Discours sur les sciences et les arts/Édition Dupont 1823/Résumé de la querelle

Œuvres complètes de J. J. Rousseau : mises dans un nouvel ordreP. Dupont1 (p. 171-195).

RÉSUMÉ
DE LA QUERELLE,
FAIT PAR J. J. ROUSSEAU,
dans la préface de narcisse ;
ET DÉCLARATION DE SES SENTIMENTS


AVIS DE L’ÉDITEUR

Quoiqu’il soit peu ordinaire de séparer une préface de l’ouvrage qu’elle précède, nous avons cru devoir insérer ici celle de Narcisse, d’après les considérations suivantes :

1° Elle n’a aucune espèce de rapport avec cette comédie, qui servit d’occasion à Rousseau pour faire connaître ses véritables sentiments, qu’on supposait beaucoup plus exagérés qu’ils ne l’étaient.

2° Elle a une liaison directe avec le premier Discours de Jean-Jacques et les écrits polémiques qui le suivent.

3° Elle ramène à l’état de la question et justifie Rousseau, qu’on accusait de vouloir tout détruire, tandis qu’il voulait tout conserver, avec les modifications nécessaires propres à supprimer les abus. Cette préface en est la preuve.

4° Elle complète tout ce qui fut écrit pour et contre dans la question proposée par l’académie de Dijon ; et de plus, c’est une pièce essentielle dans le procès, en ce que Jean-Jacques y développe son opinion et la met, au moyen d’une déclaration précise, à l’abri des interprétations qu’on pouvait faire encore en la défendant contre celles qu’on avait faites.

Tels sont les motifs qui nous ont déterminé. Il vaut mieux courir le risque de lire deux fois cet écrit remarquable, que de ne pas le connaître, ce qui pourrait arriver en le laissant en tête de la comédie à l’occasion de laquelle et non pour laquelle il fut fait.

RÉSUMÉ
DE LA QUERELLE.



Il faut, malgré ma répugnance, que je parle de moi ; il faut que je convienne des torts que l’on m’attribue, ou que je m’en justifie. Les armes ne seront pas égales, je le sens bien ; car on m’attaquera avec des plaisanteries, et je ne me défendrai qu’avec des raisons : mais pourvu que je convainque mes adversaires, je me soucie très-peu de les persuader. En travaillant à mériter ma propre estime, j’ai appris à me passer de celle des autres, qui, pour la plupart, se passent bien de la mienne. Mais, s’il ne m’importe guère qu’on pense bien ou mal de moi, il m’importe que personne n’ait droit d’en mal penser ; et il importe à la vérité que j’ai soutenue, que son défenseur ne soit point accusé justement de ne lui avoir prêté son secours que par caprice ou par vanité, sans l’aimer et sans la connaître.

Le parti que j’ai pris dans la question que j’examinais il y a quelques années, n’a pas manqué de me susciter une multitude d’adversaires[1], plus attentifs peut-être à l’intérêt des gens de lettres qu’à l’honneur de la littérature. Je l’avais prévu, et je m’étais bien douté que leur conduite en cette occasion prouverait en ma faveur plus que tous mes discours. En effet, ils n’ont déguisé ni leur surprise, ni leur chagrin, de ce qu’une académie s’était montrée intègre si mal-à-propos. Ils n’ont épargné contre elle, ni les invectives indiscrettes, ni même les faussetés[2] pour tâcher d’affaiblir le poids de son jugement. Je n’ai pas non plus été oublié dans leurs déclamations. Plusieurs ont entrepris de me réfuter hautement ; les sages ont pu voir avec quelle force ; et le public, avec quel succès ils l’ont fait. D’autres plus adroits, connaissant le danger de combattre directement des vérités démontrées, ont habilement détourné sur ma personne une attention qu’il ne fallait donner qu’à mes raisons ; et l’examen des accusations qu’ils m’ont intentées, a fait oublier les accusations plus graves que je leur intentais moi-même. C’est donc à ceux-ci qu’il faut répondre une fois.

Ils prétendent que je ne pense pas un mot des vérités que j’ai soutenues, et qu’en démontrant une proposition, je ne laissais pas de croire le contraire : c’est-à-dire, que j’ai prouvé des choses si extravagantes, qu’on peut affirmer que je n’ai pu les soutenir que par jeu. Voilà un bel honneur qu’ils font en cela à la science qui sert de fondement à toutes les autres ; et l’on doit croire que l’art de raisonner sert de beaucoup à la découverte de la vérité, quand on le voit employer avec succès à démontrer des folies !

Ils prétendent que je ne pense pas un mot des vérités que j’ai soutenues. C’est sans doute de leur part une manière nouvelle et commode de répondre à des arguments sans réponse, de réfuter les démonstrations mêmes d’Euclide, et tout ce qu’il y a de démontré dans l’univers. Il me semble, à moi, que ceux qui m’accusent si témérairement de parler contre ma pensée, ne se font pas eux-mêmes un grand scrupule de parler contre la leur ; car ils n’ont assurément rien trouvé dans mes écrits, ni dans ma conduite, qui ait dû leur inspirer cette idée, comme je le prouverai bientôt ; et il ne leur est pas permis d’ignorer que, dès qu’un homme parle sérieusement, on doit penser qu’il croit ce qu’il dit, à moins que ses actions ou ses discours ne le démentent : encore cela même ne suffit-il pas toujours pour s’assurer qu’il n’en croit rien.

