Discours sur les sciences et les arts/Édition Dupont 1823/Réponse à M. Bordes

Œuvres complètes de J. J. Rousseau : mises dans un nouvel ordreP. Dupont1 (p. 124-161).

RÉPONSE À M. BORDES.

Ne, dum tacemus, non verecundiæ sed
diffidentiæ causa tacere videamur.

Cyprian. contra Démet.

C’est avec une extrême répugnance que j’amuse de mes disputes des lecteurs oisifs qui se soucient très-peu de la vérité ; mais la manière dont on vient de l’attaquer me force à prendre sa défense encore une fois, afin que mon silence ne soit pas pris par la multitude pour un aveu, ni pour un dédain par les philosophes.

Il faut me répéter, je le sens bien ; et le public ne me le pardonnera pas. Mais les sages diront : Cet homme n’a pas besoin de chercher sans cesse de nouvelles raisons ; c’est une preuve de la solidité des siennes[1]

Comme ceux qui m’attaquent ne manquent jamais de s’écarter de la question et de supprimer les distinctions essentielles que j’y ai mises, il faut toujours commencer par les y ramener. Voici donc un sommaire des propositions que j’ai soutenues et que je soutiendrai aussi long-temps que je ne consulterai d’autre intérêt que celui de la vérité.

Les sciences sont le chef-d’œuvre du génie et de la raison. L’esprit d’imitation a produit les beaux-arts, et l’expérience les a perfectionnés. Nous sommes redevables aux arts mécaniques d’un grand nombre d’inventions utiles qui ont ajouté aux charmes et aux commodités de la vie. Voilà des vérités dont je conviens de très-bon cœur assurément. Mais considérons maintenant toutes ces connaissances par rapport aux mœurs[2].

Si des intelligences célestes cultivaient les sciences, il n’en résulterait que du bien : j’en dis autant des grands hommes qui sont faits pour guider les autres. Socrate savant et vertueux fut l’honneur de l’humanité : mais les vices des hommes vulgaires empoisonnent les plus sublimes connaissances et les rendent pernicieuses aux nations ; les méchants en tirent beaucoup de choses nuisibles ; les bons en tirent peu d’avantage. Si nul autre que Socrate ne se fût piqué de philosophie à Athènes, le sang d’un juste n’eût point crié vengeance contre la patrie des sciences et des arts[3].

C’est une question à examiner, s’il serait avantageux aux hommes d’avoir de la science, en supposant que ce qu’ils appellent de ce nom le méritât en effet : mais c’est une folie de prétendre que les chimères de la philosophie, les erreurs et les mensonges des philosophes, puissent jamais être bons à rien. Serons-nous toujours dupes des mots ? et ne comprendrons-nous jamais qu’études, connaissances, savoir, et philosophie, ne sont que de vains simulacres élevés par l’orgueil humain, et très-indignes des noms pompeux qu’il leur donne ?

À mesure que le goût de ces niaiseries s’étend chez une nation, elle perd celui des solides vertus ; car il en coûte moins pour se distinguer par du babil que par de bonnes mœurs, dès qu’on est dispensé d’être homme de bien, pourvu qu’on soit un homme agréable.

Plus l’intérieur se corrompt, et plus l’extérieur se compose[4] : c’est ainsi que la culture des lettres engendre insensiblement la politesse. Le goût naît encore de la même source. L’approbation publique étant le premier prix des travaux littéraires, il est naturel que ceux qui s’en occupent réfléchissent sur les moyens de plaire ; et ce sont ces réflexions qui à la longue forment le style, épurent le goût, et répandent partout les grâces et l’urbanité. Toutes ces choses seront, si l’on veut, le supplément de la vertu, mais jamais on ne pourra dire qu’elles soient la vertu, et rarement elles s’associeront avec elle. Il y aura toujours cette différence, que celui qui se rend utile travaille pour les autres, et que celui qui ne songe qu’à se rendre agréable ne travaille que pour lui. Le flatteur, par exemple, n’épargne aucun soin pour plaire, et cependant il ne fait que du mal.

La vanité et l’oisiveté, qui ont engendré nos sciences ont aussi engendré le luxe. Le goût du luxe accompagne toujours celui des lettres, et le goût des lettres accompagne souvent celui du luxe[5] : toutes ces choses se tiennent assez fidèle compagnie, parce qu’elles sont l’ouvrage des mêmes vices.

Si l’expérience ne s’accordait pas avec ces propositions démontrées, il faudrait chercher les causes particulières de cette contrariété. Mais la première idée de ces propositions est née elle-même d’une longue méditation sur l’expérience : et pour voir à quel point elle les confirme, il ne faut qu’ouvrir les annales du monde.

Les premiers hommes furent très-ignorants. Comment oserait-on dire qu’ils étaient corrompus dans des temps où les sources de la corruption n’étaient pas encore ouvertes ?

À travers l’obscurité des anciens temps et la rusticité des anciens peuples on aperçoit chez plusieurs d’entre eux de fort grandes vertus, surtout une sévérité de mœurs qui est une marque infaillible de leur pureté, la bonne foi, l’hospitalité, la justice, et ce qui est très-important, une grande horreur pour la débauche[6], mère féconde de tous les autres vices. La vertu n’est donc pas incompatible avec l’ignorance.

Elle n’est pas non plus toujours sa compagne ; car plusieurs peuples très-ignorants étaient très-vicieux. L’ignorance n’est un obstacle ni au bien ni au mal ; elle est seulement l’état naturel de l’homme[7].

On n’en pourra pas dire autant de la science. Tous les peuples savants ont été corrompus, et c’est déjà un terrible préjugé contre elle. Mais comme les comparaisons de peuple à peuple sont difficiles, qu’il y faut faire entrer un fort grand nombre d’objets, et qu’elles manquent toujours d’exactitude par quelque côté, on est beaucoup plus sûr de ce qu’on fait en suivant l’histoire d’un même peuple, et comparant les progrès de ses connaissances avec les révolutions de ses mœurs. Or, le résultat de cet examen est que le beau temps, le temps de la vertu de chaque peuple, a été celui de son ignorance ; et qu’à mesure qu’il est devenu savant, artiste, et philosophe, il a perdu ses mœurs et sa probité, il est redescendu à cet égard au rang des nations ignorantes et vicieuses qui font la honte de l’humanité. Si l’on veut s’opiniâtrer à y chercher des différences, j’en puis reconnaître une, et la voici : c’est que tous les peuples barbares, ceux mêmes qui sont sans vertu, honorent cependant toujours la vertu ; au lieu qu’à force de progrès les peuples savants et philosophes parviennent enfin à la tourner en ridicule et à la mépriser. C’est quand une nation est une fois à ce point qu’on peut dire que la corruption est au comble, et qu’il ne faut plus espérer de remèdes.

Tel est le sommaire des choses que j’ai avancées, et dont je crois avoir donné les preuves. Voyons maintenant celui de la doctrine qu’on m’oppose. « Les hommes sont méchants naturellement ; ils ont été tels avant la formation des sociétés ; et, partout où les sciences n’ont pas porté leur flambeau, les peuples, abandonnés aux seules facultés de l’instinct, réduits avec les lions et les ours à une vie purement animale, sont demeurés plongés dans la barbarie et dans la misère.

« La Grèce seule, dans les anciens temps, pensa et s’éleva par l’esprit à tout ce qui peut rendre un peuple recommandable. Des philosophes formèrent ses mœurs et lui donnèrent des lois.

« Sparte, il est vrai, fut pauvre et ignorante par institution et par choix ; mais ses lois avaient de grands défauts, ses citoyens un grand penchant à se laisser corrompre ; sa gloire fut peu solide, et elle perdit bientôt ses institutions, ses lois, et ses mœurs.

« Athènes et Rome dégénérèrent aussi. L’une céda à la fortune de la Macédoine ; l’autre succomba sous sa propre grandeur, parce que les lois d’une petite ville n’étaient pas faites pour gouverner le monde. S’il est arrivé quelquefois que la gloire des grands empires n’ait pas duré long-temps avec celle des lettres, c’est qu’elle était à son comble lorsque les lettres y ont été cultivées, et que c’est le sort des choses humaines de ne pas durer long-temps dans le même état. En accordant donc que l’altération des lois et des mœurs ait influé sur ces grands événements, on ne sera point forcé de convenir que les sciences et les arts y aient contribué ; et l’on peut observer, au contraire, que le progrès et la décadence des lettres est toujours en proportion avec la fortune et l’abaissement des empires.

