Naïk  ►
Disparus

V

La faim et la soif.


« Qui dort dîne. »

Si ce proverbe dit vrai, Manette dîna beaucoup la nuit suivante, car elle dormit comme un plomb, fatiguée de larmes. Mais Yves ne dîna ni ne dormit. L’enfant vivait de fièvre. Quelqu’un qui l’eût pu voir le lendemain matin, agité, nerveux, les yeux brillants, malgré l’obscurité relative, l’aurait cru tout à fait malade. Il n’en était rien. À force d’infortune, le fils du chevalier de Valjaquelein en était arrivé à la colère.

Il n’avait pas fermé l’œil. Au jour, il s’était installé de nouveau devant une goutte de son sang comme encrier, puis il avait récrit un billet pareil au premier. Maintenant, accoudé à « la fenêtre », il regardait la mer fixement. L’attitude du petit homme semblait celle du défi au malheur. Et il discutait à part lui ce qu’il allait jeter avec la lettre pour servir de lest et pour attirer les regards. Il fut sur le point de décider qu’il lancerait sa veste ; mais l’objection qui le hantait était forte, toujours la même. Le passant, quel qu’il fut, qui verrait la veste, n’y ferait peut-être pas plus attention qu’aux autres loques et vieux chiffons qui traînent souvent sur les grèves, ou bien, ramassant ce vêtement, il en arracherait le papier, n’y prêtant aucune attention, et l’épave ne servirait qu’à le faire croire noyé.

Il en était là de ses hésitations quand il entendit la voix de Manette.

La petite s’était réveillée toute seule, parce qu’elle avait assez dormi ; elle était restée quelque temps sans rien dire, la tête dans ses petits bras, après s’être étirée, regardant en l’air. Il y avait du soleil sur la mer. Le jour, entrant à la fois par le puits et par la fenêtre, éclairait l’intérieur de la grotte plus qu’il n’avait fait les jours précédents. Les grands yeux de Manette avaient erré sur la voûte de pierre, puis ses regards s’étaient fixés vers le coin ordinairement le plus sombre, vers l’angle auquel Yves tournait le dos. Depuis qu’elle avait regardé là, l’enfant, silencieuse, ne quittait pas des yeux ce point.

Enfin, elle appela :

« Grand Yvon !

— Je n’ai plus de gâteau à te donner », répondit le malheureux enfant, laissant cette fois la vérité s’échapper malgré lui.

Il s’attendait à une explosion de pleurs. La petite ne parut pas avoir fait attention à la réponse, et reprit :

« Grand Yvon, y a une porte, là-haut. »

Yves se retourna. Il se dit qu’elle était malade, que ce devait être déjà un accès de délire causé par la faim. Le prisonnier ne pouvait rien pour soulager sa compagne de malheur. Sans répondre, il remit son menton dans sa main, et se reprit à guetter la mer. Mais Manette répéta :

« Y a une porte là-haut, grand Yvon. »

Cette fois, Yves tressaillit. Elle parlait si doucement. Il se retourna, considéra Manette avec attention et suivit la direction de son regard. Il aperçut alors une planche carrée, assez large, encastrée dans la roche. C’était évidemment un travail d’homme, d’ouvrier.

Yves bondit sur ses pieds. Il courut à la paroi, comme un lion en cage saute sur la porte de bois qu’il connaît, qui s’ouvre quelquefois pour laisser passer le dompteur et derrière laquelle le fauve sent que serait la liberté.

La main d’Yves, levée au-dessus de sa tête, atteignait à peine le bord inférieur de la planche !

Il resta un moment abasourdi de ce nouvel obstacle. Il maudit amèrement son état d’enfant, qui le rendait impuissant cette fois encore. Il ne pourrait pas plus atteindre cette porte qu’il ne pouvait gagner la sortie du puits.

Mais il inventa vite un moyen d’arriver à la planche.

« Oui, il a une porte, fit-il. Mais elle n’est pas à ma portée ; tu vas monter sur mes épaules et tu l’ouvriras.

— Je veux bien », fit la petite, en se tournant sur le varech.

Yves, cependant, examinait d’en bas la planche ; il y avait une serrure.

« Tu ne pourras pas ouvrir, dit-il ; c’est fermé à clef.

— Eh ben, faut prendre la clef.

— Je ne l’ai pas, la clef ! dit Yves avec mauvaise humeur, impatienté du raisonnement direct et simple de la petite.