Ils peuvent donc crier, autant qu’il leur plaira, qu’en me déclarant contre les sciences, j’ai parlé contre mon sentiment. À une assertion aussi téméraire, dénuée également de preuve et de vraisemblance, je ne sais qu’une réponse ; elle est courte et énergique, et je les prie de se la tenir pour faite.

Ils prétendent encore que ma conduite est en contradiction avec mes principes, et il ne faut pas douter qu’ils n’emploient cette seconde instance à établir la première ; car il y a beaucoup de gens qui savent trouver des preuves à ce qui n’est pas. Ils diront donc, qu’en faisant de la musique et des vers, on a mauvaise grâce à déprimer les beaux-arts, et qu’il y a dans les belles-lettres, que j’affecte de mépriser, mille occupations plus louables que d’écrire des comédies. Il faut répondre aussi à cette accusation.

Premièrement, quand même on l’admettrait dans toute sa rigueur, je dis qu’elle prouverai ! que je me conduis mal, mais non que je ne parle pas de bonne foi. S’il était permis de tirer des actions des hommes la preuve de leurs sentiments, il faudrait dire que l’amour de la justice est banni de tous les cœurs, et qu’il n’y a pas un seul chrétien sur la terre. Qu’on me montre des hommes qui agissent toujours conséquemment à leurs maximes, et je passe condamnation sur les miennes. Tel est le sort de l’humanité ; la raison nous montre le but, et les passions nous en écartent. Quand il serait vrai que je n’agis pas selon mes principes, on n’aurait donc pas raison de m’accuser, pour cela seul, de parler contre mon sentiment, ni d’accuser mes principes de fausseté.

Mais si je voulais passer condamnation sur ce point, il me suffirait de comparer les temps pour concilier les choses. Je n’ai pas toujours eu le bonheur de penser comme je fais. Long-temps séduit par les préjugés de mon siècle, je prenais l’étude pour la seule occupation digne d’un sage ; je ne regardais les sciences qu’avec respect, et les savants qu’avec admiration[3]. Je ne comprenais pas que l’on pût s’égarer en démontrant toujours, ni mal faire en parlant toujours de sagesse. Ce n’est qu’après avoir vu les choses de près, que j’ai appris à les estimer ce qu’elles valent ; et quoique dans mes recherches j’aie toujours trouvé satis eloquentiæ, sapientiæ parùm, il m’a fallu bien des réflexions, bien des observations, et bien du temps, pour détruire en moi l’illusion de toute cette vaine pompe scientifique. Il n’est pas étonnant que, durant ces temps de préjugés et d’erreurs, où j’estimais tant la qualité d’auteur, j’aie quelquefois aspiré à l’obtenir moi-même. C’est alors que furent composés les vers et la plupart des autres écrits qui sont sortis de ma plume, et entr’autres cette petite comédie. Il y aurait peut-être de la dureté à me reprocher aujourd’hui ces amusements de ma jeunesse ; et on aurait tort au moins de m’accuser d’avoir contredit en cela des principes qui n’étaient pas encore les miens. Il y a long-temps que je ne mets plus à toutes ces choses aucune espèce de prétention ; et hasarder de les donner au public dans ces circonstances, après avoir eu la prudence de les garder si long-temps, c’est dire assez que je dédaigne également la louange et le blâme qui peuvent leur être dûs ; car je ne pense plus comme l’auteur dont ils sont l’ouvrage. Ce sont des enfants illégitimes que l’on caresse encore avec plaisir, en rougissant d’en être le père, à qui l’on fait ses derniers adieux, et qu’on envoie chercher fortune, sans beaucoup s’embarrasser de ce qu’ils deviendront.

Mais c’est trop raisonner d’après des suppositions chimériques. Si l’on m’accuse sans raison de cultiver les lettres que je méprise, je m’en défends sans nécessité ; car, quand le fait serait vrai, il n’y aurait en cela aucune inconséquence ; c’est ce qui me reste à prouver.

Je suivrai pour cela, selon ma coutume, la méthode simple et facile qui convient à la vérité. J’établirai de nouveau l’état de la question ; j’exposerai de nouveau mon sentiment, et j’attendrai que, sur cet exposé, on veuille me montrer en quoi mes actions démentent mes discours. Mes adversaires, de leur côté, n’auront garde de demeurer sans réponse, eux qui possèdent l’art merveilleux de disputer pour et contre sur toutes sortes de sujets. Ils commenceront, selon leur coutume, par établir une autre question à leur fantaisie ; ils me la feront résoudre comme il leur conviendra. Pour m’attaquer plus commodément, ils me feront raisonner, non à ma manière, mais à la leur : ils détourneront habilement les yeux du lecteur de l’objet essentiel, pour les fixer à droite et à gauche. Ils combattront un fantôme, et prétendront m’avoir vaincu ; mais j’aurai fait ce que je dois faire, et je commence.

