IV

La poste de la falaise.


Il faisait jour lorsque Yves s’éveilla, c’est-à-dire que le puits projetait un cercle de lueur blanche sur le sable de la cave.

L’enfant se sentit plein de courage, au réveil. Et pourtant, il se disait que cela ne servait à rien, d’avoir du courage. La petite dormait toujours. Yves se leva. Ses yeux, accoutumés à l’obscurité, distinguaient mieux, ce matin-là, le circuit à peu près régulier de sa prison. Ne pourrait-on pas, par hasard, user les bords d’une fissure de façon à se pratiquer un passage ? Ce serait bien long… Pour ce travail de patience, il n’avait que son couteau ou d’autres pierres, s’il en trouvait, et il avait déjà cherché inutilement. Néanmoins, le jeune garçon recommença l’examen des parois de la grotte.

Du côté opposé à l’endroit où il avait étendu le varech comme paillasse, une fente existait, très mince, et placée en retrait. Yves y avait déjà enfoncé la main ; mais il avait senti, dés l’extrémité des doigts, ou plutôt cru sentir, le roc résistant, comme partout ailleurs. Cette fois, en palpant plus minutieusement l’intérieur de cette fissure, l’ongle d’Yves détacha quelques brins de sable qui roulèrent de son côté. Ce fut une grosse émotion. D’autres menus cailloux et du sable roulèrent encore, quand il y porta son couteau. Il gratta méthodiquement. Il fit tourner la lame du couteau sur elle-même et la chute du sable fut plus considérable.

On pense avec quelle ardeur ce forage fut poursuivi !… Et la joie, quand tout à coup la main passa au travers de la roche et qu’une petite coulée de lumière, venant de l’extérieur, glissa en cette partie de la prison, l’éclairant presque.

Yves déblaya. Il rêvait déjà d’une ouverture s’agrandissant au point de permettre le passage, et une triomphante, une bienheureuse sortie. Il pencha la tête et, par ce mince œil-de-bœuf, il aperçut une chose qu’il lui semblait n’avoir pas vue depuis des mois et qu’il aimait : la mer ! De plus, par cette lucarne inattendue, voici qu’il aspirait à pleins poumons de l’air vivifiant, salubre, froid, qui se mélangeait à l’atmosphère fade et doucereuse de la cave, qui y glissait maintenant un peu de vie.

L’ouverture présentait juste la largeur de la tête d’Yves. Mais, à présent, il avait beau gratter, en haut, en bas, dans tous les sens, il n’arrachait plus la moindre parcelle, la mine de sable et de pierrailles était épuisée. Le nouveau couloir apparaissait d’ailleurs à l’œil, lisse, net et propre ; c’était le roc. Deux quartiers de rochers, appuyés l’un contre l’autre, offraient en cet endroit un petit intervalle. Agrandir cet interstice, il n’y fallait pas songer. Rien qu’à l’examiner, le malheureux Yves en demeura tout de suite certain et il tomba du haut de sa courte joie d’espérance.

Il n’en resta pas moins les yeux appliqués à cette sorte de fenêtre, respirant avec un bonheur amer l’air libre du dehors, l’air qu’il ne devait plus jamais respirer qu’à travers ce trou.

Tout à coup, une inspiration, l’éclair d’une idée nouvelle dressa le petit prisonnier sur ses pieds. S’il ne pouvait pas sortir par cette voie, il lui était possible d’y jeter quelque chose, peut-être d’envoyer un message ! Ce qu’il jetterait par là aurait quelques chances d’être ramassé au pied de la falaise, et des chances sérieuses, car le pied de la falaise étant l’endroit le plus élevé de la grève, l’endroit où la mer ne montait que les jours de grande marée, il servait de chemin et était même un chemin frayé que prenaient nécessairement tous ceux qui, pour un motif quelconque, allaient du village sur la partie droite de la grève, au bord de la mer.

Il se présentait là une possibilité de salut sérieuse et pratique, surtout si l’objet lancé ne restait pas suspendu à quelque saillie de la roche, au lieu de tomber jusqu’au bas. Mais, d’éviter ce danger, Yves se croyait sûr. En s’orientant, par rapport à l’entrée, il voyait très bien par la pensée l’extérieur de la falaise où devait se trouver le trou qu’il venait de pratiquer. Là, le mur de roches était aussi à pic qu’une muraille. C’était même un mur épais qui se continuait pendant plusieurs centaines de mètres comme si la roche eût été autrefois coupée par un formidable coup de hache de quelque géant.

