, l’épelait, comme pour y puiser encore plus de colère et plus d’indignation.

Si le prince Olsdorf avait eu sous les yeux cette lettre infâme, il en aurait reconnu l’écriture incorrecte et commune. Elle était évidemment de la même main que celle qui, trois années auparavant, lui avait été adressée à Saint-Pétersbourg avec des articles de journaux, pour lui apprendre son déshonneur.