« Cette vérité se confirme par l’expérience des derniers temps, où l’on voit, dans une monarchie vaste et puissante, la prospérité de l’état, la culture des sciences et des arts, et la vertu guerrière, concourir à la fois à la gloire et à la grandeur de l’empire.

« Nos mœurs sont les meilleures qu’on puisse avoir ; plusieurs vices ont été proscrits parmi nous ; ceux qui nous restent appartiennent à l’humanité, et les sciences n’y ont nulle part. Le luxe n’a rien non plus de commun avec elles : ainsi les désordres qu’il peut causer ne doivent point leur être attribués. D’ailleurs, le luxe est nécessaire dans les grands états ; il y fait plus de bien que de mal ; il est utile pour occuper les citoyens oisifs et donner du pain aux pauvres.

« La politesse doit être plutôt comptée au nombre des vertus qu’au nombre des vices : elle empêche les hommes de se montrer tels qu’ils sont ; précaution très-nécessaire pour les rendre supportables les uns aux autres.

« Les sciences ont rarement atteint le but qu’elles se proposent ; mais au moins elles y visent. On avance à pas lents dans la connaissance de la vérité : ce qui n’empêche pas qu’on n’y fasse quelque progrès.

« Enfin, quand il serait vrai que les sciences et les arts amollissent le courage, les biens infinis qu’ils nous procurent ne seraient-ils pas encore préférables à cette vertu barbare et farouche qui fait frémir l’humanité ? » Je passe l’inutile et pompeuse revue de ces biens ; et pour commencer sur ce dernier point par un aveu propre à prévenir bien du verbiage, je déclare, une fois pour toutes, que, si quelque chose peut compenser la ruine des mœurs, je suis prêt à convenir que les sciences font plus de bien que de mal. Venons maintenant au reste.

Je pourrais, sans beaucoup de risque, supposer tout cela prouvé, puisque de tant d’assertions si hardiment avancées il y en a très-peu qui touchent le fond de la question, moins encore dont on puisse tirer contre mon sentiment quelque conclusion valable, et que même la plupart d’entre elles fourniraient de nouveaux arguments en ma faveur, si ma cause en avait besoin.

En effet, 1 ° si les hommes sont méchants par leur nature, il peut arriver, si l’on veut, que les sciences produiront quelque bien entre leurs mains ; mais il est très-certain qu’elles y feront beaucoup plus de mal : il ne faut point donner d’armes à des furieux.

2° Si les sciences atteignent rarement leur but, il aura toujours beaucoup plus de temps perdu que de temps bien employé. Et quand il serait vrai que nous aurions trouvé les meilleures méthodes, la plupart de nos travaux seraient encore aussi ridicules que ceux d’un homme qui, bien sûr de suivre exactement la ligne d’aplomb, voudrait mener un puits jusqu’au centre de la terre.

3° Il ne faut point nous faire tant de peur de la vie purement animale, ni la considérer comme le pire état où nous puissions tomber, car il vaudrait encore mieux ressembler à une brebis qu’à un mauvais ange.

4° La Grèce fut redevable de ses mœurs et de ses lois à des philosophes et à des législateurs. Je le veux. J’ai déjà dit cent fois qu’il est bon qu’il y ait des philosophes, pourvu que le peuple ne se mêle pas de l’être.

5° N’osant avancer que Sparte n’avait pas de bonnes lois, on blâme les lois de Sparte d’avoir eu de grands défauts : de sorte que, pour rétorquer les reproches que je fais aux peuples savants d’avoir toujours été corrompus, on reproche aux peuples ignorants de n’avoir pas atteint la perfection.

6° Le progrès des lettres est toujours en proportion avec la grandeur des empires. Soit. Je vois qu’on me parle toujours de fortune et de grandeur. Je parlais, moi, de mœurs et de vertu.

7° Nos mœurs sont les meilleures que de méchants hommes comme nous puissent avoir ; cela peut être. Nous avons proscrit plusieurs vices ; je n’en disconviens pas. Je n’accuse point les hommes de ce siècle d’avoir tous les vices ; ils n’ont que ceux des âmes lâches, ils sont seulement fourbes et fripons. Quant aux vices qui supposent du courage et de la fermeté, je les en crois incapables.

8° Le luxe peut être nécessaire pour donner du pain aux pauvres ; mais, s’il n’y avait point de luxe, il n’y aurait point de pauvres[8]. Il occupe les citoyens oisifs. Et pourquoi y a-t-il des citoyens oisifs ? Quand l’agriculture était en honneur, il n’y avait ni misère ni oisiveté, et il y avait beaucoup moins de vices.

9° Je vois qu’on a fort à cœur cette cause du luxe, qu’on feint pourtant de vouloir séparer de celle des sciences et des arts. Je conviendrai donc, puisqu’on le veut si absolument, que le luxe sert au soutien des états, comme les cariatides servent à soutenir les palais qu’elles décorent ; ou plutôt, comme ces poutres dont on étaie des bâtiments pourris, et qui souvent achèvent de les renverser. Hommes sages et prudents, sortez de toute maison qu’on étaie.

Ceci peut montrer combien il me serait aisé de retourner en ma faveur la plupart des choses qu’on prétend m’opposer ; mais à parler franchement, je ne les trouve pas assez bien prouvées pour avoir le courage de m’en prévaloir.

On avance que les premiers hommes furent méchants ; d’où il suit que l’homme est méchant naturellement[9]. Ceci n’est pas une assertion de légère importance ; il me semble qu’elle eût bien valu la peine d’être prouvée. Les annales de tous les peuples qu’on ose citer en preuve sont beaucoup plus favorables à la supposition contraire ; et il faudrait bien des témoignages pour m’obliger de croire une absurdité. Avant que ces mots affreux de tien et de mien fussent inventés ; avant qu’il y eût de cette espèce d’hommes cruels et brutaux qu’on appelle maitres, et de cette autre espèce d’hommes fripons et menteurs qu’on appelle esclaves ; avant qu’il y eût des hommes assez abominables pour oser avoir du superflu pendant que d’autres hommes meurent de faim ; avant qu’une dépendance mutuelle les eût tous forcés à devenir fourbes, jaloux, et traîtres, je voudrais bien qu’on m’expliquât en quoi pouvaient consister ces vices, ces crimes, qu’on leur reproche avec tant d’emphase. On m’assure qu’on est depuis long-temps désabusé de la chimère de l’âge d’or. Que n’ajoutait-on encore qu’il y a long-temps qu’on est désabusé de la chimère de la vertu ?

J’ai dit que les premiers Grecs furent vertueux avant que la science les eût corrompus ; et je ne veux pas me rétracter sur ce point, quoiqu’en y regardant de plus près je ne sois pas sans défiance sur la solidité des vertus d’un peuple si babillard, ni sur la justice des éloges qu’il aimait tant à se prodiguer, et que je ne vois confirmés par aucun autre témoignage. Que m’oppose-t-on à cela ? Que les premiers Grecs dont j’ai loué la vertu étaient éclairés et savants, puisque des philosophes formèrent leurs mœurs et leur donnèrent des lois. Mais, avec cette manière de raisonner, qui m’empêchera d’en dire autant de toutes les autres nations ? Les Perses n’ont-ils pas eu leurs mages, les Assyriens leurs chaldéens, les Indes leurs gymnosophistes, les Celtes leurs druides ? Ochus n’at-il pas brillé chez les Phéniciens, Atlas chez les Libyens, Zoroastre chez les Perses, Zalmoxis chez les Thraces ? Et plusieurs même n’ont-ils pas prétendu que la philosophie était née chez les Barbares ? C’étaient donc des savants, à ce compte, que tous ces peuples-là ? « À côté des Miltiade et des Thémistocle, on trouvait, me dit-on, les Aristide et les Socrate. » À côté, si l’on veut ; car que m’importe ? Cependant Miltiade, Aristide, Thémistocle, qui étaient des héros, vivaient dans un temps ; Socrate et Platon, qui étaient des philosophes, vivaient dans un autre ; et quand on commença à ouvrir des écoles publiques de philosophie, la Grèce, avilie et dégénérée, avait déjà renoncé à sa vertu et vendu sa liberté.