Il fallait agir sans perdre un instant.

Mais que lancer au dehors ? Écrire ? Bien entendu, il fallait écrire, et, pour cela, Yves avait, heureusement, dans sa poche, deux ou trois feuilles à dessin de petit format, qui lui servaient pour ses croquis de paysages et de marines, ou quand il faisait poser, — avec quelle gravité ! — quelqu’un de ses très féaux sujets, les gamins de Penhoël. Il sortit ces précieuses feuilles et, subitement, une pensée lancinante le remplit de stupeur : il n’avait pas son crayon !

Il se rappelait très bien qu’au moment où il avait emmagasiné dans ses poches sa provision de gâteaux, il avait enlevé ce crayon, qui ne le quittait d’ordinaire jamais ! Il voyait en souvenir, dans la chambre de maman Manon, le coin de table où il avait déposé par malheur le crayon et des hameçons, une ligne, dont il jugeait n’avoir pas besoin pour l’expédition dans la grotte qu’il était si joyeux d’avoir découverte.

Il se fouilla et constata que son souvenir n’était que trop précis : point de crayon !

L’émotion d’un pareil désastre, de ce surcroît de fatalité étreignit l’enfant, au point qu’il sentait ses tempes serrées et son cœur qui battait à coups précipités… Allons ! encore de l’espoir perdu !

Il discuta en lui-même tout ce que, sans écrire, il pouvait jeter par le trou pour révéler sa présence, son existence, son danger. Son chapeau, une partie de ses vêtements ? Mais la première réflexion lui démontra que cette trouvaille, faite par quelqu’un et portée au château, signifierait plutôt qu’il était noyé, que l’objet avait été rapporté par les flots et avait séché au soleil. Puis, eût-on supposé le contraire en trouvant son chapeau ou sa veste, ce n’aurait pas été un motif pour songer à le chercher dans une retraite juchée au haut de la roche, dans cette cave ignorée de tous. Le vêtement n’aurait fourni aucune indication sur ce point… Écrire ! Il aurait fallu écrire, joindre des mots pour remplacer sa parole, expliquer l’existence de la grotte du haut de la falaise.

Il n’avait jamais compris à ce point, jusque-là, quelle merveilleuse et puissante chose est l’écriture. Oh ! pour posséder le moyen d’écrire, pour un bout de crayon, il eût donné à présent sans regret un bras ou une jambe… S’il écrivait avec son ongle ? Il s’était amusé quelquefois à essayer… S’il avait une plume ! Il avait entendu raconter par son grand-père une histoire célèbre de prisonnier qui correspondait en se servant d’une goutte de son sang comme encre !… À défaut d’une plume, une épingle. Il n’avait pas même une épingle… La petite fille ! Elle devait en avoir sur elle des épingles !

Yvon se précipita vers la dormeuse. Avec joie, il vit à son petit manteau une épingle à tête d’or, qu’il tira et serra dans sa main comme un objet infiniment précieux.

Oh ! que ses yeux brillaient ! La délivrance était possible maintenant. Combien il est bon d’essayer quelque chose et d’espérer en ce qu’on essaye, quand on a longtemps désespéré de tout !

Voici qu’avec la manche de sa veste il essuie, il balaye la pierre au-dessous du puits d’entrée, au jour. Ce sera sa table. Il se met à plat ventre, la précieuse épingle à la main, et, sans tergiverser, il se pique au bras. Bien souvent des épines lui sont entrées dans la chair sans qu’il l’eût fait exprès, et il a saigné de même. La douleur de la piqûre d’aujourd’hui le laisse bien indifférent. Il sort une belle gouttelette pourpre. Jamais il n’a vu une si belle encre. Il écrit en appuyant, en s’appliquant, car ce n’est pas facile. Le sang tache en gras. Heureusement, Yves est un petit dessinateur. Il se résout à prendre le temps d’écrire sa lettre en caractères d’imprimerie, dessinant les bâtons en appliquant le bout de l’épingle à plat. Son « encrier » se dessèche vite : il est obligé de se repiquer plusieurs fois. Enfin, il a réussi à écrire très lisiblement en breton, sur une demi-feuille, le billet que voici :

à porter tout de suite au chevalier
de valjacquelein.
papa, c’est moi, votre yves, qui vous écris.
je suis tombé dans un trou, en haut, au bord de
la falaise, en face du petit calvaire. l’entrée
est cachée par des ronces. venez me délivrer.
yves.