« La science n’est bonne à rien, et ne fait jamais que du mal ; car elle est mauvaise par sa nature. Elle n’est pas plus inséparable du vice, que l’ignorance de la vertu. Tous les peuples lettrés ont toujours été corrompus ; tous les peuples ignorants ont été vertueux : en un mot, il n’y a de ce vices que parmi les savants, ni d’homme vertueux que celui qui ne sait rien. Il y a donc un moyen pour nous de redevenir honnêtes gens ; c’est de nous hâter de proscrire la science et les savants, de brûler nos bibliothèques, fermer nos académies, nos collèges, nos universités, et de nous replonger dans toute la barbarie des premiers siècles. »

Voilà ce que mes adversaires ont très-bien réfuté : aussi, jamais n’ai-je dit ni pensé un seul mot de tout cela, et l’on ne saurait rien imaginer de plus opposé à mon système que cette absurde doctrine qu’ils ont la bonté de m’attribuer. Mais voici ce que j’ai dit, et qu’on n’a point réfuté.

Ils s’agissait de savoir si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer nos mœurs. En montrant, comme je l’ai fait, que nos mœurs ne se sont point épurées[4], la question était à peu près résolue.

Mais elle en renfermait implicitement une autre plus générale et plus importante, sur l’influence que la culture des sciences doit avoir en toute occasion sur les mœurs des peuples. C’est celle-ci, dont la première n’est qu’une conséquence, que je me proposai d’examiner avec soin.

Je commençai par les faits, et je montrai que les mœurs ont dégénéré chez tous les peuples du monde, à mesure que le goût de l’étude et des lettres s’est étendu parmi eux.

Ce n’était pas assez ; car sans pouvoir nier que ces choses eussent toujours marché ensemble, on pouvait nier que l’une eut amené l’autre : je m’appliquai donc à montrer cette liaison nécessaire. Je fis voir que la source de nos erreurs sur ce point vient de ce que nous confondons nos vaines et trompeuses connaissances avec la souveraine Intelligence qui voit d’un coup d’œil la vérité de toutes choses. La science, prise d’une manière abstraite, mérite toute notre admiration. La folle science des hommes n’est digne que de risée et de mépris.

Le goût des lettres annonce toujours chez un peuple un commencement de corruption qu’il accélère très-promptement. Car ce goût ne peut naître ainsi dans toute une nation que de deux mauvaises sources que l’étude entretient et grossit à son tour, savoir, l’oisiveté et le désir de se distinguer. Dans un état bien constitué, chaque citoyen a ses devoirs à remplir ; et ces soins importants lui sont trop chers pour lui laisser le loisir de vaquer à de frivoles spéculations. Dans un état bien constitué, tous les citoyens sont si bien égaux, que nul ne peut être préféré aux autres comme le plus habile, mais tout au plus comme le meilleur : encore cette dernière distinction est-elle souvent dangereuse ; car elle fait des fourbes et des hypocrites.

Le goût des lettres qui naît du désir de se distinguer produit nécessairement des maux infiniment plus dangereux que tout le bien qu’elles font n’est utile ; c’est de rendre à la fin ceux qui s’y livrent très-peu scrupuleux sur les moyens de réussir. Les premiers philosophes se firent une grande réputation en enseignant aux hommes la pratique de leurs devoirs et les principes de la vertu. Mais bientôt ces préceptes étant devenus communs, il fallut se distinguer en frayant des routes contraires. Telle est l’origine des systèmes absurdes des Leucippe, des Diogène, des Pyrrhon, des Protagore, des Lucrèce. Les Hobbes, les Mandeville, et mille autres ont affecté de se distinguer de même parmi nous ; et leur dangereuse doctrine a tellement fructifié, que, quoiqu’il nous reste de vrais philosophes, ardents à rappeler dans nos cœurs les lois de l’humanité et de la vertu, on est épouvanté de voir jusqu’à quel point notre siècle raisonneur a poussé dans maximes le mépris des devoirs de l’homme et du citoyen.

Le goût des lettres, de la philosophie et des beaux-arts anéantit l’amour de nos premiers devoirs et de la véritable gloire. Quand une fois les talents ont envahi les honneurs dus à la vertu, chacun veut être un homme agréable, et nul ne se soucie d’être un homme de bien. De là naît encore cette autre inconséquence, qu’on ne récompense dans les hommes que les qualités qui ne dépendent pas d’eux : car nos talents naissent avec nous ; nos vertus seules nous appartiennent.

Les premiers, et presque les uniques soins qu’on donne à notre éducation, sont les fruits et les semences de ces ridicules préjugés. C’est pour nous enseigner les lettres qu’on tourmente notre misérable jeunesse. Nous savons toutes les règles de la grammaire avant que d’avoir ouï parler des devoirs de l’homme : nous savons tout ce qui s’est fait jusqu’à présent, avant qu’on nous ait dit un mot de ce que nous devons faire ; et pourvu qu’on exerce notre babil, personne ne se soucie que nous sachions agir ni penser. En un mot, il n’est prescrit d’être savant que dans les choses qui ne peuvent nous servir de rien ; et nos enfants sont précisément élevés comme les anciens athlètes des jeux publics, qui, destinant leurs membres robustes à un exercice inutile et superflu, se gardaient de les employer jamais à aucun travail profitable.