« La superbe Asie vit briser ses forces innombrables contre une poignée d’hommes que la philosophie conduisait à la gloire. » Il est vrai : la philosophie de l’âme conduit à la véritable gloire ; mais celle-là ne s’apprend point dans les livres. « Tel est l’infaillible effet des connaissances de l’esprit. » Je prie le lecteur d’être attentif à cette conclusion. « Les mœurs et les lois sont la seule source du véritable héroïsme. » Les sciences n’y ont donc que faire. « En un mot, la Grèce dut tout aux sciences, et le reste du monde dut tout à la Grèce. » La Grèce ni le monde ne durent donc rien aux lois ni aux mœurs. J’en demande pardon à mes adversaires, mais il n’y a pas moyen de leur passer ces sophismes.

Examinons encore un moment cette préférence qu’on prétend donner à la Grèce sur tous les autres peuples, et dont il semble qu’on se soit fait un point capital. « J’admirerai, si l’on veut, des peuples qui passent leur vie à la guerre ou dans les bois, qui couchent sur la terre et vivent de légumes. » Cette admiration est en effet très-digne d’un vrai philosophe : il n’appartient qu’au peuple aveugle et stupide d’admirer des gens qui passent leur vie non à défendre leur liberté, mais à se voler et se trahir mutuellement pour satisfaire leur mollesse ou leur ambition, et qui osent nourrir leur oisiveté de la sueur, du sang, et des travaux d’un million de malheureux. « Mais est-ce parmi ces gens grossiers qu’on ira chercher le bonheur ? » On l’y chercherait beaucoup plus raisonnablement que la vertu parmi les autres. « Quel spectacle nous présenterait le genre humain composé uniquement de laboureurs, de soldats, de chasseurs, et de bergers ? » Un spectacle infiniment plus beau que celui du genre humain composé de cuisiniers, de poètes, d’imprimeurs, d’orfèvres, de peintres, et de musiciens. Il n’y a que le mot soldat qu’il faut rayer du premier tableau. La guerre est quelquefois un devoir, et n’est point faite pour être un métier. Tout homme doit être soldat pour la défense de sa liberté ; nul ne doit l’être pour envahir celle d’autrui : et mourir en servant la patrie est un emploi trop beau pour le confier à des mercenaires. « Faut-il donc, pour être dignes du nom d’hommes, vivre comme les lions et les ours ? » Si j’ai le bonheur de trouver un seul lecteur impartial et ami de la vérité, je le prie de jeter un coup d’œil sur la société actuelle, et d’y remarquer qui sont ceux qui vivent entre eux comme les lions et les ours, comme les tigres et les crocodiles. « Érigera-t-on en vertus les facultés de l’instinct pour se nourrir, se perpétuer, et se défendre ? » Ce sont des vertus, n’en doutons pas, quand elles sont guidées par la raison et sagement ménagées ; et ce sont surtout des vertus quand elles sont employées à l’assistance de nos semblables. « Je ne vois là que des vertus animales peu conformes à la dignité de notre être. Le corps est exercé, mais l’âme esclave ne fait que ramper et languir. » Je dirais volontiers, en parcourant les fastueuses recherches de toutes nos académies : « Je ne vois là que d’ingénieuses subtilités, peu conformes à la dignité de notre être. L’esprit est exercé, mais l’âme esclave ne fait que ramper et languir. » « Ôtez les arts du monde, nous dit-on ailleurs, que reste-t-il ? les exercices du corps et les passions ? » Voyez, je vous prie, comment la raison et la vertu sont toujours oubliées ! « Les arts ont donné l’être aux plaisirs de l’âme, les seuls qui soient dignes de nous. » C’est-à-dire qu’ils en ont substitué d’autres à celui de bien faire, beaucoup plus digne de nous encore. Qu’on suive l’esprit de tout ceci, on y verra, comme dans les raisonnements de la plupart de mes adversaires, un enthousiasme si marqué sur les merveilles de l’entendement, que cette autre faculté, infiniment plus sublime et plus capable d’élever et d’ennoblir l’âme, n’y est jamais comptée pour rien. Voilà l’effet toujours assuré de la culture des lettres. Je suis sûr qu’il n’y a pas actuellement un savant qui n’estime beaucoup plus l’éloquence de Cicéron que son zèle, et qui n’aimât infiniment mieux avoir composé les Catilinaires que d’avoir sauvé son pays.

L’embarras de mes adversaires est visible toutes les fois qu’il faut parler de Sparte. Que ne donneraient-ils point pour que cette fatale Sparte n’eut jamais existé ! et eux qui prétendent que les grandes actions ne sont bonnes qu’à être célébrées, à quel prix ne voudraient-ils point que les siennes ne l’eussent jamais été ! C’est une terrible chose qu’au milieu de cette fameuse Grèce qui ne devait, dit-on, sa vertu qu’à la philosophie, l’état où la vertu a été la plus pure et a duré le plus long-temps, ait été précisément celui où il n’y avait point de philosophes ! Les mœurs de Sparte ont toujours été proposées en exemple à toute la Grèce ; toute la Grèce était corrompue, et il y avait encore de la vertu à Sparte ; toute la Grèce était esclave, Sparte seule était encore libre : cela est désolant. Mais enfin la fière Sparte perdit ses mœurs et sa liberté comme les avait perdues la savante Athènes ; Sparte a fini. Que puis-je répondre à cela ?

Encore deux observations sur Sparte, et je passe à autre chose. Voici la première : « Après avoir été plusieurs fois sur le point de vaincre, Athènes fut vaincue, il est vrai ; et il est surprenant qu’elle ne l’eût pas été plus tôt, puisque l’Attique était un pays tout ouvert, et qui ne pouvait se défendre que par la supériorité de succès. » Athènes eût dû vaincre, par toutes sortes de raisons. Elle était plus grande et beaucoup plus peuplée que Lacédémone ; elle avait de grands revenus, et plusieurs peuples étaient ses tributaires : Sparte n’avait rien de tout cela. Athènes, surtout par sa position, avait un avantage dont Sparte était privée, qui la mit en état de désoler plusieurs fois le Péloponnèse, et qui devait seul lui assurer l’empire de la Grèce. C’était un port vaste et commode ; c’était une marine formidable, dont elle était redevable à la prévoyance de ce rustre de Thémistocle qui ne savait pas jouer de la flûte. On pourrait donc être surpris qu’Athènes, avec tant d’avantages, ait pourtant enfin succombé. Mais quoique la guerre du Poloponnèse, qui a ruiné la Grèce, n’ait fait honneur ni à l’une ni à l’autre république, et qu’elle ait surtout été de la part des Lacédémoniens une infraction des maximes de leur sage législateur, il ne faut pas s’étonner qu’à la longue le vrai courage l’ait emporté sur les ressources, ni même que la réputation de Sparte lui en ait donné plusieurs qui lui facilitèrent la victoire. En vérité, j’ai bien de la honte de savoir ces choses-là, et d’être forcé de les dire.

L’autre observation ne sera pas moins remarquable ; en voici le texte, que je crois devoir remettre sous les yeux du lecteur.

