Divan oriental-occidental/Moganni nameh. Livre du chanteur

Divan oriental-occidental
Traduction par Jacques Porchat.
Librairie Hachette et Cie (Œuvres de Goethe, volume Ip. 531-539).


DIVAN


ORIENTAL-OCCIDENTAL


EN DOUZE LIVRES[1].




MOGANNI NAMEH.
LIVRE DU CHANTEUR.


J’ai laissé s’écouler vingt années, et j’ai joui de ce qui me fut donné en partage : période parfaitement heureuse, comme le temps des Barmécides.



Hégire.

Le nord et l’ouest et le sud volent en éclats, les trônes se brisent, les royaumes tremblent : sauve-toi, va dans le pur orient respirer l’air des patriarches ; au milieu des amours, des festins et des chants, la source de Chiser te rajeunira[2].

Là, dans la pureté et la justice, je veux pénétrer jusqu’à l’origine première des races humaines, jusqu’à ces temps où elles recevaient encore de Dieu la céleste doctrine dans les langues terrestres et ne se creusaient pas l’esprit ;

Ces temps où elles vénéraient les ancêtres et défendaient tout culte étranger ; je veux me complaire dans l’étroit horizon du premier âge : une foi vaste, une pensée restreinte, était alors importante comme la parole, parce qu’elle était une parole prononcée.

Je veux me mêler aux bergers, me rafraîchir dans les oasis, voyageant avec les caravanes et faisant commerce de châles, de café et de musc ; je veux fouler chaque sentier du désert jusqu’aux villes.

À la montée et à la descente, tes chants, Hafiz, charment le pénible chemin de rochers, quand le guide, avec ravissement, sur la haute croupe du mulet, chante pour éveiller les étoiles et pour effrayer les brigands.

Dans les bains et les tavernes, saint Hafiz, je veux penser à toi, quand ma bien-aimée soulève son voile et, secouant sa chevelure ambrée, exhale de doux parfums. Oui, que l’amoureux chuchotement du poëte fasse naître le désir même chez les houris !

Si vous voulez lui envier cette joie ou même la troubler, sachez que les paroles du poëte voltigent sans cesse aux portes du paradis, et frappent doucement, implorant la vie éternelle.

Gages de félicité.

Un Talisman de cornaline porte aux croyants bonheur et prospérité. S’il est même fixé sur une base d’onyx, que ta bouche y dépose un saint baiser. Il chasse tous les maux ; il te protège et protège le lieu ; si le mot gravé proclame purement le nom d’Allah, il t’enflamme pour l’amour et les exploits, et le talisman charmera surtout les femmes.

Les Amulettes sont des signes du même genre, tracés sur le papier, mais on n’est pas à la gêne comme dans l’espace étroit de la pierre précieuse, et il est loisible aux âmes pieuses de choisir ici des légendes plus étendues. Les hommes portent à leur cou ces papiers avec foi, comme des scapulaires.

L’Inscription ne renferme aucun sens caché ; elle est elle-même et doit tout vous dire ce que, après l’avoir lu, vous aimez à dire, avec une loyale satisfaction : c’est là ce que je dis, moi !

Des Abraxas[3], j’en porte rarement. Ici, d’ordinaire, les monstrueux enfantements d’une sombre folie seront mis au plus haut prix. Si je vous dis des choses absurdes, croyez que je porte des abraxas.

Graver une Bague à cachet est une œuvre difficile : elle doit renfermer le sens le plus profond dans le plus étroit espace : mais, savez-vous y adapter une idée vraie, le mot est là gravé, vous y songez a peine.

Libres pensées.

Laissez-moi à cheval, s’il me plaît. Restez dans vos cabanes, sous vos tentes ! Je cours gaiement dans les pays lointains n’ayant sur mon turban que les étoiles.

Il a établi les étoiles pour être vos guides sur terre et sur mer, afin que vous y preniez plaisir en regardant au ciel sans cesse[4].

Talismans.

À Dieu est l’orient ! À Dieu est l’occident ! Les pays du nord et du midi reposent dans la paix de ses mains.