— Faut prendre la clef », répéta l’autre, qui avait toujours vu des clefs là où il avait des serrures.

Elle avait peut-être raison… La clef devait être cachée quelque part. Yves se livra à une recherche fébrile dans tous les coins et recoins, sur les moindres saillies du roc ; sa main erra, tâtonna dans toutes les fissures. Rien… rien que la tige de fer…

La tige de fer ! quelle fortune ! Il arriverait à forcer la porte à l’aide de cet outil.

Aussitôt il essaya.

Placé au-dessous de la planche :

« Est-ce une porte ? » se disait-il.

Il introduisit le bout de la tringle entre la roche et le bois, et il poussa. Le fer entra, mais la planche, élastique, courbée, résista. La serrure tenait. Yves fit jouer le morceau de fer à la manière d’un battant de pompe, de haut en bas ; la porte ne s’ouvrit pas. La planche bâillait plus ou moins, mais tenait ferme. Yves réfléchit. Comment faire ? Comme tous les enfants, et surtout ceux qui habitent les grandes maisons à la campagne, il avait vu travailler les ouvriers, et lui-même il avait tripoté des planches dans ses jeux, manié des outils. Il pensa à un moyen d’écarter le bois du mur de roc assez loin pour que la serrure fût obligée de céder. Il réintroduisit l’extrémité du fer à quelque distance de l’angle de la planche situé au-dessous de la serrure, et, la planche ayant bâillé encore, il poussa la tige de fer de manière à la faire passer sous l’angle de l’autre côté, le moins loin possible de la serrure. Il réussit ainsi à engager la barre sous l’angle de la prétendue porte de deux côtés à la fois. Le carré de bois bâillait plus que jamais. Alors, il écarta le fer du mur aussi vigoureusement qu’il put… Victoire ! un craquement assez violent s’était fait entendre. La porte avait tourné, emportant la serrure dévissée.

« Manette ! Manette ! viens vite ! Viens, que je te montre !…

— Y a pas de bêtes ?

— Mais non. Nous sommes sauvés ! »

Manette, hissée sur l’épaule d’Yves, et tenue par les pieds, finit par consentir à regarder dans la nouvelle cavité, après avoir poussé des petits cris et s’être cramponnée à plusieurs reprises à la tête du garçon, dans la crainte de tomber.

Elle ne disait rien.

« Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est noir, là-dedans.

— Enfin, qu’est-ce que tu vois ?

— Y a des boîtes.

— Des boîtes ?

— Et puis des paquets.

— Et encore ?

— Y a des bouteilles. »

Yvon poussa un cri de joie :

« Est-ce que tu peux prendre quelque chose ? »

Et il l’appliqua plus près du mur en s’y collant lui-même.

Manette tendit sa petite main. Il y eut un bruit de verre entre-choqué, et elle tira une bouteille.

Manette ramenée à terre, Yves examina la trouvaille. La bouteille était pleine. Le bouchon était facile à enlever. Yves flaira au goulot : c’était de l’eau-de-vie.

« À boire. Donne-moi à boire, grand Yvon, faisait Manette impatiente, en secouant ses petits poings.

— C’est de l’eau-de-vie, de l’eau qui brûle ; mais tu vas remonter, nous trouverons peut-être autre chose. »

Petite Manette, hissée de nouveau, appuya cette fois ses coudes et entra la moitié du corps.

« C’est une armoire.

— As-tu de la place pour entrer ?

— Oui.

— Eh bien, entre ! »

Manette pénétra sans trop de difficultés, se retourna et s’assit, les jambes pendantes en dehors :

« Na ! fit-elle avec un petit rire, je suis bien.

— Maintenant, passe-moi tout ce que tu pourras. »

La petite regarda derrière elle :

« Encore des bouteilles ?

— Oui, et d’autres choses aussi.

— Est-ce qu’il y a beaucoup d’autres choses ?

— C’est plein d’affaires. »

Et le déménagement de « l’armoire » commença. Manette passa une bouteille, puis une autre, et une autre, et quantité d’autres, toutes pareilles, toutes pleines d’eau-de-vie. Ensuite, un sac de toile bien lourd, qu’elle traîna et fit tomber presque sur la tête d’Yvon. Celui-ci prit son couteau et fit sauter des ficelles. C’était du tabac !

« Si cela continue, dit Yves, nous voilà bien. Vois encore, Manette… »

Pour les boites, il y en avait en grand nombre, mais elles étaient trop grosses et trop pesantes. Manette ne pouvait même pas les remuer.