Le goût des lettres, de la philosophie et des beaux-arts amollit les corps et les âmes. Le travail du cabinet rend les hommes délicats, affaiblit leur tempérament, et l’âme garde difficilement sa vigueur, quand le corps a perdu la sienne. L’étude use la machine, épuise les esprits, détruit la force, énerve le courage ; et cela seul montre assez qu’elle n’est pas faite pour nous : c’est ainsi qu’on devient lâche et pusillanime, incapable de résister également à la peine et aux passions. Chacun sait combien les habitants des villes sont peu propres à soutenir les travaux de la guerre, et l’on n’ignore pas quelle est la réputation des gens de lettres en fait de bravoure[5]. Or rien n’est plus justement suspect que l’honneur d’un poltron.

Tant de réflexions sur la faiblesse de notre nature ne servent souvent qu’à nous détourner des entreprises généreuses. À force de méditer sur les misères de l’humanité, notre imagination nous accable de leur poids, et trop de prévoyance nous ôte le courage, en nous ôtant la sécurité. C’est bien en vain que nous prétendons nous munir contre les accidents imprévus, si la science, « essayant de nous armer de nouvelles défenses contre les inconvénients naturels, nous a plus imprimé en la fantaisie leur grandeur et poids, qu’elle n’a ses raisons et vaines subtilités à nous en couvrir[6]. »

Le goût de la philosophie relâche tous les liens d’estime et de bienveillance qui attachent les hommes à la société ; et c’est peut-être le plus dangereux des maux qu’elle engendre. Le charme de l’étude rend bientôt insipide tout attachement. De plus, à force de réfléchir sur l’humanité, à force d’observer les hommes, le philosophe apprend à les apprécier selon leur valeur ; et il est difficile d’avoir bien de l’affection pour ce qu’on méprise. Bientôt il réunit en sa personne tout l’intérêt que les hommes vertueux partagent avec leurs semblables : son mépris pour les autres tourne au profit de son orgueil : son amour-propre augmente en même proportion que son indifférence pour le reste de l’univers. La famille, la patrie, deviennent pour lui des mots vides de sens ; il n’est ni parent, ni citoyen, ni homme ; il est philosophe.

En même temps que la culture des sciences retire, en quelque sorte, de la presse le cœur du philosophe, elle y engage, en un autre sens, celui de l’homme de lettres ; et toujours avec un égal préjudice pour la vertu. Tout homme qui s’occupe des talents agréables veut plaire, être admiré ; et il veut être admiré plus qu’un autre. Les applaudissements publics appartiennent à lui seul : je dirais qu’il fait tout pour les obtenir, s’il ne faisait encore plus pour en priver ses concurrents. De là naissent, d’un côté, les raffinements du goût et de la politesse, vile et basse flatterie, soins séducteurs, insidieux, puérils, qui, à la longue, rappetissent l’âme, et corrompent le cœur ; et de l’autre, les jalousies, les rivalités, les haines d’artistes si renommées, la perfide calomnie, la fourberie, la trahison, et tout ce que le vice a de plus lâche et de plus odieux. Si le philosophe méprise les hommes, l’artiste s’en fait bientôt mépriser, et tous deux concourent enfin à les rendre méprisables.

Il y a plus ; et de toutes les vérités que j’ai proposées à la considération des sages, voici la plus étonnante et la plus cruelle. Nos écrivains regardent tous comme le chef-d’œuvre de la politique de notre siècle, les sciences, les arts, le luxe, le commerce, les lois et les autres biens, qui, resserrant entre les hommes les nœuds de la société[7], par l’intérêt personnel, les mettent tous dans une dépendance mutuelle, leur donnent des besoins réciproques et des intérêts communs, et obligent chacun d’eux de concourir au bonheur des autres, pour pouvoir faire le sien. Ces idées sont belles, sans doute, et présentées sous un jour favorable : mais en les examinant avec attention et sans partialité, on trouve beaucoup à rabattre des avantages qu’elles semblent présenter d’abord.

C’est donc une chose bien merveilleuse que d’avoir mis les hommes dans l’impossibilité de vivre entre eux, sans se prévenir, se supplanter, se tromper, se détruire mutuellement ! Il faut désormais se garder de nous laisser jamais voir tels que nous sommes : car pour deux hommes dont les intérêts s’accordent, cent mille peut-être leur sont opposés ; et il n’y a d’autres moyens pour réussir, que de tromper ou perdre tous ces gens-là. Voilà la source funeste des violences, des trahisons, des perfidies, et de toutes les horreurs qu’exige nécessairement un état de choses où chacun, feignant de travailler à la fortune ou à la réputation des autres, ne cherche qu’à élever la sienne au-dessus d’eux, et à leurs dépens.

Qu’avons-nous gagné à cela ? Beaucoup de babil, des riches et des raisonneurs, c’est-à-dire, des ennemis de la vertu et du sens commun. En revanche, nous avons perdu l’innocence et les mœurs. La foule rampe dans la misère ; tous sont les esclaves du vice. Les crimes non commis sont déjà dans le fond des cœurs, et il ne manque à leur exécution que l’assurance de l’impunité.