Et comment va-t-il expédier cette feuille volante par cette poste chanceuse ? Qui la trouvera ? La trouvera-t-on ?… Le vent risque de l’emporter. Il faudrait quelque chose de lourd qui retienne le papier et qui attire l’attention… quelque chose qu’on ramasserait toujours… Un vêtement, qui sait si on y ferait attention ?

Yves regarda autour de lui et vit le gros bouquet de roses encore fraîches que la petite fille avait apporté. Voilà l’affaire ! Au fond de la grotte, quelques menues branchettes traînaient, tombées des plantes grimpantes qui en couvraient l’entrée. Il ramassa la plus longue, la fit passer avec précaution au milieu du papier sur lequel il avait écrit, puis l’enfonça au milieu des fleurs.

Pour plus de sûreté, il ficela le billet avec le gros fil entourant le bouquet. Avant de lancer ce colis exceptionnel, sur lequel il fondait tant d’espérances, il réfléchit et se demanda s’il avait tout fait pour le mieux. Il était indiqué de jeter le bouquet et le billet sur la grève au moment où la marée n’y aurait pas amené la mer. Yves observa avec attention le fragment de mer et de grève qu’il apercevait par la « fenêtre ». La marée descendait évidemment. La mer était déjà à la moitié de sa décroissance. L’heure était la plus propice. Yves passa le bouquet par le trou, tendit le bras le plus qu’il put, et, déraidissant sa main comme un ressort, il lança le message fleuri dans l’espace. Pourvu que le billet parvînt à son adresse ! À partir de ce moment, Yves attendit : il pouvait attendre la délivrance.

« J’ai faim… »

Ces mots, prononcés derrière Yvonnaïc, le réveillèrent de sa contemplation de la mer et du rêve de délivrance qu’il savourait. Il se retourna. La petite avait les yeux tout grands ouverts.

« Est-ce qu’on ne va pas bientôt venir nous chercher ?

— Oui. On va venir… si tu es sage et si tu ne pleures pas.

— Je pleure pas. Y a donc une fenêtre ? Y en avait pas hier.

— Oui, j’en ai trouvé une pendant que tu dormais.

— Qu’est-ce que c’est, cette maison-là ? Elle est pas jolie. Elle n’est même pas aussi jolie que celle de dame Kornik.

— C’est une maison comme ça, assez drôle, fit Yves gaiement. On n’y est pas si mal pour dormir.

— J’ai faim, répéta Manette, après avoir bâillé.

— Eh bien, nous allons manger. »

Yves fit main basse sur les provisions, très délibérément. Oui, on mangerait, car lui aussi avait faim, terriblement faim, et d’ailleurs, pourquoi économiser, puisque papa, grand-père et maman Manon allaient venir ? Il en était sûr. Comme il les embrasserait ! Dire qu’il avait cru un instant ne les revoir jamais, ni le château, ni Jeannie, ni Charlik, ni le bon Médor de papa, aux si bons yeux et aux longues oreilles velues, ni le village qui lui paraissait si joli maintenant, en y pensant, ni tout, la mer, le ciel, tout ce qu’il ne songeait même pas qu’il possédât quand il était libre et dont à présent il sentait la perte, comme s’il en était le propriétaire.

« Ah ! oui, mangeons, pour le coup !…

— T’as beaucoup des bonnes choses ?

— Tu vas voir. »

Yves étala toutes ses richesses.

« Encore du gâteau ! J’aime bien les crêpes, mais quand elles sont chaudes.

— Tu les mangeras froides, pour une fois… Comment t’appelles-tu ?

— Manette. Et toi ?

— Moi, Yves, Yvon, Yvonnaïk, comme tu voudras. Tout ça, ça veut dire, moi, Yves de Valjacquelein.