« Est-ce que tu ne peux pas ouvrir les boîtes !

— Y a des cordes… »

À ce mot de cordes le cœur d’Yvon battit puissamment. Des cordes ! la liberté, peut-être. On peut faire tant de choses avec de la corde !

« Tu ne peux pas défaire un nœud, petite Manette ?

— J’en vois pas, des nœuds.

— Eh bien, je te vais passer mon couteau et tu couperas la corde en la sciant… Non ! Il ne faut pas couper la corde !… Écoute, voilà ce que tu vas faire : prends le bâton en fer et tâche d’en introduire le bout sous la corde. »

Manette saisit la tringle que lui tendait Yvon et en enfonça l’extrémité sans difficulté sous l’une des cordes. Le fer dépassait d’une grande longueur en dehors de l’armoire.

« Écoute, recule-toi dans le coin où étaient les bouteilles, Manette, et ne bouge pas jusqu’à ce que je te le dise. »

Manette obéit. Yves prit son élan, sauta, saisit l’extrémité de la tringle restée en l’air et, quand il retomba, il la tenait ainsi engagée dans la corde de l’une des caisses. Il put, en manœuvrant cette espèce de levier, attirer la boite jusqu’au bord de l’armoire. Alors, il fit comme il avait fait pour la porte. Manette engagea la tringle entre la corde et la paroi du mur, et quand Yves sauta après, son poids fit basculer la boite. Elle tomba sur le sol de la grotte. Yvon en était maître. Il dénoua avec patience pour conserver la corde en son entier. Cela l’intéressait bien plus que les vivres qu’il espérait trouver. Et pourtant, comme il avait faim !

Cette caisse contenait de la cassonade, c’est-à-dire du sucre. Sans réfléchir à la soif qu’il allait donner à la petite fille et se donner à lui-même, Yves mit un peu de la matière sucrée dans la bouche de Manette et en croqua sa part ; puis il monta à son tour dans l’armoire à l’aide de la corde malheureusement trop peu longue pour l’évasion à laquelle il pensait… Il lui suffit, pour gagner l’armoire, de faire engager un nœud, par Manette, dans le gond de la porte et il se hissa aussitôt comme un singe.

Yves examina les autres caisses. Aucune n’était entourée de corde ! Il en aurait pleuré Avec une seconde corde pareille à celle qu’ils venaient de découvrir, Yves croyait qu’il eût pu sortir de la grotte. Il en avait déjà calculé les moyens.

Il ouvrit tout ce qui était emmagasiné dans l’armoire, sauf une énorme caisse clouée, la dernière, extrêmement lourde et placée tout au fond. Il sortit d’abord d’un grand coffre une pièce de soie jaune, d’Orient, de toute beauté, qui fit pousser à Manette des cris d’admiration, et plusieurs autres pièces de soie, les unes brochées, les autres unies, de magnifiques couleurs, jonchèrent le sol de la caverne. Manette, enthousiasmée, allait de l’une à l’autre, en tirait un peu, et s’enveloppait les épaules dans des châles improvisés de plus en plus beaux.

« Suis belle, dis, grand Yvon ? »

Et, pleine d’animation, les yeux étincelants, elle recommençait avec une autre étoffe.

« Donne-moi à boire, dis. »

Il n’y avait que de l’eau-de-vie !… Le coco était épuisé depuis la veille. Boire de l’eau-de-vie !… Cela ne rafraîchit pas, ne calme pas la soif, au contraire, et cela tue. Allaient-ils mourir de soif et bientôt de faim, malgré cette découverte ? Oh ! s’il tombait un peu d’eau de pluie, par le puits d’entrée, comme le premier jour ! Yvon eut vidé une bouteille d’eau-de-vie et l’eût remplie de cette précieuse eau dont on fait si peu de cas quand on est libre, et faute de quoi, souvent des marins, des voyageurs dans le désert et des prisonniers sont morts.

« Je n’ai rien à te donner à boire, dit Yvon.

— Y en a dans les bouteilles.

— Je te dis que c’est de l’eau qui brûle, ce n’est pas de l’eau qu’on boit.

— Mais j’ai soif… j’ai soif ! Donne-moi à boire ? »

Yves laissa aller ses bras avec découragement. Certainement, dans les caisses qui restaient à ouvrir, ce n’était pas de l’eau qu’il allait trouver.