Étrange et funeste constitution, où les richesses accumulées facilitent toujours les moyens d’en accumuler de plus grandes, et où il est impossible à celui qui n’a rien d’acquérir quelque chose ; où l’homme de bien n’a nul moyen de sortir de la misère ; où les plus fripons sont les plus honorés, et où il faut nécessairement renoncer à la vertu pour devenir honnête homme ! Je sais que les déclamateurs ont dit cent fois tout cela : mais ils le disaient en déclamant, et moi je le dis sur des raisons : ils ont aperçu le mal, et moi j’en découvre les causes, et je fais voir surtout une chose très-consolante et très-utile, en montrant que tous ces vices n’appartiennent pas tant à l’homme, qu’à l’homme mal gouverné[8].

Telles sont les vérités que j’ai développées, et que j’ai tâché de prouver dans les divers écrits que j’ai publiés sur cette matière. Voici maintenant les conclusions que j’en ai tirées.

La science n’est point faite pour l’homme en général. Il s’égare sans cesse dans sa recherche, et s’il l’obtient quelquefois, ce n’est presque jamais qu’à son préjudice. Il est né pour agir et penser, et non pour réfléchir. La réflexion ne sert qu’à le rendre malheureux, sans le rendre meilleur ni plus sage ; elle lui fait regretter les biens passés, et l’empêche de jouir du présent ; elle lui présente l’avenir heureux pour le séduire par l’imagination, et le tourmenter par les désirs ; et l’avenir malheureux, pour le lui faire sentir d’avance. L’étude corrompt ses mœurs, altère sa santé, détruit son tempérament, et gâte souvent sa raison : si elle lui apprenait quelque chose, je le trouverais encore fort mal dédommagé.

J’avoue qu’il y a quelques génies sublimes, qui savent pénétrer à travers les voiles dont la vérité s’enveloppe ; quelques âmes privilégiées, capables de résister à la bêtise de la vanité, à la basse jalousie et aux autres passions qu’engendre le goût des lettres. Le petit nombre de ceux qui ont le bonheur de réunir ces qualités, est la lumière et l’honneur du genre humain ; c’est à eux seuls qu’il convient, pour le bien de tous, de s’exercer à l’étude ; et cette exception même confirme la règle : car si tous les hommes étaient des Socrate, la science alors ne leur serait pas nuisible ; mais ils n’auraient aucun besoin d’elle.

Tout peuple qui a des mœurs, et qui par conséquent respecte ses lois, et ne veut point rafiner sur les anciens usages, doit se garantir avec soin des sciences, et surtout des savants, dont les maximes sententieuses et dogmatiques lui apprendraient bientôt à mépriser ses usages et ses lois ; ce qu’une nation ne peut jamais faire sans se corrompre. Le moindre changement dans les coutumes, fût-il même avantageux à certains égards, tourne toujours au préjudice des mœurs : car les coutumes sont la morale du peuple ; et dès qu’il cesse de les respecter, il n’a plus de règle que ses passions, ni de frein que les lois, qui peuvent quelquefois contenir les méchants, mais jamais les rendre bons. D’ailleurs, quand la philosophie a une fois appris au peuple à mépriser ses coutumes, il trouve bientôt le secret d’éluder ses lois. Je dis donc qu’il en est des mœurs d’un peuple comme de l’honneur d’un homme ; c’est un trésor qu’il faut conserver, mais qu’on ne recouvre plus quand on l’a perdu[9].

Mais quand un peuple est une fois corrompu à un certain point, soit que les sciences y aient contribué ou non, faut-il les bannir on l’en préserver, pour le rendre meilleur, ou pour l’empêcher de devenir pire ? C’est une autre question dans laquelle je me suis positivement déclaré pour la négative. Car premièrement, puisqu’un peuple vicieux ne revient jamais à la vertu, il ne s’agit pas de rendre bons ceux qui ne le sont plus, mais de conserver tels ceux qui ont le bonheur de l’être. En second lieu, les mêmes causes qui ont corrompu les peuples, servent quelquefois à prévenir une plus grande corruption ; c’est ainsi que celui qui s’est gâté le tempérament par un usage indiscret de la médecine, est forcé de recourir encore aux médecins pour se conserver en vie ; et c’est ainsi que les arts et les sciences, après avoir fait éclore les vices, sont nécessaires pour les empêcher de se tourner en crimes ; elles les couvrent au moins d’un vernis qui ne permet pas au poison de s’exhaler aussi librement. Elles détruisent la vertu, mais elles en laissent le simulacre public[10], qui est toujours une belle chose. Elles introduisent à sa place la politesse et les bienséances, et à la crainte de paraître méchant elles substituent celle de paraître ridicule.

Mon avis est donc, et je l’ai déjà dit plus d’une fois, de laisser subsister, et même d’entretenir avec soin les académies, les collèges, les universités, les bibliothèques, les spectacles, et tous les autres amusements qui peuvent faire quelque diversion à la méchanceté des hommes, et les empêcher d’occuper leur oisiveté à des choses plus dangereuses : car dans une contrée où il ne serait plus question d’honnêtes gens, ni de bonnes mœurs, il vaudrait encore mieux vivre avec des fripons qu’avec des brigands.