— Tu es grand, Yvon, fit la petite Manette en le regardant avec une fixité singulière. Voudrais bien que tu me fasses jouer, mais pas ici. J’en ai assez de jouer à la prison.

— Puisque je te dis que mon papa va venir.

— Et dame Kornik aussi va venir ?

— Oui. Tout notre monde viendra. Tu verras comme elle est bonne, maman Manon.

— C’est ta maman ?

— Non, c’est ma sœur, répondit tristement le jeune garçon. Où est-elle, ta maman à toi ?

— Partie. Elle a dit qu’elle allait à Paris chercher papa.

— Ah ! Et qui est-ce qu’il est, ton papa ?

— Il est marquis.

— Mais comment, pourquoi es-tu venue à Penhoël ?

— Pour le Pardon, je t’ai dit, avec dame Kornik.

— Mais qu’est-ce que c’est que dame Kornik ? Ta nourrice ?

— J’ai pas de nourrice. Je suis pas une toute petite. Je suis pas si grande que toi, mais je suis grande.

— Quel âge as-tu ?

— J’ai sept ans. Maman m’a dit, quand elle est partie, que j’étais grande et qu’il fallait être sage.

— Alors, ta maman, en partant, t’a laissée à la dame à cornes ?

— C’est pas elle qu’a des cornes, c’est les bœufs de Kornik. Et puis, c’est pas à Kornik qu’on m’a laissée. Je ne connaissais pas Kornik, et maman ne le connaissait pas non plus. Maman m’a envoyée avec Mathieu, l’intendant, vers une dame, une belle dame qui devait me garder, et puis, quand je suis arrivée chez elle avec Mathieu et que j’ai vu la belle dame, elle avait l’air méchant. J’ai pas voulu l’embrasser. Je me suis cachée derrière Mathieu. Et puis, la belle dame m’a grondée quand je suis restée près d’elle. Alors j’ai pleuré.

— Et tu l’as battue, comme moi, hier ? ajouta Yvon en riant.

— Non, je l’ai pas battue, la dame, j’avais peur d’elle.

— Alors, tu n’as pas peur de moi ?

— Non, grand Yvon ; toi, tu as des bons yeux.

— Et pourquoi n’es-tu pas restée avec la belle dame ?

— Je disais toujours que je voulais m’en aller.

— Tu dis donc toujours que tu veux t’en aller ?

— Je veux toujours m’en aller quand on n’est pas bien.

— Alors, tu es allée chez les Kornik. Qui c’est, les Kornik ?

— Je sais pas. Ils ont des bœufs et puis des chevaux, et toutes sortes de bêtes dans une grande maison. Je me suis amusée, parce qu’on coupait le blé. Il y avait des coquelicots. Et beaucoup de bleuets. Et beaucoup de soleil. J’ai soif.

— Bois, mais laisse-m’en un peu. Il n’y en a pas d’autre. »

Le repas était terminé. Ils avaient mangé et bu tout ce qu’il restait. Mais qu’est-ce que cela faisait ?

« Ce soir, nous dînerons au château.

— Je veux bien.

— Et tu ne diras pas : « Je veux m’en aller » ?

— Non, grand Yvon.

— Tu verras comme elle est bonne, maman Manon… Elle va venir, bien sûr, et grand-père aussi viendra, avec Médor… »

Yvon parla longtemps de sa famille à lui, de ses jeux, des promenades qu’il faisait, des chasses avec son père. Ensuite Yves résolut, pour passer le temps, d’explorer tout à fait le fond de la grotte, là où il avait senti à la main de grandes fissures. Il faisait très noir par là. C’était du côté opposé à la fenêtre. Il se mit à battre le briquet. Les étincelles jaillirent. Manette dit : « C’est moi qui veux faire », car elle trouvait jolies les étincelles qui sortaient de la pierre.