« Je suppose que tous les états dont la Grèce était composée eussent suivi les mêmes lois que Sparte, que nous resterait-il de cette contrée si célèbre ? À peine son nom serait parvenu jusqu’à nous. Elle aurait dédaigné de former des historiens pour transmettre sa gloire à la postérité ; le spectacle de ses farouches vertus eût été perdu pour nous ; il nous serait indifférent, par conséquent, qu’elles eussent existé ou non. Les nombreux systèmes de philosophie qui ont épuisé toutes les combinaisons possibles de nos idées, et qui, s’ils n’ont pas étendu beaucoup les limites de notre esprit, nous ont appris du moins où elles étaient fixées ; ces chefs-d’œuvre d’éloquence et de poésie qui nous ont enseigné toutes les routes du cœur ; les arts utiles ou agréables qui conservent ou embellissent la vie ; enfin, l’inestimable tradition des pensées et des actions de tous les grands hommes qui ont fait la gloire ou le bonheur de leurs pareils : toutes ces précieuses richesses de l’esprit eussent été perdues pour jamais. Les siècles se seraient accumulés, les générations des hommes se seraient succédé comme celles des animaux, sans aucun fruit pour la postérité, et n’auraient laissé après elles qu’un souvenir confus de leur existence ; le monde aurait vieilli, et les hommes seraient demeurés dans une enfance éternelle. »

Supposons, à notre tour, qu’un Lacédémonien, pénétré de la force de ces raisons, eût voulu les exposer à ses compatriotes ; et tâchons d’imaginer le discours qu’il eût pu faire dans la place publique de Sparte.

« Citoyens, ouvrez les yeux, et sortez de votre aveuglement. Je vois avec douleur que vous ne travaillez qu’à acquérir de la vertu, qu’à exercer votre courage, et maintenir votre liberté ; et cependant vous oubliez le devoir plus important d’amuser les oisifs des races futures. Dites-moi, à quoi peut être bonne la vertu, si ce n’est à faire du bruit dans le monde ? Que vous aura servi d’être gens de bien, quand personne ne parlera de vous ? Qu’importera aux siècles à venir que vous vous soyez dévoués à la mort aux Thermopyles pour le salut des Athéniens, si vous ne laissez comme eux ni systèmes de philosophie, ni vers, ni comédies, ni statues[10] ? Hâtez-vous donc d’abandonner des lois qui ne sont bonnes qu’à vous rendre heureux ; ne songez qu’à faire beaucoup parler de vous quand vous ne serez plus ; et n’oubliez jamais que, si l’on ne célébrait les grands hommes, il serait inutile de l’être. »

Voilà, je pense, à peu près ce qu’aurait pu dire cet homme, si les éphores l’eussent laissé achever.

Ce n’est pas dans cet endroit seulement qu’on nous avertit que la vertu n’est bonne qu’à faire parler de soi. Ailleurs on nous vante encore les pensées du philosophe, parce qu’elles sont immortelles et consacrées à l’admiration de tous les siècles ; « tandis que les autres voient disparaître leurs idées avec le jour, la circonstance, le moment qui les a vues naître. Chez les trois quarts des hommes, le lendemain efface la veille, sans qu’il en reste la moindre trace. » Ah ! il en reste au moins quelqu’une dans le témoignage d’une bonne conscience, dans les malheureux qu’on a soulagés, dans les bonnes actions qu’on a faites, et dans la mémoire de ce Dieu bienfaisant qu’on aura servi en silence. « Mort ou vivant, disait le bon Socrate, l’homme de bien n’est jamais oublié des dieux. » On me répondra peut-être que ce n’est pas de ces sortes de pensées qu’on a voulu parler ; et moi je dis que toutes les autres ne valent pas la peine qu’on en parle.

Il est aisé de s’imaginer que, faisant si peu de cas de Sparte, on ne montre guère plus d’estime pour les anciens Romains. « On consent à croire que c’étaient de grands hommes, quoiqu’ils ne fissent que de petites choses. » Sur ce pied-là j’avoue qu’il y a long-temps qu’on n’en fait plus que de grandes. On reproche à leur tempérance et à leur courage de n’avoir pas été de vraies vertus, mais des qualités forcées[11]. Cependant, quelques pages après, on avoue que Fabricius méprisait l’or de Pyrrhus, et l’on ne peut ignorer que l’histoire romaine est pleine d’exemples de la facilité qu’eussent eue à s’enrichir ces magistrats, ces guerriers vénérables, qui fesaient tant de cas de leur pauvreté[12]. Quant au courage, ne sait-on pas que la lâcheté ne saurait entendre raison, et qu’un poltron ne laisse pas de fuir, quoique sûr d’être tué en fuyant ?

« C’est, dit-on, vouloir contraindre un homme fort et robuste à bégayer dans un berceau, que de vouloir rappeler les grands états aux petites vertus des petites républiques. » Voilà une phrase qui ne doit pas être nouvelle dans les cours. Elle eût été très-digne de Tibère ou de Catherine de Médicis ; et je ne doute pas que l’un et l’autre n’en aient souvent employé de semblables.

Il serait difficile d’imaginer qu’il fallût mesurer la morale avec un instrument d’arpenteur. Cependant on ne saurait dire que l’étendue des états soit tout-à-fait indifférente aux mœurs des citoyens. Il y a sûrement quelque proportion entre ces choses ; je ne sais si cette proportion ne serait point inverse[13]. Voilà une importante question à méditer, et je crois qu’on peut bien la regarder encore comme indécise, malgré le ton plus méprisant que philosophique avec lequel elle est ici tranchée en deux mots.

« C’était, continue-t-on, la folie de Caton ; avec l’humeur et les préjugés héréditaires dans sa famille, il déclama toute sa vie, combattit, et mourut sans avoir rien fait d’utile pour sa patrie. » Je ne sais s’il n’a rien fait pour sa patrie ; mais je sais qu’il a beaucoup fait pour le genre humain en lui donnant le spectacle et le modèle de la vertu la plus pure qui ait jamais existé. Il a appris à ceux qui aiment sincèrement le véritable honneur à savoir résister aux vices de leur siècle, et à détester cette horrible maxime des gens à la mode, qu’il faut faire comme les autres ; maxime avec laquelle ils iraient loin sans doute, s’ils avaient le malheur de tomber dans quelque bande de cartouchiens. Nos descendants apprendront un jour que, dans ce siècle de sages et de philosophes, le plus vertueux des hommes a été tourné en ridicule et traité de fou, pour n’avoir pas voulu souiller sa grande âme des crimes de ses contemporains, pour n’avoir pas voulu être un scélérat avec César et les autres brigands de son temps.

On vient de voir comment nos philosophes parlent de Caton. On va voir comment en parlaient les anciens philosophes. « Ecce spectaculum dignum ad quod respiciat intentus operi suo Deus. Ecce par Deo dignum, vir fortis cum malâ fortunâ compositus. Non video, inquam, quid habeat in terris Jupiter pulchrius, si convertere animum velit, quàm ut spectet Catonem, jam partibus non semel fractis, nihilominùs inter ruinas publicas erectum[14]. »

Voici ce qu’on nous dit ailleurs des premiers Romains : « J’admire les Brutus, les Décius, les Lucrèce, les Virginius, les Scévola… » C’est quelque chose dans le siècle où nous sommes. « Mais j’admirerai encore plus un état puissant et bien gouverné. » Un état puissant et bien gouverné ! Et moi aussi, vraiment. « Où les citoyens ne seront point condamnés à des vertus si cruelles. » J’entends ; il est plus commode de vivre dans une constitution de choses où chacun soit dispensé d’être homme de bien. Mais si les citoyens de cet état qu’on admire se trouvaient réduits par quelque malheur ou à renoncer à la vertu, ou à pratiquer ces vertus cruelles, et qu’ils eussent la force de faire leur devoir, serait-ce donc une raison de les admirer moins ?

Prenons l’exemple qui révolte le plus notre siècle, et examinons la conduite de Brutus souverain magistrat, faisant mourir ses enfants qui avaient conspiré contre l’état dans un moment critique où il ne fallait presque rien pour le renverser. Il est certain que, s’il leur eût fait grâce, son collègue eût infailliblement sauvé tous les autres complices, et que la république était perdue. Qu’importe ! me dira-t-on. Puisque cela est si indifférent, supposons donc qu’elle eût subsisté, et que Brutus, ayant condamné à mort quelque malfaiteur, le coupable lui eût parlé ainsi : « Consul, pourquoi me fais-tu mourir ? Ai-je fait pis que de trahir ma patrie ? et ne suis-je pas aussi ton enfant ? » Je voudrais bien qu’on prît la peine de me dire ce que Brutus aurait pu répondre.