Je demande maintenant où est la contradiction, de cultiver moi-même des goûts dont j’approuve le progrès ? Il ne s’agit plus de porter les peuples à bien faire, il faut seulement les distraire de faire le mal ; il faut les occuper à des niaiseries, pour les détourner des mauvaises actions ; il faut les amuser, au lieu de les prêcher. Si mes écrits ont édifié le petit nombre des bons, je leur ai fait tout le bien qui dépendait de moi, et c’est peut-être les servir utilement encore, que d’offrir aux autres des objets de distraction qui les empêchent de songer à eux. Je m’estimerais trop heureux d’avoir tous les jours une pièce à faire siffler, si je pouvais à ce prix contenir pendant deux heures les mauvais desseins d’un seul des spectateurs, et sauver l’honneur de la fille ou de la femme de son ami, le secret de son confident, ou la fortune de son créancier. Lorsqu’il n’y a plus de mœurs, il ne faut songer qu’à la police, et l’on sait assez que la musique et les spectacles en font un des plus importants objets.

S’il reste quelque difficulté à ma justification, j’ose le dire hardiment, ce n’est vis-à-vis ni du public ni de mes adversaires, c’est vis-à-vis de moi seul : car ce n’est qu’en m’observant moi-même que je puis juger si je dois me compter dans le petit nombre, et si mon âme est en état de soutenir le faix des exercices littéraires. J’en ai senti plus d’une fois le danger ; plus d’une fois je les ai abandonnés, dans le dessein de ne les plus reprendre, et renonçant à leur charme séducteur, j’ai sacrifié à la paix de mon cœur les seuls plaisirs qui pouvaient encore le flatter. Si dans les langueurs qui m’accablent, si sur la fin d’une carrière pénible et douloureuse, j’ai osé encore quelques moments reprendre ces exercices pour charmer mes maux, je crois au moins n’y avoir mis ni assez d’intérêt ni assez de prétention pour mériter à cet égard les justes reproches que j’ai faits aux gens de lettres.

Il me fallait une épreuve pour achever la connaissance de moi-même, et je l’ai faite sans balancer. Après avoir reconnu la situation de mon âme dans les succès littéraires, il me restait à l’examiner dans les revers. Je sais maintenant qu’en penser, et je puis mettre le public au pire. Ma pièce a eu le sort qu’elle méritait, et que j’avais prévu ; mais, à l’ennui près qu’elle m’a causé, je suis sorti de la représentation bien plus content de moi, et à plus juste titre que si elle eût réussi.

Je conseille donc à ceux qui sont si ardents a chercher des reproches à me faire, de vouloir mieux étudier mes principes, et mieux observer ma conduite, avant que de m’y taxer de contradiction et d’inconséquence. S’ils s’aperçoivent jamais que je commence à briguer les suffrages du public, ou que je tire vanité d’avoir fait de jolies chansons, ou que je rougisse d’avoir écrit de mauvaises comédies, ou que je cherche à nuire à la gloire de mes concurrents, ou que j’affecte de mal parler des grands hommes de mon siècle, pour tâcher de m’élever à leur niveau, en les rabaissant au mien, ou que j’aspire à des places d’académie, ou que j’aille faire ma cour aux femmes qui donnent le ton, ou que j’encense la sottise des grands, ou que, cessant de vouloir vivre du travail de mes mains, je tienne à ignominie le métier que je me suis choisi, et fasse des pas vers la fortune ; s’ils remarquent, en un mot, que l’amour de la réputation me fasse oublier celui de la vertu, je les supplie de m’en avertir, et même publiquement, et je leur promets de jeter à l’instant au feu mes écrits et mes livres, et de convenir de toutes les erreurs qu’il leur plaira de me reprocher.

En attendant, j’écrirai des livres, je ferai des vers et de la musique, si j’en ai le talent, le temps, la force et la volonté : je continuerai à dire très-franchement tout le mal que je pense des lettres, et de ceux qui les cultivent[11], et croirai n’en valoir pas moins pour cela. Il est vrai qu’on pourrait dire quelque jour : cet ennemi si déclaré des sciences et des arts fit pourtant et publia des pièces de théâtre ; et ce discours sera, je l’avoue, une satire très-amère, non de moi, mais de mon siècle.