Yvon se laissa prendre des mains le briquet, la pierre et l’amadou par la petite impatiente. Il était sùr au moins que rien ne pouvait se perdre, là où ils étaient. Manette, du premier coup, se frappa cruellement sur l’ongle avec le petit outil de fer qui sert à attaquer la pierre. Il ne sortit pas d’étincelle, mais la petite fille, qui n’était pas habituée à souffrir, poussa des cris perçants. Yvon, en grand frère, la consola, souffla sur la main malade, en disant qu’il n’y avait plus rien, et lui montra, de près, pour l’amuser, comment on plaçait la mèche d’amadou bien contre le tranchant de silex, en tenant ensemble dans la main gauche l’amadou et la pierre, sans laisser dépasser les doigts, et comment alors on frappait sur le tranchant de la pierre, et non sur ses doigts, un coup sec ; comment l’étincelle, une fois que l’amadou l’avait reçue, ne s’éloignait plus. Et il fit souffler Manette avec sa bouche, de toutes ses forces, sur l’amadou, pour qu’il prît bien et s’enflammât.

La chandelle allumée, Yvon se dirigea vers le fond de la grotte. Manette se pendait à sa veste. Elle ne voulait pas le quitter.

« Grand Yvon, je ne veux pas rester en arrière.

— Pourquoi ?

— Il y a de grandes ombres sur le mur, là-bas.

— Mais tu vois bien que c’est nous, les grandes ombres ?

— Ça fait rien, j’ai peur. Je veux pas rester toute seule là où il fait nuit.

— Il ne faut pas avoir peur de la nuit. Ce n’est pas mauvais, la nuit. C’est frais, l’été, et l’on y voit de belles choses. Il y a souvent la lune qui fait de l’or qui remue sur l’eau, et des étoiles plus brillantes que l’or et l’argent. Il ne faut pas avoir peur la nuit plutôt que le jour. Il ne faut jamais avoir peur.

— Moi, j’ai peur tout le temps. Toi, tu es grand, grand Yvon ; moi, je suis petite. »

Ils s’approchèrent des crevasses. Il y en avait quatre à côté l’une de l’autre, et une cinquième qui faisait l’angle. Dans les trois premières, où Yvon introduisit sa lumière, il n’y avait rien. On voyait bien, du haut en bas, que ce n’était que du rocher entamé peu profondément. À la quatrième, Yvon eut une surprise : le fond de la crevasse apparaissait aussi, peu éloigné, mais, au creux d’une autre petite crevasse qui donnait dans la première, il y avait une baguette de fer assez longue ! Yvon poussa une exclamation d’étonnement qui fit peur à Manette. Elle se serra davantage contre lui.

« Il est venu quelqu’un avant nous, ici ! s’écria Yvon.

— Pourquoi il est venu ?

— Il faut que ce soit quelqu’un qui ait apporté ce fer. »

Yves s’était emparé de la baguette, et, très vite, il lui vint une idée : si ce morceau de fer était suffisamment long pour toucher les deux parois de l’entrée de la cave, il serait possible, peut-être, de se servir de ce point d’appui pour grimper. Il appuya l’un des bouts de la barre de fer à une très légère saillie du soupirail ; mais, hélas ! la tringle était trop courte ; et, quant à la mettre dans l’angle, il n’y fallait pas compter. Dans l’angle, pas la moindre plate-forme de rochers… par conséquent, la barre de fer y glissait des deux bouts, dans quelque position qu’on la plaçât. Yvon pensa bien à attacher ensemble la tringle et sa veste, et à chercher à accrocher la veste quelque part au haut du puits. Il n’avait pas grande confiance, parce qu’il se rappelait la nature du terrain et qu’il savait qu’il n’y avait au dehors rien de capable d’accrocher le vêtement pour qu’on put s’y pendre ensuite. Il laissa la barre de fer et revint visiter les autres crevasses. Dans la cinquième, il eut beau fouiller, il ne trouva aucune barre de fer, aucun indice de la présence d’un objet quelconque, mais, là, la crevasse s’étendait trop loin pour qu’on en pût voir le fond.

Yvon essaya d’y entrer, elle était trop étroite, ou, lui, trop gros. Peut-être petite Manette, plus mince, pourrait-elle y pénétrer ? Il lui demanda de le faire.

« Je ne veux pas, cria aussitôt la petite fille.

— Pourquoi ?

— Je ne veux pas entrer dans le trou noir !

— Il n’y a pas de danger.

— Je ne veux pas.

— Mais, petite Manette, si on pouvait s’en aller par là, par hasard ?

— Mais puisqu’on doit venir nous chercher !

