Discours sur les sciences et les arts/Édition Dupont 1823/Lettre de J. J. Rousseau sur une nouvelle réfutation de son discours



LETTRE

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU,

sur une nouvelle réfutation de son discours, par un académicien de dijon[1].



Je viens, monsieur, de voir une brochure intitulée, Discours qui a remporté le prix à l’Académie de Dijon en 1750, etc., accompagné de la réfutation de ce discours, par un académicien de Dijon qui lui a refusé son suffrage ; et je pensais, en parcourant cet écrit, qu’au lieu de s’abaisser jusqu’à être l’éditeur de mon Discours, l’académicien qui lui refusa son suffrage aurait bien dû publier l’ouvrage auquel il l’avait accordé : c’eût été une très-bonne manière de réfuter le mien.

Voilà donc un de mes juges qui ne dédaigne pas de devenir un de mes adversaires, et qui trouve très-mauvais que ses collègues m’aient honoré du prix : j’avoue que j’en ai été fort étonné moi-même ; j’avais tâché de le mériter, mais je n’avais rien fait pour l’obtenir. D’ailleurs, quoique je susse que les académies n’adoptent point les sentiments des auteurs quelles couronnent, et que le prix s’accorde, non à celui qu’on croit avoir soutenu la meilleure cause, mais à celui qui a le mieux parlé ; même en me supposant dans ce cas, j’étais bien éloigné d’attendre d’une académie cette impartialité dont les savants ne se piquent nullement toutes les fois qu’il s’agit de leurs intérêts.

Mais si j’ai été surpris de l’équité de mes juges, j’avoue que je ne le suis pas moins de l’indiscrétion de mes adversaires : comment osent-ils témoigner si publiquement leur mauvaise humeur sur l’honneur que j’ai reçu ? comment n’aperçoivent-ils point le tort irréparable qu’ils font en cela à leur propre cause ? Qu’ils ne se flattent pas que personne prenne le change sur le sujet de leur chagrin : ce n’est pas parce que mon Discours est mal fait qu’ils sont fâchés de le voir couronné ; on en couronne tous les jours d’aussi mauvais, et ils ne disent mot ; c’est par une autre raison qui touche de plus près à leur métier, et qui n’est pas difficile à voir. Je savais bien que les sciences corrompaient les mœurs, rendaient les hommes injustes et jaloux, et leur faisaient tout sacrifier à leur intérêt et à leur vaine gloire ; mais j’avais cru m’apercevoir que cela se faisait avec un peu plus de décence et d’adresse : je voyais que les gens de lettres parlaient sans cesse d’équité, de modération, de vertu, et que c’était sous la sauvegarde sacrée de ces beaux mots qu’ils se livraient impunément à leurs passions et à leurs vices ; mais je n’aurais jamais cru qu’ils eussent le front de blâmer publiquement l’impartialité de leurs confrères. Partout ailleurs, c’est la gloire des juges de prononcer selon l’équité contre leur propre intérêt ; il n’appartient qu’aux sciences de faire à ceux qui les cultivent un crime de leur intégrité : voilà vraiment un beau privilège qu’elles ont là !

J’ose le dire, l’académie de Dijon, en faisant beaucoup pour ma gloire, a beaucoup fait pour la sienne : un jour à venir les adversaires de ma cause tireront avantage de ce jugement pour prouver que la culture des lettres peut s’associer avec l’équité et le désintéressement. Alors les partisans de la vérité leur répondront : Voilà un exemple particulier qui semble faire[2] contre nous ; mais souvenez-vous du scandale que ce jugement causa dans le temps parmi la foule des gens de lettres, et de la manière dont ils s’en plaignirent, et tirez de là une juste conséquence sur leurs maximes.

Ce n’est pas, à mon avis, une moindre imprudence de se plaindre que l’académie ait proposé son sujet en problème. Je laisse à part le peu de vraisemblance qu’il y avait que, dans l’enthousiasme universel qui règne aujourd’hui, quelqu’un eût le courage de renoncer volontairement au prix en se déclarant pour la négative ; mais je ne sais comment des philosophes osent trouver mauvais qu’on leur offre des voies de discussion : bel amour de la vérité, qui tremble qu’on n’examine le pour et le contre ! Dans les recherches de philosophie, le meilleur moyen de rendre un sentiment suspect, c’est de donner l’exclusion au sentiment contraire : quiconque s’y prend ainsi a bien l’air d’un homme de mauvaise foi, qui se défie de la bonté de sa cause. Toute la France est dans l’attente de la pièce qui remportera cette année le prix à l’académie française[3] : non-seulement elle effacera très-certainement mon discours, ce qui ne sera guère difficile ; mais on ne saurait même douter qu’elle ne soit un chef-d’œuvre. Cependant, que fera cela à la solution de la question ? rien du tout ; car chacun dira, après l’avoir lue : « Ce discours est fort beau ; mais si l’auteur avait eu la liberté de prendre le sentiment contraire, il en eût peut-être fait un plus beau encore. »