Lui, le seul juste, il veut pour chacun la justice. Que, d’entre ses cent noms[5], celui-ci soit hautement loué ! Amen !

L’erreur veut m’égarer, mais tu sais m’en dégager. Que j’agisse, que je médite, trace-moi le droit chemin.

Si j’ai des réflexions et des pensées terrestres, cela tourne à mon plus grand bien : l’esprit qui n’est pas dispersé avec la poussière, refoulé en lui-même, s’élance vers les cieux.

Dans la respiration il y a deux grâces, aspirer l’air et s’en délivrer ; l’un oppresse, l’autre soulage : telle est la vie et son merveilleux mélange. Remercie Dieu quand il te presse, et remercie-le quand il te délivre.

Quatre grâces.

Afin que, dans leur patrie, les Arabes parcourent gaiement l’étendue, Allah, pour le salut commun, leur accorde quatre grâces.

D’abord le turban, parure plus belle que toutes les couronnes ; une tente, qu’on enlève de la place, pour demeurer partout.

Un cimeterre, défense plus sûre que rochers et hautes murailles ; une chanson, qui charme et profite et se fait écouter des belles.

Et si, par mon chant, sans me troubler, je fais choir les fleurs de son châle, elle sait à merveille ce qui lui appartient, et me reste favorable et riante.

Et je sais vous servir gentiment fleurs et fruits. Voulez-vous aussi des moralités, je vous en servirai de toutes fraîches.

Aveu.

Quelle chose est difficile à cacher ? Le feu : car, pendant le jour, la fumée trahit le monstre, et, pendant la nuit, c’est la flamme. L’amour aussi est difficile à cacher : si secrètement qu’on le nourrisse, il s’élance du regard bien aisément. Mais ce qu’il y a de plus difficile à cacher, c’est une chanson. On ne la met pas sous le boisseau. Le poëte vient-il de la chanter, il en est tout pénétré ; l’a-t-il écrite nettement, élégamment, il veut la voir aimée de tout le monde, et, joyeux, il la débite à chacun d’une voix forte, que cela nous excède ou nous charme.

Éléments.

De combien d’éléments doit se nourrir un bon poëme, pour qu’il soit goûté des ignorants et que les maîtres l’entendent avec plaisir ?

Avant toute chose, quand nous chantons, que l’amour soit notre thème : si l’amour peut pénétrer la mélodie tout entière, les accents en seront bien plus doux.

Qu’ensuite retentisse le bruit des verres et que le vin scintille en rubis : car c’est aux amants, c’est aux buveurs, que l’on sourit avec les plus belles couronnes.

Je veux entendre aussi le bruit des armes ; que la trompette aussi résonne, afin que, si la fortune brille flamboyante, le héros se divinise dans la victoire.

Enfin il est indispensable que le poëte haïsse maintes choses. Ce qui est insupportable et laid, il ne doit pas l’accueillir comme le beau.

Si le chanteur sait combiner ensemble les forces primitives de ces quatre éléments, comme Hafiz, il répandra éternellement chez les hommes la joie et la vie.

Créer et vivifier.

Le père Adam était une motte de terre, que Dieu fit homme, mais il apportait du sein de sa mère bien de la rudesse encore.

Les Elohim lui insufflèrent dans les narines le plus pur esprit : alors il parut être quelque chose de plus et il commença à éternuer.

Mais, avec ses os et ses membres et sa tête, il n’était encore qu’une masse imparfaite, lorsque enfin Noé fit, pour l’imbécile, la véritable trouvaille, le jus de la vigne[6].

Aussitôt que la masse s’en est arrosée, elle sent l’impulsion soudaine, comme la pâte, sous l’influence du levain, se met en mouvement.

Hafiz, ainsi ton noble chant, ton saint exemple, nous conduisent, au bruit des verres, dans le temple de notre Créateur.

Phénomènes.

Quand Phébus se marie avec la nue pluvieuse, il se forme soudain un arc nuancé de diverses couleurs.