Néanmoins il ouvrit et ce fut encore du tabac. Dans un paquet à part étaient un certain nombre de chandelles ; cela eût fait plaisir à Yvon, si on eût possédé d’ailleurs de quoi boire et manger, car c’était de la lumière pour les longues soirées, les plus longues nuits.

Il ne restait plus que la grande caisse clouée, qui tenait tout le fond de l’excavation. Yves ne savait comment l’attaquer, et pourtant il voulait absolument savoir ce qu’elle contenait. La briser, il ne fallait pas y songer : elle était trop solide. Y mettre le feu ? L’incendie n’irait pas loin, mais la caisse serait consumée, car on n’avait pas d’eau pour arrêter les progrès du feu ; et qui sait si la fumée qui se dégagerait n’étoufferait pas les prisonniers ?

Yvon se creusait la tête, regardait à droite et à gauche, cherchant comment il aurait raison de cette caisse. Ses yeux se portèrent aussi au-dessus. Il y avait là deux petits sacs de toile qu’il n’avait pas aperçus tout d’abord. Ils étaient simplement placés sur le couvercle et tout ouverts. Yvon plongea la main :

« Manette ! Manette ! attention ! »

Et il lança l’un des sacs. Des pièces d’or tombèrent, tintant d’un joli son clair contre le roc de la caverne, s’éparpillant, roulant dans les coins.

« C’est des louis ! c’est des louis ! s’exclama Manette en joignant les mains. Sont jolis ! »

Elle en oubliait la soif et se mit à jouer avec les belles pièces à l’effigie du roi Louis XV.

Le second sac contenait à peu près la même quantité de louis. Yvon, bien entendu, eut préféré aux deux trésors quelques crêpes de blé noir et deux verres d’eau, mais où étaient les marchands ?…

Yvon se sentait épuisé de fatigue et de déception. Quand même, il pouvait se donner des forces comme les matelots… L’eau-de-vie ! Il en but une gorgée et en versa quelques gouttes à Manette, qui fit la plus laide grimace permise à une si jolie petite frimousse. Yvon imagina d’en mettre un peu dans le creux de sa main et d’y mélanger de la cassonade. Manette trouva ça très bon, mais elle aurait bien voulu de l’eau après.

Se sentant ranimé, Yves s’en prit derechef au grand coffre, et n’ayant pas d’autre moyen, il commença l’œuvre de patience de l’entamer avec son couteau. Enlevant sur le bord de minces rubans de bois, de menues échardes, il rongeait le bois peu à peu. L’entaille avança bien lentement, mais elle se fit. Quand son couteau eut pratiqué un petit trou suffisant pour qu’on pût voir, Yvon avec anxiété rapprocha la chandelle à la lueur de laquelle il travaillait dans l’« armoire ». Il tacha de se rendre compte. L’objet dur que rencontrait la pointe de son couteau semblait de la même couleur que du bois. Yvon en détacha une parcelle : c’était du biscuit de marins, celui qu’ils emportent sur les navires et cassent à coups de hache pour faire la soupe.

Du pain ! du pain bien dur, mais enfin, du pain ! Là était la trouvaille.

Il l’annonça à Manette, fort occupée à confectionner une poupée en mettant des soies en tapons.

Manette ne parut pas attacher la moindre importance à cette nouvelle. Elle semblait enchantée de sa situation présente. Yvon avait allumé, à la prière de la petite, une seconde chandelle qui coulait sur le rocher — un véritable gaspillage ! — Et, pleine de courage, toute rouge, dans une bienheureuse contention d’esprit, elle travaillait à fabriquer sa poupée. Yvon, l’examinant du haut, se dit que l’eau-de-vie mélangée à la cassonade n’était pas étrangère à l’évidente gaîté de sa compagne. Il réfléchit sur cet incident, non sans inquiétudes. Il ne savait pas si boire de l’eau-de-vie suffisait pour empêcher de mourir de soif, et quelle serait la suite de ces libations forcées.

