Divan oriental-occidental/Hafiz nameh. Livre de Hafiz
Le poëte. Parle, Mohamed-Schems-Eddin, d’où vient que ton peuple illustre t’a nommé Hafiz ?
Hafiz. Je rends hommage et je fais réponse à ta question : c’est que l’héritage sacré du Coran se conserve inaltéré dans mon heureuse mémoire ; et telle est, à cet égard, ma pieuse conduite, que les maux ordinaires de la vie n’atteignent ni moi ni ceux qui estiment comme il convient la parole et la semence du prophète : voilà pourquoi l’on m’a donné ce nom.
Le poëte. Eh bien, Hafiz, à ce qu’il me semble, je pourrais te le disputer, car, si nous pensons comme les autres, nous leur ressemblerons : et je te ressemble parfaitement, moi qui ai gravé dans mon esprit l’image admirable de nos saints livres, comme sur le linge bénit[1] s’imprima l’image du Seigneur ; moi qui, en dépit de la négation, de la contrariété et de la spoliation, puisai un soulagement secret dans l’image sereine de la foi.
Savez-vous ceux que les démons épient dans le désert, entre les rochers et les murailles, guettant le moment de les saisir pour les entraîner aux enfers ? C’est le menteur et le méchant.
Et le poëte, pourquoi ne craint-il pas de se mêler avec ces gens-là ?…
Sait-il donc quel monde il fréquente, lui dont la vie entière est un délire ? Un capricieux amour le pousse dans le désert sans bornes ; ses poétiques plaintes, écrites sur le sable, sont d’abord emportées par le vent, il ne comprend pas ce qu’il dit : ce qu’il dit, il ne le tiendra pas.
Mais on tolère sa chanson, bien qu’elle contredise le Coran. À vous, lumières de la loi, sages, pieux et savants hommes, à vous d’enseigner le devoir certain des fidèles Musulmans.
Hafiz surtout cause du scandale ; Mirza[2] plonge l’esprit dans le doute : dites ce qu’on doit faire, ce qu’on doit éviter.
Hafiz, dans ses esquisses poétiques, exprime la vérité certaine, ineffaçable, mais aussi çà et là des bagatelles qui sortent des limites de la loi. Veux-tu marcher sûrement, sache distinguer de la thériaque le venin de serpent : mais s’abandonner avec un joyeux courage à la volupté pure d’une noble action, et se garder avec prudence de celle qui n’a d’autre suite qu’une peine éternelle, est sans doute le meilleur pour ne pas faillir. C’est là ce que nous a écrit le pauvre Ébousound[4]. Que Dieu lui pardonne tous ses péchés !
Saint Ébousound, tu as bien répondu : voilà les saints que le poëte désire ! Car ces bagatelles, qui sortent des limites de la loi, sont justement l’héritage où il se donne carrière avec audace, joyeux même dans le chagrin. Venin de serpent et thériaque doivent lui sembler pareils ; ni l’un ne tue ni l’autre ne guérit, car la vie véritable est une activité toujours innocente, qui se déploie de manière à ne blesser personne qu’elle-même. Ainsi le vieux poëte peut espérer que les houris le recevront dans le paradis, jeune homme glorifié. Saint Ébousound, tu as bien répondu.
Le mufti lut l’un après l’autre tous les poèmes de Misri[5], et, de propos délibéré, il les jeta dans les flammes : le beau volume fût réduit en cendres.
Que le feu dévore, dit le grand juge, quiconque parle et pense comme Misri. Qu’il soit lui seul exempt de la peine du feu, car Allah a dispensé à chaque poète ses dons : si le poëte en abuse dans sa vie pécheresse, qu’il pourvoie lui-même à faire sa paix avec Dieu.
Tu ne saurais finir, et c’est ce qui fait ta grandeur ; tu ne commences jamais, c’est ton sort. Ton chant tourne sur lui-même comme la voûte étoilée ; le commencement et la fin sont toujours même chose, et ce que le milieu amène est manifestement ce qui est encore à la fin et qui était au commencement.
Tu es la vraie source poétique des plaisirs, et flot sur flot émanent de toi sans nombre ; une bouche toujours prête aux baisers, un chant cordial qui coule doucement, un gosier que la soif irrite sans cesse, un bon cœur qui s’épanche.
Je consens que le monde entier s’abîme ! Hafiz, c’est avec toi, avec toi seul, que je veux rivaliser. Que plaisirs et peines nous soient communs, à nous, frères jumeaux ! Aimer et boire comme toi sera mon orgueil, sera ma vie.
Et maintenant, animée de ta propre flamme, résonne ô chanson, car tu es plus ancienne, tu es plus nouvelle !
J’espère de réussir dans ta manière de rimer[6], le retour des sons doit me plaire aussi. Je trouverai d’abord la pensée, ensuite les expressions ; aucun son ne reviendra deux fois, à moins d’amener un sens particulier, comme tu sais faire, ô poëte, plus favorisé que tous les autres.
En effet, comme une étincelle qui peut embraser la ville impériale, quand les flammes ondoient avec fureur, et, se faisant un courant d’air, s’animent par le vent qu’elles produisent, tandis que l’étincelle, déjà éteinte, a disparu dans l’espace étoile : ainsi la flamme serpente de ton sein avec des ardeurs éternelles, pour animer d’une vie nouvelle un cœur allemand.