  1. On m’assure que plusieurs trouvent mauvais que j’appelle mes adversaires, mes adversaires, et cela me paraît assez croyable dans un siècle où l’on n’ose plus rien appeler par son nom. J’apprends aussi que chacun de mes adversaires se plaint, quand je réponds à d’autres objections que les siennes, que je perds mon temps à me battre contre des chimères ; ce qui me prouve une chose dont je me doutais déjà bien, savoir : qu’ils ne perdent point le leur à se lire ou à s’écouter les uns les autres. Quant à moi, c’est une peine que j’ai cru devoir prendre, et j’ai lu les nombreux écrits qu’ils ont publiés contre moi, depuis la première réponse dont je fus honoré, jusqu’aux quatre sermons allemands, dont l’un commence à-peu-près de cette manière : « Mes frères, si Socrate revenait parmi nous, et qu’il vît l’état florissant où les sciences sont en Europe, que dis-je, en Europe ? en Allemagne ; que dis-je, en Allemagne ? en Saxe, que dis-je, en Saxe ? à Leipsic ; que dis-je, à Leipsic ? dans cette Université : alors saisi d’étonnement, et pénétré de respect, Socrate s’assiérait modestement parmi nos écoliers ; et recevant nos leçons avec humilité, il perdrait bientôt avec nous cette ignorance dont il se plaignait si justement. » J’ai lu tout cela, et n’y ai fait que peu de réponses ; mais je suis fort aise que ces Messieurs les aient trouvées assez agréables pour être jaloux de la préférence. Pour les gens qui sont choqués du mot d’adversaires, je consens de bon cœur à le leur abandonner, pourvu qu’ils veuillent bien m’en indiquer un autre, par lequel je puisse désigner, non-seulement tous ceux qui ont combattu mon sentiment, soit par écrit, soit plus prudemment et plus à leur aise, dans les cercles de femmes et de beaux-esprits, où ils étaient bien sûrs que je n’irais pas me défendre, mais encore ceux qui, feignant aujourd’hui de croire que je n’ai point d’adversaires, trouvaient d’abord sans réplique les réponses de mes adversaires ; puis, quand j’ai répliqué, m’ont blâmé de l’avoir fait, parce que, selon eux, on ne m’avait point attaqué. En attendant, ils permettront que je continue d’appeler mes adversaires, mes adversaires ; car, malgré la politesse de mon siècle, je suis grossier comme les Macédoniens de Philippe.
  2. On peut voir dans le Mercure de 1752, le désaveu de l’académie de Dijon, au sujet de je ne sais quel écrit, attribué faussement par l’auteur à l’un des membres de cette académie.
  3. Toutes les fois que je songe à mon ancienne simplicité, je ne puis m’empêcher d’en rire. Je ne lisais pas un livre de morale ou de philosophie, que je ne crusse y voir l’âme et les principe de l’auteur. Je regardais tous ces graves écrivains comme des hommes modestes, sages, vertueux, irréprochables. Je me formais de leur commerce des idées angéliques, et je n’aurais approché de la maison de l’un d’eux que comme d’un sanctuaire. Enfin je les ai vus ; ce préjugé puéril s’est dissipé, et c’est la seule erreur dont ils m’aient guéri.
  4. Quand j’ai dit que nos mœurs s’étaient corrompues, je n’ai pas prétendu dire pour cela que celles de nos aïeux fussent bonnes, mais seulement que les nôtres étaient encore pires. Il y a parmi les hommes mille sources de corruption ; et quoique les sciences soient peut-être la plus abondante et la plus rapide, il s’en faut bien que ce soit la seule. La ruine de l’empire romain, les invasions d’une multitude de barbares ont fait un mélange de tous les peuples, qui a dû nécessairement détruire les mœurs et les coutumes de chacun d’eux. Les croisades, le commerce, la découverte des Indes, la navigation, les voyages de long cours, et d’autres causes encore que je ne veux pas dire, ont entretenu et augmenté le désordre. Tout ce qui facilite la communication entre les diverses nations, porte aux unes, non les vertus des autres, mais leurs crimes, et altère, chez toutes, les mœurs qui sont propres à leur climat et à la constitution de leur gouvernement. Les sciences n’ont donc pas fait tout le mal ; elles y ont seulement leur bonne part ; et celui surtout qui leur appartient en propre, c’est d’avoir donné à nos vices une couleur agréable, un certain air honnête qui nous empêche d’en avoir horreur. Quand on joua pour la première fois la comédie du Méchant, je me souviens qu’on ne trouvait pas que le rôle principal répondît au titre. Cléon ne parut qu’un homme ordinaire : il était disait-on, comme tout le monde. Ce scélérat abominable, dont le caractère si bien exposé aurait dû faire frémir sur eux-mêmes tous ceux qui ont le malheur de lui ressembler, parut un caractère tout-à-fait manqué ; et ses noirceurs passèrent pour des gentillesses, parce que tel, qui se croyait un fort honnête homme, s’y reconnaissait trait pour trait.
  5. Voici un exemple moderne pour ceux qui me reprochent de n’en citer que d’anciens. La république de Gênes, cherchant à subjuguer plus aisément les Corses, n’a pas trouvé de moyen plus sûr que d’établir chez eux une académie. Il ne me serait pas difficile d’allonger cette note : mais ce serait faire tort à l’intelligence des seuls docteurs dont je me soucie.
  6. Livre iii, chap. 12.
  7. Je me plains de ce que la philosophie relâche les liens de la société, qui sont formés par l’estime et la bienveillance mutuelle ; et je me plains de ce que les sciences, les arts et tous les autres objets de commerce resserrent les liens de la société par l’intérêt personnel. C’est qu’en effet on ne peut resserrer un de ces liens, que l’autre ne se relâche d’autant. Il n’y a donc point en ceci de contradiction.
  8. Je remarque qu’il règne actuellement dans le monde une multitude de petites maximes qui séduisent les simples par un faux air de philosophie, et qui, outre cela, sont très-commodes pour terminer les disputes d’un ton important et décisif, sans avoir besoin d’examiner la question. Telle est celle-ci : « les hommes ont partout les mêmes passions ; partout l’amour propre et l’intérêt les conduisent : donc ils sont partout les mêmes. » Quand les géomètres ont fait une supposition, qui, de raisonnement en raisonnement, les conduit à une absurdité, ils reviennent sur leurs pas, et démontrent ainsi la supposition fausse. La même méthode, appliquée à la maxime en question, en montrerait aisément l’absurdité : mais raisonnons autrement. Un sauvage est un homme, et un Européen est un homme. Le demi-philosophe conclut aussitôt que l’un ne vaut pas mieux que l’autre ; mais le philosophe dit : En Europe, le gouvernement, les lois, les coutumes, l’intérêt, tout met les particuliers dans la nécessité de se tromper mutuellement et sans cesse ; tout leur fait un devoir du vice ; il faut qu’ils soient méchants pour être sages ; car il n’y a point de plus grande folie que de faire le bonheur des fripons aux dépens du sien. Parmi les sauvages, l’intérêt personnel parle aussi fortement que parmi nous, mais il ne dit pas les mêmes choses : l’amour de la société et le soin de leur commune défense sont les seuls liens qui les unissent : ce mot de propriété, qui coûte tant de crimes à nos honnêtes gens, n’a presque aucun sens parmi eux : ils n’ont entre eux nulle discussion qui les divise, rien ne les porte à se tromper l’un l’autre ; l’estime publique est le seul bien auquel chacun aspire, et qu’ils méritent tous. Il est très-possible qu’un sauvage fasse une mauvaise action ; mais il n’est pas possible qu’il prenne l’habitude de mal faire ; car cela ne lui serait bon à rien. Je crois qu’on peut faire une très-juste estimation des mœurs des hommes sur la multitude des affaires qu’ils ont entre eux : plus ils commercent ensemble, plus ils admirent leurs talents et leur industrie, plus ils se friponnent décemment et adroitement, et plus ils sont dignes de mépris. Je le dis à regret ; l’homme de bien est celui qui n’a besoin de tromper personne, et le sauvage est cet homme-là :