Excité lui-même un peu, et l’estomac de plus en plus creux, il travailla vigoureusement à élargir la brèche du coffre à biscuits et parvint à retirer quelques-unes de ces inappréciables tuiles nourrissantes. Du pain qui sonnait quand on le frappait sur du bois. Il voulut y mordre, mais ses dents s’arrêtèrent dessus. Alors, il procéda comme pour le coffre : il fit des raclures et détacha des petits fragments du biscuit qu’il mit à fondre dans sa bouche et dans celle de Manette. Il eut beaucoup de peine à obtenir qu’elle ne crachât pas ces miettes. Elle voulait plutôt du sucre et de l’eau qui brûle. Yvon usa de son autorité pour lui refuser énergiquement l’eau-de-vie sucrée et essaya de lui faire entendre qu’ils n’avaient pas d’autre pain, et qu’ils étaient bien heureux d’avoir trouvé celui-ci et qu’il fallait en manger absolument, le laisser dans sa bouche comme un bonbon. Manette obéit et resta tranquille, occupée qu’elle était de sa nouvelle fille à la tête jaune d’or et au corps vert, une poupée perroquet, dont l’habillement de soie orange et feuille eût coûté bien cher dans un beau magasin.

Yvon regardait cette poupée en souriant. Il se demanda comment Manette avait pu donner et conserver à la tête de la prétendue poupée la forme d’une boule. L’explication était simple : Manette avait placé dans l’étoffe jaune un assez gros médaillon d’or qu’elle portait à son cou, pendu à un ruban sous ses vêtements, et qu’Yvon n’avait jamais aperçu. C’était un joli bijou à couvercle, dans l’intérieur duquel il y avait des cheveux de la maman de Manette. Sur une des faces se voyait la miniature d’une dame avec de grands cheveux poudrés et des perles autour du cou.

« Qui est cette dame ?

— C’est maman. Ta maman Manon n’est pas comme ça ?

— Non, fit Yves. Elle ne porte jamais de perles et elle ne met pas de blanc sur ses cheveux. »

Yvon pensait au parti qu’il pouvait tirer de ce bijou. Certes, si on le trouvait, celui-là, au pied de la falaise, il ne passerait pas inaperçu, et si on l’ouvrait pour voir ce qu’il y avait dedans, on lirait certainement le billet qu’il contiendrait. Yvon résolut, sans en rien dire à Manette, de couper un grand morceau de soie écarlate, d’en envelopper le bijou contenant le billet, et de jeter le tout par la lucarne au pied de la falaise. Ainsi enveloppé, le médaillon ne courait pas le risque de se briser en tombant.

Ce projet arrêté, le prisonnier alla voir où en était la mer. La marée était haute. Il fallait attendre.

Tandis qu’il était là, il lui vint à l’esprit cette observation qu’il n’avait jamais passé son bras par la lucarne que la fois où il avait jeté le bouquet. Il lui prit envie de vérifier la nature et la position de la roche extérieure tout autour de la lucarne. Il introduisit son bras dans l’ouverture, y colla son épaule et tâtonna dehors. Il sentit d’abord le contact de la roche sèche et chaude que le soleil éclairait. Mais, en baissant la main, il rencontra de l’herbe fraîche. Il en ramassa une touffe entre ses doigts, la cueillit, et la ramena dans la caverne. Quel fut son étonnement quand il vit pendre à ces herbes une motte de terre toute dégouttante d’eau boueuse !

De l’eau ! l’eau tant désirée !

Mais comment la recueillir ?

Évidemment c’était la même qui sortait en source au coin du petit chemin. Cette eau s’infiltrait entre les rochers, coulait là, peut-être même suintait seulement, et y était bue par le soleil. Cependant, la motte de terre était bien trempée. Yves arracha d’autres herbes et eut la satisfaction de sentir que, dans un petit creux très étroit formant rigole, l’eau coulait constamment et même était extrêmement fraîche.

Notre ami Yvon avait l’esprit inventif. Il ne fut pas long à déformer son chapeau tricorne sur un bord et à le transformer en un petit récipient qu’il ramena bientôt rempli de la valeur d’un tiers de verre d’eau. Il voulut en faire la surprise à Manette en lui portant sans rien dire ce breuvage inespéré. Manette était tombée endormie au milieu d’un fouillis de soie, sa poupée perroquet entre les bras. Yves sourit. Il poussa un grand soupir. Il s’était passé bien des choses depuis le matin, bien des choses heureuses. Le matin, le pain manquait, on allait mourir de soif. À présent, du pain lui était pour ainsi dire tombé du ciel, de mauvaise qualité, mais en quantité qui rassurait pour l’avenir. Et voilà qu’il avait découvert une fontaine. Le petit Breton se jeta à genoux et pria avec reconnaissance. Parmi les découvertes si importantes, si surprenantes de la journée, ce qu’Yves estimait au plus haut prix, ce dont il attendait, dans le secret de son âme, le salut, c’était ce bout de corde trouvé autour de la caisse à sucre.