J’ai parcouru la nouvelle Réfutation ; car c’en est encore une, et je ne sais par quelle fatalité les écrits de mes adversaires qui portent ce titre si décisif sont toujours ceux où je suis le plus mal réfuté. Je l’ai donc parcourue cette réfutation, sans avoir le moindre regret à la résolution que j’ai prise de ne plus répondre à personne ; je me contenterai de citer un seul passage, sur lequel le lecteur pourra juger si j’ai tort ou raison ; le voici :

« Je conviendrai qu’on peut être honnête homme sans talents ; mais n’est-on engagé dans la société qu’à être honnête homme ? Et qu’est-ce qu’un honnête homme ignorant et sans talents ? un fardeau inutile, à charge même à la terre, etc. » Je ne répondrai pas, sans doute, à un auteur capable d’écrire de cette manière ; mais je crois qu’il peut m’en remercier.

Il n’y aurait guère moyen, non plus, à moins que de vouloir être aussi diffus que l’auteur, de répondre à la nombreuse collection des passages latins, des vers de La Fontaine, de Boileau, de Molière, de Voiture, de Regnard, de M. Gresset, ni à l’histoire de Nemrod, ni à celle des paysans picards ; car que peut-on dire à un philosophe qui nous assure qu’il veut du mal aux ignorants parce que son fermier de Picardie, qui n’est pas un docteur, le paie exactement, à la vérité, mais ne lui donne pas assez d’argent de sa terre ? L’auteur est si occupé de ses terres qu’il me parle de la mienne. Une terre à moi ! la terre de Jean-Jacques Rousseau ! En vérité je lui conseille de me calomnier[4] plus adroitement.

Si j’avais à répondre à quelque partie de la Réfutation, ce serait aux personnalités dont cette critique est remplie ; mais comme elles ne font rien à la question, je ne m’écarterai point de la constante maxime que j’ai toujours suivie de me renfermer dans le sujet que je traite, sans y mêler rien de personnel : le véritable respect qu’on doit au public est de lui épargner, non de tristes vérités qui peuvent lui être utiles, mais bien toutes les petites hargneries d’auteurs[5] dont on remplit les écrits polémiques, et qui ne sont bonnes qu’à satisfaire une honteuse animosité. On veut que j’aie pris dans Clénard[6] un mot de Cicéron, soit ; que j’aie fait des solécismes, à la bonne heure ; que je cultive les belles-lettres et la musique, malgré le mal que j’en pense, j’en conviendrai si l’on veut ; je dois porter dans un âge plus raisonnable la peine des amusements de ma jeunesse. Mais enfin qu’importe tout cela et au public et à la cause des sciences ? Rousseau peut mal parler français, et que la grammaire n’en soit pas plus utile à la vertu. Jean-Jacques peut avoir une mauvaise conduite, et que celle des savants n’en soit pas meilleure. Voilà toute la réponse que je ferai, et, je crois, toutes celles que je dois faire à la nouvelle Réfutation.

Je finirai cette lettre, et ce que j’ai à dire sur un sujet si long-temps débattu, par un conseil à mes adversaires, qu’ils mépriseront à coup sûr, et qui pourtant serait plus avantageux qu’ils ne pensent au parti qu’ils veulent défendre ; c’est de ne pas tellement écouter leur zèle, qu’ils négligent de consulter leurs forces, et quid valeant humeri. Ils me diront sans doute que j’aurais dû prendre cet avis pour moi-même, et cela peut être vrai ; mais il y a au moins cette différence, que j’étais seul de mon parti, au lieu que, le leur étant celui de la foule, les derniers venus semblaient dispensés de se mettre sur les rangs, ou obligés de faire mieux que les autres.

De peur que cet avis ne paraisse téméraire ou présomptueux, je joins ici un échantillon des raisonnements de mes adversaires, par lequel on pourra juger de la justesse et de la force de leurs critiques : « Les peuples de l’Europe, ai-je dit, vivaient, il y a quelques siècles, dans un état pire que l’ignorance ; je ne sais quel jargon scientifique, encore plus méprisable qu’elle, avait usurpé le nom du savoir, et opposait à son retour un obstacle presque invincible : il fallait une révolution pour ramener les hommes au sens commun. » Les peuples avaient perdu le sens commun, non parce qu’ils étaient ignorants, mais parce qu’ils avaient la bêtise de croire savoir quelque chose avec les grands mots d’Aristote et l’impertinente doctrine de Raymond Lulle ; il fallait une révolution pour leur apprendre qu’ils ne savaient rien, et nous en aurions grand besoin d’une autre pour nous apprendre la même vérité. Voici là-dessus l’argument de mes adversaires. « Cette révolution est due aux lettres, elles ont ramené le sens commun, de l’aveu de l’auteur ; mais aussi, selon lui, elles ont corrompu les mœurs : il faut donc qu’un peuple renonce au sens commun pour avoir de bonnes mœurs. » Trois écrivains de suite ont répété ce beau raisonnement : je leur demande maintenant lequel ils aiment mieux que j’accuse, ou leur esprit de n’avoir pu pénétrer le sens très-clair de ce passage, ou leur mauvaise foi d’avoir feint de ne pas l’entendre. Ils sont gens de lettres, ainsi leur choix ne sera pas douteux. Mais que dirons-nous des plaisantes interprétations qu’il plaît à ce dernier adversaire de prêter à la figure de mon frontispice[7] ? J’aurais cru faire injure aux lecteurs, et les traiter comme des enfants, de leur interpréter une allégorie si claire, de leur dire que le flambeau de Prométhée est celui des sciences, fait pour animer les grands génies ; que le satyre qui, voyant le feu pour la première fois, court à lui et veut l’embrasser, représente les hommes vulgaires qui, séduits par l’éclat des lettres, se livrent indiscrètement à l’étude ; que le Prométhée qui crie et les avertit du danger, est le citoyen de Genève. Cette allégorie est juste, belle ; j’ose la croire sublime. Que doit-on penser d’un écrivain qui l’a méditée, et qui n’a pu parvenir à l’entendre ? On peut croire que cet homme-là n’eût pas été un grand docteur parmi les Égyptiens ses amis.