Brutus, me dira-t-on encore, devait abdiquer le consulat, plutôt que de faire périr ses enfants. Et moi je dis que tout magistrat qui, dans une circonstance aussi périlleuse, abandonne le soin de la patrie et abdique la magistrature, est un traître qui mérite la mort.

Il n’y a point de milieu ; il fallait que Brutus fût un infâme, ou que les têtes de Titus et de Tibérinus tombassent par son ordre sous la hache des licteurs. Je ne dis pas pour cela que beaucoup de gens eussent choisi comme lui.

Quoiqu’on ne se décide pas ouvertement pour les derniers temps de Rome, on laisse pourtant assez entendre qu’on les préfère aux premiers ; et l’on a autant de peine à apercevoir de grands hommes à travers la simplicité de ceux-ci, que j’en ai moi-même à apercevoir d’honnêtes gens à travers la pompe des autres. On oppose Titus à Fabricius, mais on a omis cette différence, qu’au temps de Pyrrhus tous les Romains étaient des Fabricius, au lieu que sous le règne de Tite il n’y avait que lui seul d’homme de bien[15]. J’oublierai, si l’on veut, les actions héroïques des premiers Romains et les crimes des derniers : mais ce que je ne saurais oublier, c’est que la vertu était honorée des uns et méprisée des autres ; et que, quand il y avait des couronnes pour les vainqueurs des jeux du cirque, il n’y en avait plus pour celui qui sauvait la vie à un citoyen. Qu’on ne croie pas au reste que ceci soit particulier à Rome. Il fut un temps où la république d’Athènes était assez riche pour dépenser des sommes immenses à ses spectacles, et pour payer très-chèrement les auteurs, les comédiens, et même les spectateurs : ce même temps fut celui où il ne se trouva point d’argent pour défendre l’état contre les entreprises de Philippe.

On vient enfin aux peuples modernes ; et je n’ai garde de suivre les raisonnements qu’on juge à propos de faire à ce sujet. Je remarquerai seulement que c’est un avantage peu honorable que celui qu’on se procure, non en réfutant les raisons de son adversaire, mais en l’empêchant de les dire.

Je ne suivrai pas non plus toutes les réflexions qu’on prend la peine de faire sur le luxe, sur la politesse, sur l’admirable éducation de nos enfants[16], sur les meilleures méthodes pour étendre nos connaissances, sur l’utilité des sciences et l’agrément des beaux-arts, et sur d’autres points dont plusieurs ne me regardent pas, dont quelques-uns se réfutent d’eux-mêmes, et dont les autres ont déjà été réfutés. Je me contenterai de citer encore quelques morceaux pris au hasard, et qui me paraîtront avoir besoin d’éclaircissement. Il faut bien que je me borne à des phrases, dans l’impossibilité de suivre des raisonnements dont je n’ai pu saisir le fil.

On prétend que les nations ignorantes qui ont eu « des idées de la gloire et de la vertu sont des exceceptions singulières qui ne peuvent former aucun préjugé contre les sciences. » Fort bien ; mais toutes les nations savantes, avec leurs belles idées de gloire et de vertu, en ont toujours perdu l’amour et la pratique. Cela est sans exception ; passons à la preuve. « Pour nous en convaincre, jetons les yeux sur l’immense continent de l’Afrique où nul mortel n’est assez hardi pour pénétrer ; ou assez heureux pour l’avoir tenté impunément. » Ainsi, de ce que nous n’avons pu pénétrer dans le continent de l’Afrique, de ce que nous ignorons ce qui s’y passe, on nous fait conclure que les peuples en sont chargés de vices : c’est, si nous avions trouvé le moyen d’y porter les nôtres, qu’il faudrait tirer cette conclusion. Si j’étais chef de quelqu’un des peuples de la Nigritie, je déclare que je ferais élever sur la frontière du pays une potence où je ferais pendre sans rémission le premier Européen qui oserait y pénétrer, et le premier citoyen qui tenterait d’en sortir[17]. « L’Amérique ne nous offre pas des spectacles moins honteux pour l’espèce humaine. » Surtout depuis que les Européens y sont. « On comptera cent peuples barbares ou sauvages dans l’ignorance pour un seul vertueux. » Soit ; on en comptera du moins un : mais de peuple vertueux et cultivant les sciences, on n’en a jamais vu. « La terre abandonnée sans culture n’est point oisive ; elle produit des poisons, elle nourrit des monstres. » Voilà ce qu’elle commence à faire dans les lieux où le goût des arts frivoles a fait abandonner celui de l’agriculture. Notre âme, peut-on dire aussi, n’est point oisive quand la vertu l’abandonne ; elle produit des fictions, des romans, des satires, des vers ; elle nourrit des vices.

« Si des barbares ont fait des conquêtes c’est qu’ils étaient très-injustes. » Qu’étions-nous donc, je vous prie, quand nous avons fait cette conquête de l’Amérique qu’on admire si fort ? Mais le moyen que des gens qui ont du canon, des cartes marines et des boussoles, puissent commettre des injustices ! Me dira-t-on que l’événement marque la valeur des conquérants ? Il marque seulement leur ruse et leur habileté ; il marque qu’un homme adroit et subtil peut tenir de son industrie les succès qu’un brave homme n’attend que de sa valeur. Parlons sans partialité. Qui jugerons-nous le plus courageux de l’odieux Cortez subjuguant le Mexique à force de poudre, de perfidie, et de trahisons ; ou de l’infortuné Guatimozin étendu par d’honnêtes Européens sur des charbons ardents pour avoir ses trésors, tançant un de ses officiers à qui le même traitement arrachait quelques plaintes, et lui disant fièrement : Et moi, suis-je sur des roses ?

« Dire que les sciences sont nées de l’oisiveté, c’est abuser visiblement des termes ; elles naissent du loisir, mais elles garantissent de l’oisiveté. » De sorte qu’un homme qui s’amuserait au bord d’un grand chemin à tirer sur les passants, pourrait dire qu’il occupe son loisir à se garantir de l’oisiveté. Je n’entends point cette distinction de l’oisiveté et du loisir ; mais je sais très-certainement que nul honnête homme ne peut jamais se vanter d’avoir du loisir tant qu’il y aura du bien à faire, une patrie à servir, des malheureux à soulager ; et je défie qu’on me montre dans mes principes aucun sens honnête dont ce mot loisir puisse être susceptible. « Le citoyen que ses besoins attachent à la charrue n’est pas plus occupé que le géomètre ou l’anatomiste. » Pas plus que l’enfant qui élève un château de cartes, mais plus utilement. « Sous prétexte que le pain est nécessaire, faut-il que tout le monde se mette à labourer la terre. « Pourquoi non ? Qu’ils paissent même, s’il le faut : j’aime encore mieux voir les hommes brouter l’herbe dans les champs que de s’entredévorer dans les villes. Il est vrai que, tels que je les demande, ils ressembleraient beaucoup à des bêtes, et que, tels qu’ils sont, ils ressemblent beaucoup à des hommes.

« L’état d’ignorance est un état de crainte et de besoin ; tout est danger alors pour notre fragilité. La mort gronde sur nos têtes ; elle est cachée dans l’herbe que nous foulons aux pieds. Lorsqu’on craint tout et qu’on a besoin de tout, quelle disposition plus raisonnable que celle de vouloir tout connaître ? » Il ne faut que considérer les inquiétudes continuelles des médecins et des anatomistes sur leur vie et sur leur santé, pour savoir si les connaissances servent à nous rassurer sur nos dangers. Comme elles nous en découvrent toujours beaucoup plus que de moyens de nous en garantir, ce n’est pas une merveille si elles ne font qu’augmenter nos alarmes et nous rendre pusillanimes. Les animaux vivent sur tout cela dans une sécurité profonde, et ne s’en trouvent pas plus mal. Une génisse n’a pas besoin d’étudier la botanique pour apprendre à trier son foin, et le loup dévore sa proie sans songer à l’indigestion. Pour répondre à cela, osera-t-on prendre le parti de l’instinct contre la raison ? C’est précisément ce que je demande.