Je vois se dessiner dans le brouillard un cercle pareil ; l’arc est blanc, à la vérité, mais c’est un arc-en-ciel.

De même, vigoureux vieillard, ne te laisse pas aller à la tristesse : bien que tes cheveux soient blancs, tu aimeras encore.

Objet aimable.

Là-haut, quel objet bigarré me semble unir la colline avec le ciel ? La vapeur matinale offusque ma perçante prunelle.

Sont-ce les tentes que le vizir a dressées pour ses femmes chéries ? Sont-ce des tapis de fête, pour célébrer son mariage avec sa favorite ?

Rouge et blanc, mêlé, bariolé.... rien de plus beau ne pourrait s’offrir à ma vue. Hafiz, comment donc ton Chiraz est-il venu dans les brumeuses plaines du Nord ?

Oui, ce sont les pavots émaillés, qui se déploient ensemble et, bravant le Dieu de la guerre, couvrent les campagnes d’une gracieuse tenture.

Puisse toujours l’homme sage cultiver, pour le bien du monde, de charmantes fleurs, et, comme aujourd’hui, un rayon de soleil les faire briller sur mon chemin !

Discordance.

Si Cupidon joue de la flûte à ma gauche, au bord du ruisseau, et que, dans les champs, à ma droite, Mars embouche la trompette, l’oreille est attirée doucement de l’autre côté ; mais le vacarme lui dérobe la fleur de la mélodie, et, si elle continue, à pleine voix, parmi le tonnerre des batailles, je deviens furieux, ma tête s’égare : est-ce un prodige ? S’il va toujours croissant, le son de la flûte, le bruit de la trompette, je m’oublie, j’entre en fureur : faut-il s’en étonner ?

Le passé dans le présent.

La rose et le lis, baignés de rosée matinale, fleurissent dans le jardin du voisinage ; dans le fond, un rocher s’élève, buissonneuse retraite ; et, entourée d’une haute forêt, et couronnée d’un noble manoir, la cime courbée se prolonge et s’abaisse enfin jusque dans la vallée.

Et ce sont les mêmes parfums qu’autrefois, quand l’amour nous faisait souffrir encore, et que les cordes de mon luth rivalisaient avec le rayon du matin ; quand la fanfare du chasseur s’élançait du hallier, pleine et sonore, pour enflammer, pour réjouir le cœur, selon qu’il le désirait ou qu’il en avait besoin.

Or, les forêts sont toujours verdoyantes : eh bien, que votre ardeur se réveille avec cette jeunesse ! Ce que vous avez goûté pour vous autrefois, vous pouvez le goûter en d’autres ! Nul ne nous accusera plus de ne vouloir du bien qu’à nous seuls.

Désormais, dans toutes les phases de la vie, il faut que vous puissiez jouir.

Et, avec ce chant et ce circuit, Hafiz, nous revenons à toi ; car, l’accomplissement de la journée, il est beau d’en jouir avec ceux qui jouissent.

Le chant et l’image.

Que le Grec pétrisse et façonne l’argile ; qu’il soit ravi en extase devant l’œuvre de ses mains.

Notre volupté, c’est de nous élancer dans l’Euphrate, de nager à l’aventure dans l’élément liquide.

Si j’apaise ainsi l’ardeur de mon âme, un chant va retentir ; que le poëte la puise d’une main pure, l’onde en globe va s’arrondir[7].

Audace.

À quoi tient-il en tout lieu que l’homme trouve la santé ? Chacun aime à entendre le bruit qui se module en harmonie.

Arrière tout ce qui trouble ta course ! mais point de tendance funèbre ! Avant qu’il chante, avant qu’il cesse, le poëte doit vivre.

Ainsi les retentissements de la vie feront vibrer son âme. Si le poëte sent son cœur oppressé, lui-même il s’apaisera.

Vigoureux et hardi.

Faire des vers est d’un présomptueux ! Que nul ne me blâme ; ne craignez pas d’être bouillants, joyeux et libres comme moi !

Si la fatigue de chaque heure me semblait amère, je serais modeste aussi, et même plus que vous.