Je prends donc la liberté de proposer à mes adversaires, et surtout au dernier[8] cette sage leçon d’un philosophe sur un autre sujet : Sachez qu’il n’y a point d’objections qui puissent faire autant de tort à votre parti que les mauvaises réponses ; sachez que, si vous n’avez rien dit qui vaille, on avilira votre cause en vous faisant l’honneur de croire qu’il n’y avait rien de mieux à dire.

Je suis, etc.

  1. L’ouvrage auquel répond Jean-Jacques est une brochure in-8o en deux colonnes, imprimée en 1751, et contenant 132 pages. Dans l’une de ces colonnes est le discours, dans l’autre la réfutation. On y a joint des notes critiques, et une réplique à la Réponse faite par Rousseau à M. Gautier, réponse qui n’est autre chose que la lettre à Grimm.
  2. On lit dans quelques éditions qui semble fait contre nous.
  3. Voyez ci-devant la note 6 de la page 92.
  4. Si l’auteur me fait l’honneur de réfuter cette lettre, il ne faut pas douter qu’il ne me prouve dans une belle et docte démonstration, soutenue de très-graves autorités, que ce n’est point un crime d’avoir une terre. En effet, il se peut que ce n’en soit pas un pour d’autres, mais c’en serait un pour moi.
  5. On peut voir dans le Discours de Lyon un très-beau modèle de la manière dont il convient aux philosophes d’attaquer et de combattre sans personnalités et sans invectives. Je me flatte qu’on trouvera aussi dans ma réponse, qui est sous presse, un exemple de la manière dont on peut défendre ce qu’on croit vrai, avec la force dont on est capable, sans aigreur contre ceux qui l’attaquent.
  6. Si je disais qu’une si bizarre citation vient à coup sûr de quelqu’un à qui la Méthode grecque de Clénard est plus familière que les Offices de Cicéron, et qui par conséquent semble se porter assez gratuitement pour défenseur des bonnes lettres ; si j’ajoutais qu’il y a des professions, comme par exemple la chirurgie, où l’on emploie tant de termes dérivés du grec, que cela met ceux qui les exercent dans la nécessité d’avoir quelques notions élémentaires de cette langue ; ce serait prendre le ton du nouvel adversaire, et répondre comme il aurait pu faire à ma place. Je puis répondre, moi, que, quand j’ai hasardé le mot investigation, j’ai voulu rendre un service à la langue, en essayant d’y introduire un terme doux, harmonieux, dont le sens est déjà connu, et qui n’a point de synonyme en français. C’est, je crois, toutes les conditions qu’on exige pour autoriser cette liberté salutaire :

                    Ego cur, acquirere pauca
    Si possum, invideor, cùm lingua Catonis et Enni
    Sermonem patrium ditaverit ?*.

    J’ai surtout voulu rendre exactement mon idée. Je sais, il est vrai, que la première règle de tous nos écrivains est d’écrire correctement, et, comme ils disent, de parler français ; c’est qu’ils ont des prétentions, et qu’ils veulent passer pour avoir de la correction et de l’élégance. Ma première règle, à moi qui ne me soucie nullement de ce qu’on pensera de mon style, est de me faire entendre. Toutes les fois qu’à l’aide de dix solécismes je pourrai m’exprimer plus fortement ou plus clairement, je ne balancerai jamais. Pourvu que je sois bien compris des philosophes, je laisse volontiers les puristes courir après les mots.


    *Hor. de Arte poet. v. 55.

  7. Voyez la note de la page 26.
  8. M. Lecat, docteur en médecine, chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen, connu par un grand nombre d’ouvrages. Il était de plusieurs académies, mais non de celle de Dijon dont il se disait membre, et qui, dans une délibération datée du 22 juin 1752, le désavoua formellement et fit insérer ce désaveu dans le Mercure du mois d’août 1752. Ce fut alors que M. Lecat se fit connaître.