« Il semble, nous dit-on, qu’on ait trop de laboureurs, et qu’on craigne de manquer de philosophes. Je demanderais à mon tour si l’on craint que les professions lucratives ne manquent de sujets pour les exercer. C’est bien mal connaître l’empire de la cupidité. Tout nous jette dès notre enfance dans les conditions utiles. Et quels préjugés n’a-t-on pas à vaincre, quel courage ne faut-il pas pour oser n’être qu’un Descartes, un Newton, un Locke ! »

Leibnitz et Newton sont morts comblés de biens et d’honneurs, et ils en méritaient encore davantage. Dirons-nous que c’est par modération qu’ils ne se sont point élevés jusqu’à la charrue ? Je connais assez l’empire de la cupidité pour savoir que tout nous porte aux professions lucratives ; voilà pourquoi je dis que tout nous éloigne des professions utiles. Un Hébert, un Lafrenaye, un Dulac, un Martin, gagnent plus d’argent en un jour que tous les laboureurs d’une province ne sauraient faire en un mois. Je pourrais proposer un problême assez singulier sur le passage qui m’occupe actuellement. Ce serait, en ôtant les deux premières lignes et le lisant isolé, de deviner s’il est tiré de mes écrits ou de ceux de mes adversaires.

« Les bons livres sont la seule défense des esprits faibles, c’est-à-dire des trois quarts des hommes, contre la contagion de l’exemple. » Premièrement, les savants ne feront jamais autant de bons livres qu’ils donnent de mauvais exemples. Secondement, il y aura toujours plus de mauvais livres que de bons. En troisième lieu, les meilleurs guides que les honnêtes gens puissent avoir sont la raison et la conscience : Paucis est opus litteris ad mentem bonam. Quant à ceux qui ont l’esprit louche ou la conscience endurcie, la lecture ne peut jamais leur être bonne à rien. Enfin, pour quelque homme que ce soit, il n’y a de livres nécessaires que ceux de la religion, les seuls que je n’ai jamais condamnés.

« On prétend nous faire regretter l’éducation des Perses. » Remarquez que c’est Platon qui prétend cela. J’avais cru me faire une sauvegarde de l’autorité de ce philosophe, mais je vois que rien ne me peut garantir de l’animosité de mes adversaires : Tros Rutulusve fuat, ils aiment mieux se percer l’un l’autre que de me donner le moindre quartier, et se font plus de mal qu’à moi[18]. « Cette éducation était, dit-on, fondée sur des principes barbares, parce qu’on donnait un maître pour l’exercice de chaque vertu, quoique la vertu soit indivisible ; parce qu’il s’agit de l’inspirer, et non de l’enseigner ; d’en faire aimer la pratique, et non d’en démontrer la théorie. » Que de choses n’aurais-je point à répondre ! Mais il ne faut pas faire au lecteur l’injure de lui tout dire. Je me contenterai de ces deux remarques. La première, que celui qui veut élever un enfant ne commence pas par lui dire qu’il faut pratiquer la vertu ; car il n’en serait pas entendu ; mais il lui enseigne premièrement à être vrai, et puis à être tempérant, et puis courageux, etc. ; et enfin il lui apprend que la collection de toutes ces choses s’appelle vertu. La seconde, que c’est nous qui nous contentons de démontrer la théorie, mais les Perses enseignaient la pratique. Voyez mon Discours, page 37, note.

« Tous les reproches qu’on fait à la philosophie attaquent l’esprit humain… » J’en conviens. « Ou plutôt l’auteur de la nature, qui nous a faits tels que nous sommes. » S’il nous a faits philosophes, à quoi bon nous donner tant de peine pour le devenir ? « Les philosophes étaient des hommes, ils se sont trompés ; doit-on s’en étonner ? « C’est quand ils ne se tromperont plus qu’il faudra s’en étonner. Plaignons-les, profitons de leurs fautes, et corrigeons-nous. » Oui, corrigeons-nous et ne philosophons plus. « Mille routes conduisent à l’erreur, une seule mène à la vérité… » Voilà précisément ce que je disais. « Faut-il être surpris qu’on se soit mépris si souvent sur celle-ci, et qu’elle ait été découverte si tard ? » Ah ! nous l’avons donc trouvée, à la fin.

« On nous oppose un jugement de Socrate, qui porta, non sur les savants, mais sur les sophistes, non sur les sciences, mais sur l’abus qu’on en peut faire. » Que peut demander de plus celui qui soutient que toutes nos sciences ne sont qu’abus, et tous nos savants que de vrais sophistes ? « Socrate était chef d’une secte qui enseignait à douter. » Je rabattrais bien de ma vénération pour Socrate si je croyais qu’il eût eu la sotte vanité de vouloir être chef de secte. « Et il censurait avec justice l’orgueil de ceux qui prétendaient tout savoir. » C’est-à-dire l’orgueil de tous les savants. « La vraie science est bien éloignée de cette affectation. » Il est vrai, mais c’est de la nôtre que je parle, « Socrate est ici témoin contre lui-même. » Ceci me paraît difficile à entendre, « Le plus savant des Grecs ne rougissait point de son ignorance. » Le plus savant des Grecs ne savait rien, de son propre aveu ; tirez la conclusion pour les autres, « Les sciences n’ont donc pas leurs sources dans nos vices. » Nos sciences ont donc leurs sources dans nos vices. « Elles ne sont donc pas toutes nées de l’orgueil humain. » J’ai déjà dit mon sentiment là-dessus. « Déclamation vaine, qui ne peut faire illusion qu’à des esprits prévenus. » Je ne sais point répondre à cela.

En parlant des bornes du luxe, on prétend qu’il ne faut pas raisonner sur cette matière du passé au présent. « Lorsque les hommes marchaient tout nus, celui qui s’avisa le premier de porter des sabots passa pour un voluptueux ; de siècle en siècle on n’a cessé de crier à la corruption, sans comprendre ce qu’on voulait dire. »

Il est vrai que, jusqu’à ce temps, le luxe, quoique souvent en règne, avait du moins été regardé dans tous les âges comme la source funeste d’une infinité de maux. Il était réservé à M. Melon de publier le premier cette doctrine empoisonnée[19], dont la nouveauté lui a acquis plus de sectateurs que la solidité de ses raisons. Je ne crains point de combattre seul dans mon siècle ces maximes odieuses qui ne tendent qu’à détruire et avilir la vertu, et à faire des riches et des misérables, c’est-à-dire toujours des méchants.

On croit m’embarrasser beaucoup en me demandant à quel point il faut borner le luxe. Mon sentiment est qu’il n’en faut point du tout. Tout est source de mal au-delà du nécessaire physique. La nature ne nous donne que trop de besoins ; et c’est au moins une très-haute imprudence de les multiplier sans nécessité, et de mettre ainsi son âme dans une plus grande dépendance. Ce n’est pas sans raison que Socrate, regardant l’étalage d’une boutique, se félicitait de n’avoir à faire de rien de tout cela. Il y a cent à parier contre un que le premier qui porta des sabots était un homme punissable, à moins qu’il n’eût mal aux pieds. Quant à nous, nous sommes trop obligés d’avoir des souliers, pour n’être pas dispensés d’avoir de la vertu.

J’ai déjà dit ailleurs que je ne proposais point de bouleverser la société actuelle, de brûler les bibliothèques et tous les livres, de détruire les collèges et les académies ; et je dois ajouter ici que je ne propose point non plus de réduire les hommes à se contenter du simple nécessaire. Je sens bien qu’il ne faut pas former le chimérique projet d’en faire d’honnêtes gens ; mais je me suis cru obligé de dire, sans déguisement, la vérité qu’on m’a demandée. J’ai vu le mal et tâché d’en trouver les causes ; d’autres, plus hardis ou plus insensés, pourront chercher le remède.

Je me lasse, et je pose la plume pour ne la plus reprendre dans cette trop longue dispute. J’apprends qu’un très-grand nombre d’auteurs[20] se sont exercés à me réfuter : je suis très-fâché de ne pouvoir répondre à tous ; mais je crois avoir montré, par ceux que j’ai choisis[21] pour cela, que ce n’est pas la crainte qui me retient à l’égard des autres.