Il le ramassa et l’examina. Par malheur, cette caisse si lourde, remplie de cassonade, n’était pas d’un volume considérable. Tous les nœuds défaits, la corde n’avait guère qu’une fois et demie la longueur du corps du petit garçon. Yvon leva la tête et mesura une fois de plus du regard la hauteur du puits d’entrée. Sans bruit, il transporta la plus large des quatre caisses sous l’ouverture d’entrée, contre la roche, et plaça les trois autres empilées par-dessus. La corde sous le bras, il monta avec précaution sur cet échafaudage, le cœur battant. La tête de l’enfant atteignait ainsi à la moitié juste de la hauteur du puits. Il ne fallait pas songer à s’élever davantage à l’aide seulement des mains et des jambes. Nulle aspérité ne se prêtait à l’ascension. Yves fit au bout de la corde une boucle et, tenant bien serrée l’autre extrémité, il lança cette corde au-dessus de sa tête, espérant qu’elle trouverait à s’accrocher quelque part. Mais, hélas ! la boucle qui avait diminué la corde d’autant qu’il fallait pour la former, dépassa à peine l’orifice extérieur du puits et retomba dans l’intérieur. Aucune saillie de roc n’était visible, où cette boucle pût s’accrocher. Chaque fois que Yves lançait son lasso, la corde retombait piteusement. De guerre lasse, il interrompit cet exercice inutile. Il redescendit sans désespérer encore de ce moyen de salut, mais si harassé de tout le travail qu’il avait fourni, qu’il n’en pouvait plus. Pour continuer son évasion, pour l’exécuter, il fallait du repos, aussi bien à son esprit, qu’à son corps à bout de forces. Il résolut de s’accorder un peu de sommeil. Toutefois, ne voulant négliger aucune des chances de délivrance qui s’offraient, il voulut, avant de s’endormir, lancer son second billet sur la falaise. Il déchira, après une légère échancrure faite au couteau, un très large pan de soie rouge, d’étoffe somptueuse qui ne pouvait manquer d’attirer immédiatement toute personne passant sur la grève. Il défit la poupée-perroquet de Manette, ouvrit le médaillon et glissa son billet auprès des cheveux, sous le couvercle d’or. Et quand il eut fait de la soie un épais tampon, tout autour de cette étrange et précieuse boîte aux lettres, il la lança vigoureusement par la lucarne dans l’espace. Il s’endormit aussitôt, tout souriant d’espérance prochaine.

À ce moment-là même, le chevalier galopait sur la route de Quimper, suivi de Chalin, également à cheval. À la suite de la première explosion de joie larmoyante que l’on sait, au reçu du bouquet, quand le recteur avait apporté de l’écriture de l’enfant chéri, cette chose qui prouvait que Yves existait quelque part, des doutes cruels avaient assailli la famille. Que voulait dire cette missive dont la mer avait si malencontreusement effacé la majeure partie ? Où Yvon pouvait-il être ? Pourquoi écrivait-il au lieu de revenir ? Pourquoi ce bouquet ? Avec qui, auprès de qui, l’enfant avait-il pu partir ? Autant de questions insolubles. On ne pouvait penser qu’il fût retenu par quelqu’un ! Et cependant… Fallait-il croire (et le chevalier était partisan de cette opinion, à l’encontre de Manon), fallait-il croire que la menace de la pension, de la séparation l’avait incité à s’éloigner et à demander l’hospitalité à une famille quelconque, habitant plus ou moins loin de Penhoël ? Ce devait être cela, affirmait le père. La grande Manon branlait tristement la tête.

« Yvonnaïk ne nous a pas quittés de son plein gré, disait-elle ; il ne se serait pas séparé de nous pour éviter d’en être séparé par votre volonté, mon père. Yvonnaïk n’aurait jamais fait cela. S’il s’y était laissé entraîner, il serait revenu bien vite le lendemain.

— Aussi je l’attends d’un moment à l’autre », affirmait le chevalier.

Mais grande Manon secouait toujours la tête.

Le vieux baron, lui, dans son grand fauteuil, ne songeait plus à danser de joie. Il avait fait placer devant lui, sur une chaise en bois sculpté, le bouquet de roses et de chèvrefeuille, ou plutôt ce qu’il en restait, car les fleurs étaient maintenant effeuillées. Il regardait constamment cette épave. Le billet d’Yvon était sur la table. Le chevalier arpentait la chambre à grands pas et Manon soupirait, tout en tricotant pour ses petits pauvres.