Les rhythmes cadencés plaisent sans doute, le talent aime à s’y jouer ; mais qu’ils inspirent bientôt une affreuse répugnance, s’ils n’offrent que des masques vides, sans chair ni pensée ! L’esprit même ne voit rien en lui qui le charme, s’il n’a soin de prendre une forme nouvelle et de renoncer à l’ancienne, qui est frappée de mort.
Hafiz, s’égaler à toi, quelle folie ! Sur les flots de la mer frémissante, un navire poursuit sa course rapide ; il sent se gonfler ses voiles ; il marche fier et hardi : que l’Océan le brise, il nage, planche pourrie. Dans tes chants légers, rapides, roule un frais courant ; il bouillonne en vagues de feu : l’incendie m’engloutit. Mais je me sens une bouffée d’orgueil, qui me donne de l’audace : moi aussi, dans un pays inondé de lumière, je vécus, j’aimai.
Saint Hafiz, ils t’ont nommé la langue mystique, et ceux qui mettent dans les mots leur science n’ont pas compris la valeur de ce mot.
Ils t’appellent mystique, parce qu’à ta lecture ils ont de folles pensées, et qu’ils distribuent leur vin louche en ton nom[7].
Mais tu es vraiment mystique, car ils ne te comprennent pas, toi qui, sans être dévot, es bienheureux ! C’est ce qu’ils ne veulent pas t’accorder.
Et pourtant ils n’ont pas tort, ceux que je blâme : en effet, qu’un mot ait plus d’un sens, c’est ce qui devrait s’entendre de soi-même. Le mot est un éventail. Entre les lames brillent deux beaux yeux. L’éventail n’est qu’un voile charmant : il me cache le visage, il est vrai, mais il ne cache pas la jeune fille, car ce qu’elle a de plus beau, son œil, étincelle dans mon œil.
Ce que veulent tous les hommes, tu le sais et tu l’as bien compris, car, de la poussière jusqu’au trône, le désir nous tient tous dans sa rigoureuse chaîne.
Cela fait tant de mal, tant de bien ensuite ! Qui pourrait s’en défendre ? Que l’un s’y rompe le col, l’autre persiste hardiment.
Maître, pardonne-moi ! Tu sais que souvent je m’aventure, quand il entraîne les regards après lui, le cyprès qui marche.
Son pied rase la terre comme des racines menues, et caresse le sol ; son salut nous effleure comme un léger nuage, son haleine, comme une caresse de la brise orientale.
Nous sommes pressés d’un vague désir, lorsque, anneau par anneau, sa brune chevelure déploie sa richesse et qu’elle enfle ses ondes et frémit au souffle du vent.
Puis le front brillant se découvre, pour enlever toute aspérité de ton cœur[8] ; une chanson joyeuse, ingénue, arrive à ton oreille pour bercer ton esprit.
Et qu’ensuite ses lèvres s’animent avec une grâce infinie, elles te laissent libre aussitôt de te mettre dans les chaînes.
L’haleine est suspendue, l’âme vers l’âme s’envole ; des parfums circulent à travers la volupté, et passent, invisibles nuages.
Mais, quand l’ardeur est au comble, ta main saisit la coupe, l’échanson accourt, l’échanson vient et verse et verse encore.
Son œil étincelle, son cœur palpite, il espère tes leçons ; il espère, quand le vin exaltera ton génie, entendre tes plus sublimes pensées.
À lui s’ouvre l’espace des mondes ; dans le cœur, ordre et salut ; la poitrine se gonfle, le duvet brunit : il est devenu un jeune homme.
Et quand tu n’ignores plus aucun des mystères que le cœur et le monde renferment, gracieux et fidèle, tu fais un appel au sage, pour qu’il en explique le sens.
Et pour que la protection du trône nous soit maintenue, tu adresses au schah, tu adresses au vizir, une bonne parole.
Toutes ces choses, tu les sais et les chantes aujourd’hui, et demain tu les chanteras encore. C’est ainsi que tu nous mènes, aimable guide, à travers les amertumes et les douceurs de la vie.
- ↑ Avec lequel sainte Véronique essuya le visage du Sauveur montant au Calvaire.
- ↑ Poëte persan.
- ↑ Décision juridique, qui fait règle en matière de droit ou de croyance.
- ↑ Ébousound (nous suivons l’orthographe de Hammer) fut consulté, en effet, comme mufti, par les hommes de loi de Constantinople, pour savoir si le Divan de Hafiz était l’expression des secrets de Dieu.
- ↑ Célèbre poëte turc, dont les poésies offrent des rapports avec l’Évangile. Ce fetva fut réellement prononcé.
- ↑ Goethe s’adresse encore à Hafiz, et la versification à laquelle il fait allusion est celle du Gazel. Il s’en trouve dans le Divan plusieurs exemples : mais c’est dans les Roses orientales de Ruckert et dans les Gazels du comte de Platen, que l’esprit et la forme de ce genre de poésie persane ont été le plus fidèlement reproduits
- ↑ Quand les dévots virent Hafiz populaire, ils cherchèrent un sens allégorique à ses poésies, pour donner le change aux lecteurs. (De Hammer, cité par Wurm.)
- ↑ Hafiz, dans une de ses poésies, compare l’amour à une pierre qui lisse le cœur et le rend aussi poli qu’une glace.