J’ai tâché d’élever un monument qui ne dut point à l’art sa force et sa solidité : la vérité seule, à qui je l’ai consacré, a droit de le rendre inébranlable ; et si je repousse encore une fois les coups qu’on lui porte, c’est plus pour m’honorer moi-même en la défendant, que pour lui prêter un secours dont elle n’a pas besoin.

Qu’il me soit permis de protester, en finissant, que le seul amour de l’humanité et de la vertu m’a fait rompre le silence, et que l’amertume de mes invectives contre les vices dont je suis le témoin ne naît que de la douleur qu’ils m’inspirent, et du désir ardent que j’aurais de voir les hommes plus heureux, et surtout plus dignes de l’être.

  1. Il y a des vérités très-certaines, qui au premier coup d’œil paraissent des absurdités, et qui passeront toujours pour telles auprès de la plupart des gens. Allez dire à un homme du peuple que le soleil est plus près de nous en hiver qu’en été, ou qu’il est couché avant que nous cessions de le voir, il se moquera de vous. Il en est ainsi du sentiment que je soutiens. Les hommes les plus superficiels ont toujours été les plus prompts à prendre parti contre moi : les vrais philosophes se hâtent moins ; et si j’ai la gloire d’avoir fait quelques prosélytes, ce n’est que parmi ces derniers. Avant que de m’expliquer, j’ai long-temps et profondément médité mon sujet, et j’ai tâché de le considérer par toutes ses faces ; je doute qu’aucun de mes adversaires en puisse dire autant ; au moins n’aperçois-je point dans leurs écrits de ces vérités lumineuses qui ne frappent pas moins par leur évidence que par leur nouveauté, et qui sont toujours le fruit et la preuve d’une suffisante méditation. J’ose dire qu’ils ne m’ont jamais fait une objection raisonnable que je n’eusse prévue, et à laquelle je n’aie répondu d’avance ; voilà pourquoi je suis réduit à redire toujours les mêmes choses.
  2. Les connaissances rendent les hommes doux, dit ce philosophe illustre dont l’ouvrage, toujours profond et quelquefois sublime, respire partout l’amour de l’humanité. Il a écrit en ce peu de mots, et, ce qui est rare, sans déclamation, ce qu’on a jamais écrit de plus solide à l’avantage des lettres. Il est vrai, les connaissances rendent les hommes doux ; mais la douceur, qui est la plus aimable des vertus, est aussi quelquefois une faiblesse de l’âme. La vertu n’est pas toujours douce ; elle sait s’armer à propos de sévérité contre le vice, elle s’enflamme d’indignation contre le crime.

    Et le juste au méchant ne sait point pardonner.

    Ce fut une réponse très-sage que celle d’un roi de Lacédémone à ceux qui louaient en sa présence l’extrême bonté de son collègue Charillus. « Et comment serait-il bon, leur dit-il, s’il ne sait pas être terrible aux méchants ? » Quod malos boni oderint, bonos oportet esse. Brutus n’était point un homme doux ; qui aurait le front de dire qu’il n’était point vertueux ? Au contraire, il y a des âmes lâches et pusillanimes qui n’ont ni feu ni chaleur, et qui ne sont douces que par indifférence pour le bien et pour le mal. Telle est la douceur qu’inspire aux peuples le goût des lettres.

  3. Il en a coûté la vie à Socrate pour avoir dit précisément les mêmes choses que moi. Dans le procès qui lui fut intenté, l’un de ses accusateurs plaidait pour les artistes, l’autre pour les orateurs, le troisième pour les poètes, tous pour la prétendue cause des dieux. Les poètes, les artistes, les fanatiques, les rhéteurs, triomphèrent, et Socrate périt. J’ai bien peur d’avoir fait trop d’honneur à mon siècle en avançant que Socrate n’y eût point bu la ciguë. On remarquera que je disais cela dès l’an 1750.
  4. Je n’assiste jamais à la représentation d’une comédie de Molière, que je n’admire la délicatesse des spectateurs. Un mot un peu libre, une expression plutôt grossière qu’obscène, tout blesse leurs chastes oreilles, et je ne doute nullement que les plus corrompus ne soient toujours les plus scandalisés. Cependant, si l’on comparait les mœurs du siècle de Molière avec celles du nôtre, quelqu’un croira-t-il que le résultat fut à l’avantage de celui-ci ? Quand l’imagination est une fois salie, tout devient pour elle un sujet de scandale. Quand on n’a plus rien de bon que l’extérieur, on redouble tous les soins pour le conserver.
  5. On m’a opposé quelque part le luxe des Asiatiques, par cette même manière de raisonner qui fait qu’on m’oppose les vices des peuples ignorants : mais, par un malheur qui poursuit mes adversaires, ils se trompent même dans les faits qui ne prouvent rien contre moi. Je sais bien que les peuples de l’Orient ne sont pas moins ignorants que nous ; mais cela n’empêche pas qu’ils ne soient aussi vains et ne fassent presque autant de livres. Les Turcs, ceux de tous qui cultivent le moins les lettres, comptaient parmi eux cinq cent quatre-vingts poètes classiques vers le milieu du siècle dernier.
  6. Je n’ai nul dessein de faire ma cour aux femmes ; je consens qu’elles m’honorent de l’épithète de pédant, si redoutée de tous nos galants philosophes. Je suis grossier, maussade, impoli par principe, et ne veux point de prôneurs ; ainsi je vais dire la vérité tout à mon aise.

    L’homme et la femme sont faits pour s’aimer et s’unir ; mais, passé cette union légitime, tout commerce d’amour entre eux est une source affreuse de désordres dans la société et dans les mœurs. Il est certain que les femmes seules pourraient ramener l’honneur et la probité parmi nous : mais elles dédaignent des mains de la vertu un empire qu’elles ne veulent devoir qu’à leurs charmes ; ainsi elles ne font que du mal, et reçoivent souvent elles-mêmes la punition de cette préférence. On a peine à concevoir comment, dans une religion si pure, la chasteté a pu devenir une vertu basse et monacale, capable de rendre ridicule tout homme, et je dirais presque toute femme qui oserait s’en piquer, tandis que, chez les païens, cette même vertu était universellement honorée, regardée comme propre aux grands hommes, et admirée dans leurs plus illustres héros. J’en puis nommer trois qui ne céderont le pas à nul autre, et qui, sans que la religion s’en mêlât, ont tous donné des exemples mémorables de continence : Cyrus, Alexandre, et le jeune Scipion. De toutes les raretés que renferme le Cabinet du Roi, je ne voudrais voir que le bouclier d’argent qui fut donné à ce dernier par les peuples d’Espagne, et sur lequel ils avaient fait graver le triomphe de sa vertu. C’est ainsi qu’il appartenait aux Romains de soumettre les peuples, autant par la vénération due à leurs mœurs, que par l’effort de leurs armes ; c’est ainsi que la ville des Falisques fut subjuguée, et Pyrrhus vainqueur chassé de l’Italie.

    Je me souviens d’avoir lu quelque part une assez bonne réponse du poète Dryden à un jeune seigneur anglais qui lui reprochait que, dans une de ses tragédies, Cléomène s’amusait à causer tête à tête avec son amante, au lieu de former quelque entreprise digne de son amour. « Quand je suis auprès d’une belle, lui disait le jeune lord, je sais mieux mettre le temps à profit. Je le crois, lui répliqua Dryden ; mais aussi m’avouerez-vous bien que vous n’êtes pas un héros. »

  7. Je ne puis m’empêcher de rire en voyant je ne sais combien de fort savants hommes qui m’honorent de leur critique m’opposer toujours les vices d’une multitude de peuples ignorants, comme si cela faisait quelque chose à la question. De ce que la science engendre nécessairement le vice, s’ensuit-il que l’ignorance engendre nécessairement la vertu ? Ces manières d’argumenter peuvent être bonnes pour des rhéteurs, ou pour les enfants par lesquels on m’a fait réfuter dans mon pays ; mais les philosophes doivent raisonner d’autre sorte.
  8. Le luxe nourrit cent pauvres dans nos villes, et en fait périr cent mille dans nos campagnes. L’argent qui circule entre les mains des riches et des artistes pour fournir à leurs superfluités est perdu pour la subsistance du laboureur ; et celui-ci n’a point d’habit, précisément parce qu’il faut du galon aux autres. Le gaspillage des matières qui servent à la nourriture des hommes suffit seul pour rendre le luxe odieux à l’humanité. Mes adversaires sont bien heureux que la coupable délicatesse de notre langue m’empêche d’entrer là-dessus dans des détails qui les feraient rougir de la cause qu’ils osent défendre. Il faut des jus dans nos cuisines, voilà pourquoi tant de malades manquent de bouillon. Il faut des liqueurs sur nos tables, voilà pourquoi le paysan ne boit que de l’eau. Il faut de la poudre à nos perruques, voilà pourquoi tant de pauvres n’ont point de pain.
  9. Cette note est pour les philosophes ; je conseille aux autres de la passer.