« C’est inconcevable, s’exclamait de temps en temps le chevalier, c’est à n’y rien comprendre ! »

Or, le matin, tandis qu’ils étaient là tous les trois toujours dans la même situation d’attente anxieuse et d’incertitude, voilà que la voix de l’aïeul s’était élevée avec une singulière fermeté :

« Chevalier, avait-il dit, vous allez monter à cheval immédiatement. Vous emporterez ce papier et vous irez à Quimper sans débrider. Vous verrez maître Hornek, mon tabellion. Vous lui raconterez ce qui se passe. Vous répondrez à toutes les questions qu’il pourra nous faire. C’est un homme d’un grand bon sens. Quoi qu’il vous dise de faire, vous le ferez. Et je ne veux plus vous revoir ici que vous ne me rameniez notre Yvonnaïk ou que vous m’annonciez sa mort. Allez. »

Le chevalier avait écouté, plein de respect. Grande Manon s’était levée toute pâle aux dernières paroles de l’aïeul.

« Grand-père… fit-elle.

— J’ai dit, ma fille. »

Grande Manon tomba sur la poitrine du chevalier et embrassa son père. Celui-ci, sans dire un mot, s’inclina profondément devant le vieillard, sortit de la salle et quitta le château.

À Quimper, dans l’étude de Me Hornek, le chevalier est assis en face de ce sérieux homme d’affaires. Me Hornek a écouté le récit du gentilhomme sans qu’un poil bougeât de ses favoris blancs. Le tabellion est bien peigné, soigneusement rasé ; son menton gras et rose repose dans une large cravate blanche telle que ses pareils en portent quelquefois de nos jours : son gilet blanc est immaculé, son air grave et important et sa personne replète dominent la table, comme il est accoutumé à dominer les événements. Le chevalier se sent presque intimidé devant la majesté de ce dépositaire des secrets des familles bretonnes. Il a lu le fragment de billet d’Yvon. Il garde le silence, un silence méditatif, qu’il ponctue en puisant lentement une prise de tabac d’Espagne dans une tabatière d’argent. Le chevalier épie avec anxiété sur son visage les réflexions de ce prud’homme.

Le silence se prolonge. Le cas est embarrassant. Me Hornek prononce enfin :

« Je sais que l’on fait beaucoup de contrebande d’eaux-de-vie, de tabac et d’étoffes, surtout d’eaux-de-vie, sur toute la côte où est situé votre château, monsieur le chevalier. Les écumeurs de mer n’y paraissent qu’à de longs intervalles, il est vrai, mais tout m’indique que vous devez leur attribuer le rapt de notre jeune cadet. »

Le chevalier bondit sur sa chaise.

« Des contrebandiers !

— Oui, c’est plus que probable. Les événements actuels, les pertes qu’a subies la marine du roi, donnent maintenant à ces coureurs de côtes plus de liberté d’action et d’audace. De nombreuses plaintes sont parvenues, de leurs faits, au commissaire du Roy, je le sais.

— Mais qu’est-ce que des contrebandiers, des hommes de cette sorte, voudraient fairede mon fils ?

— Ils tireront de vous une rançon, c’est très simple. Je ne serais pas surpris, même, que cette lettre du cadet des Valjacquelein vous eût été écrite et portée avec l’assentiment des ravisseurs. Il est fâcheux que nous ne possédions pas la lettre entière. Il est probable que la fin de cette lettre contenait de leur part des propositions d’argent.

— C’est inconcevable, répéta le chevalier. Et que puis-je, si vous dites vrai ? »

Le tabellion ne répondit pas immédiatement. Il se gratifia d’une nouvelle prise de tabac d’Espagne, ce qui ponctuait d’ordinaire ses graves méditations, et, d’un geste lent et mesuré, il reprit le billet d’Yvon et procéda à un second examen plus attentif. Il éleva le papier à ses yeux, du côté de la lumière de la fenêtre, comme s’il espérait retrouver trace de l’écriture effacée ; enfin, fronçant le sourcil, il déposa le papier devant lui sans le quitter du regard, recula sa chaise et ouvrit un tiroir. Le chevalier suivait tous ses mouvements dans une attente ahurie. Me Hornek tenait maintenant à la main le manche d’une loupe, ou plutôt d’une large lentille de verre qui grossissait l’écriture, et servait à constater l’authenticité des parchemins, des testaments. Il examina. L’examen fut minutieux et long, du moins parut-il tel au chevalier. La voix du notaire s’éleva plus grave encore :

« Monsieur le chevalier, je constate en cette pièce, par l’écriture de cette pièce, un fait indéniable qui vient confirmer ma supposition en ce qui concerne la probable privation de liberté dont souffre votre héritier. Toutefois, contrairement à ce que je supposais d abord, il semble certain que le cadet des Valjacquelein a écrit ces mots, que je vois là tracés, hors de la présence de ses gardiens et en se cachant d’eux : cette lettre a été écrite avec du sang.