— Oui, mais on s’en irait plus vite. Voyons, essaye d’entrer. Tu vois bien qu’il n’y a pas de trou en dessous, puisque je tape avec la baguette. Tu pourras marcher. Et je te tiendrai par la robe. »

Petite Manette refusait toujours. Yvon lui expliquait qu’elle entrerait seulement un peu, et chercherait, en tenant la baguette droit devant elle, si la fissure s’étendait beaucoup plus loin. Il fut très long et difficile de la décider, et elle ne finit par consentir qu’à condition qu’Yves continuerait à la tenir par une main sans lâcher sa robe. Elle put passer la tête et les épaules très juste, mais, aussitôt qu’elle était entrée, elle ressortait effrayée et se laissait retomber dans les bras d’Yvon. Celui-ci recommençait avec une grande patience à lui persuader de rentrer. Il parvint à obtenir d’elle qu’elle remuât la baguette de fer dans tous les sens, en haut et en bas. Elle le fit, en s’y reprenant à plusieurs fois, et, rien qu’au tintement que produisait la tringle en frappant le fond de pierre, Yvon put reconnaître qu’il n’existait aucune issue par là.

« Il n’y a pas moyen ! laissa-t il échapper dans sa déconvenue.

— Pourquoi tu ne grimpes pas là-haut ? » demanda Manette.

Elle ne comprenait pas l’impossibilité.

« Je ne peux pas.

— J’ai vu des petits garçons grimper sur des arbres, très haut, très haut…

— S’il y avait un arbre, je pourrais monter en y grimpant, parce que j’entourerais l’arbre de mes bras et de mes jambes. Je ne peux pas entourer le rocher. »

C’était une idée qui n’entrait pas dans la tête de Manette.

« Les petits garçons montaient, eux ! »

Yvon était humilié.

« Elle ne vient pas, ta bonne sœur Manon ; elle est méchante. »

Yvon ne répondit pas.

En effet, Grande Manon ne venait point, ni personne. Et l’angoisse d’une inquiétude plus vive que jamais allait grandissant dans le cœur du petit garçon. L’avenir immédiat apparaissait bien noir maintenant à l’enfant qui avait été si courageux, si ingénieux jusqu’ici, et qui ne voyait plus rien à faire… Il avait été fou d’espérer, de croire que cette lettre et ce bouquet iraient tout seuls au château. Il n’était passé personne sur la grève… Ou, si quelqu’un avait passé, le bouquet n’avait pas été vu… Ou, s’il avait été vu, on n’avait prêté aucune attention à ces fleurs fanées et à ce chiffon de papier qu’on avait du considérer comme un rebut de la fête… Ah ! cette fois, ils étaient bien perdus, définitivement !

Yvon regardait par la lucarne. La mer était haute, à présent. Les vagues avaient dû prendre les fleurs, le billet, balayer la dernière espérance… L’enfant voyait par la pensée le flot s’avancer par poussées larges, atteindre les fleurs, puis s’en aller et les laisser sur le sable, puis revenir plus fort, monter plus haut sur la grève, et, cette fois, remporter avec lui le bouquet qui roulait… Bien souvent, depuis son enfance, il avait assisté à ce petit drame, qui l’amusait : la vague arrivant jusqu’à un objet, le mouillant, le laissant d’abord, et, toujours, finissant par l’emporter, tournoyant… Combien de fois avait-il joué de cette façon avec la vague ! Et maintenant… Maintenant, il avait faim ; et maintenant la soif séchait sa gorge en même temps que l’émotion. Et il attendait d’un moment à l’autre que Manette dit : « J’ai faim ! » du même ton qu’elle avait pris deux fois déjà.

Le silence s’était établi entre les deux enfants : Manette somnolait sans dormir. Elle allait parler ; Yvon l’attendait, et pourtant, au premier son qui sortit de la bouche de la petite fille, il tressauta.

« M’ennuie !… je m’ennuie ! Je veux m’en aller ! Grand Yvon, emmenez-moi d’ici ! »

Yvon ne répondit pas. Il se garda bien de répondre, car, cette fois, il pleurait et il ne voulait pas le montrer à la petite. Il renfonçait douloureusement ses larmes dans sa gorge, mais c’était bien difficile. Ce n’était pas seulement parce qu’il avait soif que ses larmes ne pouvaient plus se ravaler…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pourtant il était arrivé au château, le bouquet, et depuis longtemps, et presque tout de suite. Il y avait apporté de la joie.