    Illum non populi fasces, non purpura regum
    Flexit, et infidos agitans discordia fratres ;
    Non res romanæ, perituraque regna ; neque ille
    Aut doluit miscrans inopem, aut invidit habeuti.

  9. Je trouve dans l’Histoire un exemple unique, mais frappant, qui semble contredire cette maxime : c’est celui de la fondation de Rome, faite par une troupe de bandits dont les descendants devinrent, en peu de générations, le plus vertueux peuple qui ait jamais existé. Je ne serais pas en peine d’expliquer ce fait, si c’en était ici le lieu ; mais je me contenterai de remarquer que les fondateurs de Rome étaient moins des hommes dont les mœurs fussent corrompues, que des hommes dont les mœurs n’étaient point formées : ils ne méprisaient pas la vertu : mais ils ne la connaissaient pas encore ; car ces mots vertus et vices sont des notions collectives qui ne naissent que de la fréquentation des hommes. Au surplus, on tirerait un mauvais parti de cette objection en faveur des sciences : car, des deux premiers rois de Rome, qui donnèrent une forme à la république, et instituèrent ses coutumes et ses mœurs, l’un ne s’occupait que de guerres, l’autre que des rits sacrés, les deux choses du monde les plus éloignées de la philosophie.
  10. Ce simulacre est une certaine douceur de mœurs qui supplée quelquefois à leur pureté ; une certaine apparence d’ordre, qui prévient l’horrible confusion ; une certaine admiration des belles choses, qui empêche les bonnes de tomber tout-à-fait dans l’oubli. C’est le vice qui prend le masque de la vertu, non comme l’hypocrisie, pour tromper et trahir ; mais pour s’ôter sous cette aimable et sacrée effigie, l’horreur qu’il a de lui-même, quand il se voit à découvert.
  11. J’admire combien la plupart des gens de lettres ont pris le change dans cette affaire-ci. Quand ils ont vu les sciences et les arts attaqués, ils ont cru qu’on en voulait personnellement à eux, tandis que, sans se contredire eux-mêmes, ils pourraient tous penser, comme moi, que, quoique ces choses aient fait beaucoup de mal à la société, il est très-essentiel de s’en servir aujourd’hui, comme d’une médecine au mal qu’elles ont causé, ou comme de ces animaux malfaisants qu’il faut écraser sur la morsure. En un mot, il n’y a pas un homme de lettres qui, s’il peut soutenir dans sa conduite l’article précédent, ne puisse dire en sa faveur ce que je dis en la mienne ; et cette manière de raisonner me parait leur convenir d’autant mieux, qu’entre nous ils se soucient fort peu des sciences, pourvu qu’elles continuent de mettre les savants en honneur. C’est comme les prêtres du paganisme, qui ne tenaient à la religion qu’autant qu’elle les faisait respecter.