Car la modestie est charmante chez la jeune fille en fleur ; elle veut être poursuivie avec délicatesse, celle qui fuit l’homme grossier.

Elle est bonne aussi, la modestie, dans la bouche de l’homme sage, qui peut m’instruire sur le temps et l’éternité.

Faire des vers est d’un présomptueux ! J’en fais volontiers dans la solitude. Amis et femmes d’humeur vive, entrez aussi sans gêne.

Petit moine, sans froc et sans capuchon, ne viens pas me catéchiser : tu pourras bien me rendre capot, mais non pas modeste, non !

Tes phrases vides me font fuir : j’ai déjà usé cela sous mes semelles.

Quand le moulin du poëte chemine, ne l’arrête pas : qui vient une fois à nous comprendre nous pardonnera aussi.

Vie universelle.

La poussière est un des éléments dont tu disposes, avec une habileté rare, Hafiz, quand tu modules ton chant gracieux en l’honneur de ta bien-aimée.

Car la poussière, sur le seuil de sa porte, est préférable au tapis brodé de fleurs d’or, sur lesquelles s’agenouillent les favoris de Mahmoud[8].

Si le vent qui passe en tourbillon enlève de sa porte un nuage de poussière, le parfum t’en est plus agréable que le musc et l’essence de rose.

La poussière ! j’en fus privé longtemps dans le nord, sans cesse enveloppé de brumes : mais, dans le midi brûlant, je l’ai trouvée en abondance.

Toutefois il y a longtemps que les portes chéries restent pour moi muettes sur leurs gonds. Pluie orageuse, viens à mon aide, fais-moi sentir le parfum de la terre rafraîchie !

Si maintenant tous les tonnerres grondent et si tout le ciel est en feu, la poussière, que l’orage emporte, retombe humectée sur la terre.

Et soudain surgit la vie, il se développe une mystérieuse et sainte activité ; tout est rafraîchi, tout verdoie, dans les terrestres régions.


Une ombre noire est, sur la poussière, la compagne de mon amante. Je me suis fait poussière, mais l’ombre a passé par-dessus moi.


Pourquoi n’userais-je pas d’une image comme il me plaît, puisque Dieu nous donne, dans la mouche, l’image de la vie ?

Pourquoi n’userais-je pas d’une image comme il me plaît, puisque Dieu me montre son image dans les yeux de mon amie ?

Bienheureuse ardeur.

Ne le dites qu’aux sages, parce que le vulgaire est disposé à la moquerie : je veux chanter le vivant qui cherche la mort dans la flamme.

Dans la fraîcheur des nuits d’amour, où tu reçus la vie, où tu la donnas, une étrange impression te saisit, à la clarté du flambeau tranquille.

Tu ne restes plus enfermé dans l’ombre, et un nouveau désir t’entraîne vers un plus haut hyménée.

Nulle distance ne t’arrête, tu viens, tu voles, enchanté ; enfin, amoureux de la lumière, papillon, tu es consumé.

Et tant que tu n’as pas obtenu de mourir pour renaître, tu n’es qu’un hôte obscur de la terre ténébreuse.


Un roseau sort de terre pour adoucir les mondes : puissent d’aimables sentiments couler du roseau qui trace mes vers !

  1. Le divan est écrit en vers rimés, de différentes mesures

    Il s’y rencontre beaucoup de noms propres : nous avons suivi généralement l’orthographe originale.

  2. Chiser, prophète, saint ou sage, qui a trouvé la source de la vie ou de la jeunesse et qui en est le gardien. Il est doué lui-même d’une jeunesse éternelle.
  3. Noms de certains talismans chez les Gnostiques.
  4. Paroles du Coran. Nous ne signalerons pas tous les emprunts que Goethe a fait à ce livre.
  5. Les Mahométans donnent à Dieu cent dénominations différentes.
  6. Littéralement : « le hanap, la coupe. »
  7. Comparez la légende du Paria, page 87.
  8. Hafiz a composé un poëme en l’honneur de Ebou Ishak Mahmoud.