Mais comment ce billet n’amenait-il pas la délivrance des deux petits prisonniers ? Hélas !…

C’était M. le curé lui-même qui, en quittant Penhoël, pour aller dire sa messe dans un hameau de pêcheurs où il n’y avait qu’une chapelle, avait aperçu le bouquet de roses et s’était étonné de sa présence au milieu des rochers. Le vent avait, en effet, emporté les fleurs, pendant leur chute, un peu loin du pied de la falaise, et quand le bon recteur ramassa le message, le bouquet et le billet trempaient plus d’à moitié dans une petite flaque d’eau de mer, comme il s’en trouve souvent, séjournant d’une marée à l’autre, dans les creux de rochers formant cuvette ; M. le recteur, ainsi que disent les Bretons, remarqua aussitôt cette feuille de papier fixée par une baguette et ficelée d’une manière si apparente au-dessus du bouquet. Et il lut ce qui était écrit, du moins, hélas ! ce qu’il restait de l’écriture d’Yves. Il n’en restait que l’adresse :

à porter tout de suite au chevalier
de valjacquelein.

et les premiers mots de la lettre :

papa, c’est moi, votre yves, qui vous écris. je suis…

L’eau de mer avait lavé tout le surplus de l’inscription sans laisser la moindre trace du sang du pauvre Yvonnaïk !

Le recteur savait trop bien dans quel deuil était plongé le château depuis deux jours. Il n’eut pas plus tôt lu ces lignes inachevées, qu’il rebroussa chemin précipitamment. Les gens de Penhoël purent voir pour la première fois, avec stupéfaction, leur curé, la soutane relevée, courant de toutes ses forces du côté du château, et tenant un bouquet à la main. S’ils n’avaient pas deviné qu’il y avait sans doute du nouveau relativement au petit Yvon, ils auraient cru sûrement que leur recteur était possédé.

Ce fragment de message tomba dans le château comme un rayon de soleil au milieu de la nuit la plus affreuse. On pleurait avant que cela n’arrivât ; on pleura bien plus après. Le baron, qui marchait difficilement et ne quittait son fauteuil qu’appuyé à une canne à bec, se dressa tout à coup, poussa des : Ah ! retentissants, et fit positivement trois fois le tour de la grande salle en dansant et en brandissant sa canne ; Le chevalier, lui, avait saisi le bord de la table dans ses deux mains et exhalait une série de soupirs retenus depuis bien longtemps. La grande Manon, elle, pleura tout de suite. Elle fut suivie de près par le chevalier, qui s’y mit aussitôt qu’il eut fini de soupirer. La fontaine du baron ne coula par ses yeux que quand il fut retombé dans son fauteuil, épuisé de sa ronde. Ce que voyant, ma foi, M. le recteur, qui était une âme très sensible, ne put se tenir à son tour. Ils pleurèrent solidement tous quatre, à l’unisson ; que dis-je, tous quatre ! Jeannie et Charlie, entrés pour prendre leur part de l’événement, leur prêtèrent main forte à qui mieux mieux.

Manon, la grande Manon, qui avait commencé, s’arrêta la première. Elle reprit le billet devant lequel tout le monde s’était d’abord massé pour lire ensemble la première fois, le relut avec la plus grande attention, et réfléchit.

Quant au baron, pour se bien persuader de la réalité du fait, il regardait le fameux bouquet de roses que sa vieille main faisait trembler, et, attendri, pleurait dessus. Jeannie, souriant auprès de lui, dit au vieillard :

« Ne pleurez donc pas, monsieur le baron, puisqu’il est retrouvé. »

Le chevalier releva brusquement la tête.

Non, le pauvre Yves n’était pas encore retrouvé. Si tous ces pleureurs de joie s’étaient doutés de ce qu’il souffrait à cette heure à côté d’une petite fille nommée Manette, qui s’était rendormie après une crise de pleurs et en criant la faim, tous ces braves gens eussent pleuré d’une autre manière, eux aussi.