    Si l’homme est méchant par sa nature, il est clair que les sciences ne feront que le rendre pire ; ainsi voilà leur cause perdue par cette seule supposition. Mais il faut bien faire attention que, quoique l’homme soit naturellement bon, comme je le crois, et comme j’ai le bonheur de le sentir, il ne s’ensuit pas pour cela que les sciences lui soient salutaires ; car toute position qui met un peuple dans le cas de les cultiver annonce nécessairement un commencement de corruption qu’elles accélèrent bien vite. Alors le vice de la constitution fait tout le mal qu’aurait pu faire celui de la nature, et les mauvais préjugés tiennent lieu des mauvais penchants.

  10. Périclès avait de grands talents, beaucoup d’éloquence, de magnificence, et de goût ; il embellit Athènes d’excellents ouvrages de sculpture, d’édifices somptueux, et de chefs-d’œuvre dans tous les arts : aussi Dieu sait comment il a été prôné par la foule des écrivains ! Cependant il reste encore à savoir si Périclès a été un bon magistrat : car, dans la conduite des états, il ne s’agit pas d’élever des statues, mais de bien gouverner des hommes. Je ne m’amuserai point à développer les motifs secrets de la guerre du Péloponnèse, qui fut la ruine de la république ; je ne rechercherai point si le conseil d’Alcibiade était bien ou mal fondé, si Périclès fut justement ou injustement accusé de malversation : je demanderai seulement si les Athéniens devinrent meilleurs ou pires sous son gouvernement ; je prierai qu’on me nomme quelqu’un parmi les citoyens, parmi les esclaves, même parmi ses propres enfants, dont ses soins aient fait un homme de bien. Voilà pourtant, ce me semble, la première fonction du magistrat et du souverain : car le plus court et le plus sûr moyen de rendre les hommes heureux n’est pas d’orner leurs villes, ni même de les enrichir, mais de les rendre bons.
  11. « Ie veois la pluspart des esprits de mon temps faire les ingenieux à obscurcir la gloire des belles et généreuses actions anciennes, leur donnant quelque interprétation vile, et leur controuvant des occasions et des causes vaines : grande subtilité ! Qu’on me donne l’action la plus excellente, et pure, ie m’en voys y fournir vraysemblablement cinquante vicieuses intentions. Dieu sçait, à qui les veut estendre, quelle diversité d’images ne souffre nostre interne volonté ! Ils ne font pas tant malicieusement que lourdement et grossièrement les ingénieux à tout leur mesdisance. La mesme peine qu’on prend à detracter de ces grands noms, et la mesme licence, ie la prendrois volontiers à leur prester quelque tour d’espaule à les haulser. Ces rares figures, et triées pour l’exemple du monde par le consentement des sages, ie ne me feindrois pas de les recharger d’honneur, autant que mon invention pourroit, en interprétation et favorable circonstance ; mais il fault croire que les efforts de nostre conception sont loing au dessoubs de leur mérite. C’est l’office des gents de bien de peindre la vertu la plus belle qui se puisse ; et ne nous messieroit pas, quand la passion nous transporteroit à la faveur de si sainctes formes. » Ce n’est pas Rousseau qui dit tout cela, c’est Montaigne. (Liv. i. c. xxxvi.)
  12. Curius, refusant les présents des Samnites, disait qu’il aimait mieux commander à ceux qui avaient de l’or que d’en avoir lui-même. Curius avait raison. Ceux qui aiment les richesses sont faits pour servir, et ceux qui les méprisent pour commander. Ce n’est pas la force de l’or qui asservit les pauvres aux riches, mais c’est qu’ils veulent s’enrichir à leur tour ; sans cela ils seraient nécessairement les maîtres.
  13. La hauteur de mes adversaires me donnerait à la fin de l’indiscrétion si je continuais à disputer contre eux. Ils croient m’en imposer avec leur mépris pour les petits états. Ne craignent-ils point que je ne leur demande une fois s’il est bon qu’il y en ait de grands ?
  14. Senec, de Providentia, cap. 2.
  15. Si Titus n’eût été empereur, nous n’aurions jamais entendu parler de lui, car il eût continué de vivre comme les autres ; et il ne devint homme de bien que quand, cessant de recevoir l’exemple de son siècle, il lui fut permis d’en donner un meilleur. Privatus atque etiam sub patre principe, ne odio quidem, nedum vituperatione publica, caruit. (Suet. in Tit., cap. i.) At illi ea fama pro bono cessit, conversaque est in maximas laudes. Id. cap. 7.
  16. Il ne faut pas demander si les pères et les maîtres seront attentifs à écarter mes dangereux écrits des yeux de leurs enfants et de leurs élèves. En effet, quel affreux désordre, quelle indécence ne serait-ce point, si ces enfants, si bien élevés, venaient à dédaigner tant de jolies choses, et à préférer tout de bon la vertu au savoir ! Ceci me rappelle la réponse d’un précepteur lacédémonien à qui l’on demandait par moquerie ce qu’il enseignerait à son élève. Je lui apprendrai, dit-il, à aimer les choses honnêtes*. Si je rencontrais un tel homme parmi nous, je lui dirais à l’oreille : Gardez-vous bien de parler ainsi, car jamais vous n’auriez de disciples ; mais dites que vous leur apprendrez à babiller agréablement, et je vous réponds de votre fortune.

    *Plutarque vers la fin du traité. Que la vertu se peut enseigner
  17. On me demandera peut-être quel mal peut faire à l’état un citoyen qui en sort pour n’y plus rentrer. Il fait du mal aux autres par le mauvais exemple qu’il donne, il en fait à lui-même par les vices qu’il va chercher. De toutes manières, c’est à la loi de le prévenir ; et il vaut encore mieux qu’il soit pendu que méchant.
  18. Il me passe par la tête un nouveau projet de défense, et je ne réponds pas que je n’aie encore la faiblesse de l’exécuter quelque jour. Cette défense ne sera composée que de raisons tirées des philosophes : d’où il s’ensuivra qu’ils ont tous été des bavards, comme je le prétends, si l’on trouve leurs raisons mauvaises ; ou que j’ai cause gagnée, si on les trouve bonnes.
  19. Dans un ouvrage intitulé, Essai politique sur le Commerce, 1736, in-12, 2e édition.
  20. Il n’y a pas jusqu’à de petites feuilles critiques faites pour l’amusement des jeunes gens, où l’on ne m’ait fait l’honneur de se souvenir de moi. Je ne les ai point lues et ne les lirai point très-assurément ; mais rien ne m’empêche d’en faire le cas qu’elles méritent, et je ne doute point que tout cela ne soit fort plaisant.
  21. On m’assure que M. Gautier m’a fait l’honneur de me répliquer, quoique je ne lui eusse point répondu, et que j’eusse même exposé mes raisons pour n’en rien faire. Apparemment que M. Gautier ne trouve pas ces raisons bonnes, puisqu’il prend la peine de les réfuter. Je vois bien qu’il faut céder à M. Gautier, et je conviens de très-bon cœur du tort que j’ai eu de ne lui pas répondre ; ainsi, nous voilà d’accord. Mon regret est de ne pouvoir réparer ma faute ; car par malheur il n’est plus temps, et personne ne saurait de quoi je veux parler.