Divan oriental-occidental/Uschk nameh. Livre de l’amour

Traduction par Jacques Porchat.
Librairie Hachette et Cie (Œuvres de Goethe, volume Ip. 546-550).



USCHK NAMEH.
LIVRE DE L’AMOUR.


Dis-moi ce que mon cœur désire ?
Mon cœur est près de toi : ne le dédaigne pas.



Modèles.

Écoute et garde en ta mémoire six couples d’amants. La description enflamme[1], l’amour attise : Roustan et Rodavou. Inconnus, ils sont unis : Joussouf et Souleika. Amour sans faveurs d’amour : Ferhad et Schirin. Vivant l’un pour l’autre uniquement : Medschnoun et Leila. Il eut des regards d’amour dans sa vieillesse, Dschemil pour Boteinah. Doux caprice d’amour, Salomon et la brune[2]. Les as-tu bien observés, tu as profité en amour.

Un couple encore.

Oui, aimer est une grande vertu. Qui trouvera un plus précieux avantage ? Cela ne donne ni la puissance ni la richesse, cependant cela rend égal aux plus grands héros. Aussi bien que du prophète, on parlera de Vamik et d’Asra… On n’en parlera pas, on les nommera. Chacun doit connaître leurs noms. Ce qu’ils ont fait, ce qu’ils furent, nul ne le sait. Ils ont aimé, voilà ce que nous savons. C’est en dire assez, si l’on s’informe de Vamik et d’Asra.

Livre de lecture.

Le livre des livres le plus étrange, c’est le livre de l’amour. Je l’ai lu attentivement : quelques feuillets de plaisirs, de longs chapitres de souffrances ; la séparation forme une section à part ; le revoir, un petit chapitre, un fragment ; des volumes de chagrin, allongés d’éclaircissements sans fin, sans mesure. Ô Nisami !… tu as enfin trouvé la bonne voie. L’insoluble, qui le résout ? Des amants qui se retrouvent.


Oui, c’étaient là les yeux, c’était la bouche, dont j’avais les regards, les baisers ; taille élancée, formes arrondies, comme pour les joies du paradis. Était-elle ici ? Où est-elle disparue ? Oui, c’était elle-même ! C’est elle qui l’a donné ; elle s’est donnée en fuyant ; elle a enchaîné toute ma vie.

Averti.

Moi aussi, je me suis trop volontiers laissé prendre à des cheveux bouclés : Hafiz, ton ami aurait donc éprouvé le même sort que toi ?

Mais aujourd’hui, de leurs longs cheveux elles forment des tresses ; elles combattent sous le casque, comme nous en avons fait l’épreuve.

Qui est bien sur ses gardes ne se laisse pas faire violence : on craint des chaînes pesantes, on court dans de légers filets.

Submergé.

Avec des boucles sans nombre, une tête ronde et frisée !… Quand je puis, à pleines mains, passer et repasser dans cette opulente chevelure, je me sens jusques au fond du cœur une vigueur nouvelle, et, si je baise le front, les sourcils, les yeux, la bouche, cela me ravive toujours et de nouveau me blesse.

Le peigne aux cinq dents où doit-il s’arrêter ? Déjà il revient à la frisure. L’oreille ne se refuse pas au jeu : ce n’est pas de la chair, ce n’est pas de la peau, c’est quelque chose de si délicat et de si amoureux pour le badinage ! Mais, comme on caresse la jolie tête, la main passera et repassera sans cesse dans l’opulente chevelure. Hafiz, c’est ainsi que tu as fait, et nous recommençons de même.

Danger.

Dois-je parler des émeraudes que montre ton doigt délicat ? Quelquefois un mot est nécessaire, et souvent se taire vaut mieux.

Eh bien, je dis que cette couleur verte repose la vue ; je ne dis pas que douleur et blessure sont à craindre tout auprès.

Soit ! il faut te le dire ! Pourquoi exerces-tu un tel pouvoir ? « Ta beauté est aussi dangereuse que l’émeraude est salutaire. »


Bien-aimée, en un dur volume elles sont à la gêne, les libres chansons qui volaient gaiement à l’aventure dans la région pure des cieux. Le temps altère tout ; elles seules se maintiennent : chaque ligne en doit être impérissable, immortelle comme l’amour.


D’où me vient cette angoisse à toute heure ? La vie est courte, le jour est long, et toujours le cœur soupire : est-ce pour le ciel, je ne sais, mais il veut avancer plus loin, plus loin encore, et volontiers il se fuirait lui-même. Et, s’il fuit sur le sein de la bien-aimée, il y repose dans le ciel et s’oublie ; le tourbillon de la vie l’entraîne, et toujours il s’attache au même lieu. Quelque chose qu’il ait voulue, qu’il ait perdue, il finit par être sa propre dupe.