— Avec du sang ! fit le chevalier terrifié. Morbleu, Me Hornek, cela passe toute mesure…

— … Et écrite, continua le tabellion, sans plume, au moyen de la pointe d’une broche peut-être, ou d’une forte épingle. Voyez vous-même. »

Le chevalier se pencha au jour de la fenêtre près de laquelle les deux hommes s’étaient approchés. La couleur des lettres grossies apparaissait indiscutablement sanglante. Les bâtons dont elles étaient formées présentaient des hachures d’un rose vif, et, par places, le sang ayant séjourné en séchant, avait laissé des épaisseurs plus noires. Enfin, on distinguait très bien à la loupe la forme de la pointe qui avait dû être inclinée sur le papier, imprimant son empreinte, et, à d’autres places, le fossé qu’avait pratiqué la pointe dans l’épaisseur du papier lorsqu’elle s’était promenée dessus étant redressée.

« Je m’étonnais aussi que l’eau de la mer eût fait disparaître aussi complètement toute trace d’encre. Le sang se lave plus facilement et, tenez, des mots sont restés de la fin de la lettre et demeurent lisibles simplement par l’empreinte de la pointe. Voici très apparent, le mot calvaire, qui semblerait extraordinaire dans le langage d’un enfant de dix ans. Il est à craindre que ce mot ne fasse allusion sinon à des souffrances matérielles, au moins à la douleur d’être séparé de sa famille. Et, tenez, plus loin, un second mot apparaît, le mot onces. Ce mot est quelquefois employé pour désigner une quantité d’or. Le jeune cadet parlait là, probablement, des prétentions de ses ravisseurs, quant à la rançon. Ce n’est pas eux qui le font écrire ; il eût écrit avec de l’encre et ne se serait pas piqué le bras, comme il l’a fait, pour avoir de quoi tracer la missive, en cachette. »

Le chevalier était atterré.

« Que faire, mon Dieu ? » demanda-t-il d’une voix tremblante.

— Si les événements de Paris n’avaient pas le caractère de gravité que vous savez, je vous conseillerais, monsieur le chevalier, d’aller vous jeter aux pieds du Roi et de voir M. le Premier Ministre Necker. Vous obtiendriez sans doute une commission de poursuite contre ces pirates (car ce sont des pirates), que vous pourriez faire valoir auprès des officiers de la marine de Sa Majesté dans l’un des ports du nord du royaume. Il existe des vaisseaux corsaires tout à fait aptes à cette poursuite.

— Je pars.

— N’en faites rien encore, monsieur le chevalier. C’est là une mesure extrême à laquelle, dans l’intérêt de la sécurité de l’enfant, vous ne devriez recourir que si son absence se prolongeait. Je vais mander moi-même au baron de Valjacquelein mon avis, qui est de payer la somme que ces malandrins de mer ne manqueront point de demander. Il n’y a nul déshonneur à céder aux exigences de gens de cette espèce dans le moment où ils détiennent provisoirement la force, et ne pas leur céder mettrait votre cadet en péril grave. Je n’ai pas besoin de vous expliquer pourquoi. Vous pourriez, vous, monsieur le chevalier, faire la côte, vous renseigner adroitement dans les villages, auprès des gens suspects de chaque pays, des gens qu’on sait capables d’être en relations avec les contrebandiers. Ceux-ci ne sont point sans connivence chez des gens de la côte. Peut-être, ainsi, hâteriez-vous la mise en liberté du jeune Yves. »

Le chevalier remercia Me Hornek de cette judicieuse consultation. Il revint à Penhoël presque aussi vite qu’il en était venu, dans le dessein de commencer par ce lieu, naturellement, la série des recherches qu’avait conseillées le tabellion. Mais il trouva, en arrivant, une surprenante nouvelle qui le retint. Il rencontra, à l’entrée du bourg, un enfant de pêcheurs, un petit pauvre, nommé Naïk Dagorne, qui lui causa une vive surprise. Et les événements se précipitèrent.