Fâcheuse consolation.

À minuit, je pleurais, et je sanglotais, parce que j’étais privé de toi. Alors survinrent des fantômes nocturnes et je me sentis confus. « Fantômes, leur dis-je, vous me trouvez pleurant et sanglotant, moi, que d’ordinaire vous voyez dormant à votre passage. Je suis privé de grands biens. Ne pensez pas plus mal de moi. Celui qu’autrefois vous appeliez sage, un grand mal le fait souffrir. » Et les fantômes, la figure allongée, passèrent, sans aucun souci de ma sagesse ou de ma folie.

Humeur accommodante.

Quelle erreur d’imaginer que la jeune fille se soit donnée à toi par amour ! Cela ne saurait me charmer : elle est savante en flatteries.

Le poëte. Il me suffit de la posséder ! Et voici mon excuse : l’amour est un don volontaire, la flatterie, un hommage.

Salut.

Oh ! combien je fus heureux !… Je me promène dans la campagne ; Houdhoud[3] sautille dans le chemin. Je cherchais dans les pierres des coquilles pétrifiées de l’antique mer. Houdhoud accourut fièrement, déployant sa couronne ; elle se pavanait, d’un air moqueur : c’était le vivant se raillant du mort. « Houdhoud, lui dis-je, en vérité tu es un bel oiseau ! Huppe, va promptement, va dire à ma bien-aimée que je lui appartiens pour jamais. Tu fus bien aussi autrefois messagère d’amour entre Salomon et la reine de Saba ! »

Houdhoud me dit : « D’un seul regard elle m’a confié tout le mystère, et je suis toujours, comme je l’étais, ravie de votre bonheur. Aimez ! aimez !… Durant les nuits de veuvage, voyez comme il est écrit dans les étoiles que votre amour, associé aux puissances éternelles, subsiste glorieux. »

Houdhoud, sur les branches du palmier, ici à l’écart est nichée, lançant des œillades, objet charmant ! et toujours elle veille.

Résignation.

Tu dépéris, toi, si bienveillant ! Tu te consumes, toi qui chantes si bien !

Le poëte. L’amour me traite en ennemi. Oui, je l’avoue, je chante, le cœur oppressé. Mais vois les cierges : ils éclairent en se consumant.

La douleur d’amour cherchait un lieu qui fût sauvage et solitaire : elle trouva le désert de mon cœur et se logea dans la place vide.

Inévitable.

Qui peut commander à l’oiseau de se taire dans la campagne ? Et qui peut défendre au mouton de se débattre sous les ciseaux ?

Me voit-on regimber quand ma laine frise ? Non, ces regimbements ils me sont arrachés par le tondeur qui me tiraille.

Qui me défendra de chanter vers le ciel selon mon plaisir, de confier aux nuages comme elle m’a charmé ?

Mystère.

Tout le monde s’étonne, à voir ma bien-aimée jouer de la prunelle : moi, qui suis dans le secret, je sais fort bien ce que cela veut dire.

Car cela signifie : « J’aime celui-ci et non pas celui-là ni cet autre encore. » Bonnes gens, laissez là vos étonnements, vos désirs.

Oui, avec un merveilleux pouvoir, elle regarde à la ronde, mais c’est seulement qu’elle tâche d’annoncer à son ami l’heure prochaine d’amour.

Profond mystère.

« Nous autres quêteurs d’anecdotes, nous recherchons avec empressement qui est ta bien-aimée, et si tu n’as pas beaucoup de rivaux heureux.

« Car nous voyons bien que tu es amoureux et nous en sommes charmés pour toi ; mais que la belle t’aime pareillement, nous ne pouvons le croire. »

Mes amis, cherchez-la tout à votre aise. Écoutez un mot seulement : vous tremblez quand elle est présente ; qu’elle se retire et vous caressez son image.

Si vous savez comme Schehâb-Eddin se dépouilla de son manteau sur l’Arafat[4], vous ne jugerez pas insensés ceux qui agissent dans le même esprit.

Si jamais ton nom est prononcé devant le trône de ton roi ou devant ta bien-aimée, que ce soit à tes yeux ta suprême récompense.

C’est pourquoi ce fut la suprême douleur, quand, un jour, Medschnoun mourant défendit que son nom fût jamais prononcé devant Leila.

  1. Il n’est pas rare en Orient que la description qu’on fait d’une personne absente inspire un amour passionné. Voyez, dans le Commentaire, l’histoire de Pietro della Valle.
  2. « Je suis brune, mais je suis belle. » (Cant. des Cant. ch., v. 4)
  3. Nom persan de la huppe.
  4. Montagne voisine de la Mecque. Schehâb-Eddin ôta son manteau pour prier, suivant l’usage des Persans. (Chardin, VII, 225, 260.)