Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 14

Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 486-489).


CHAPITRE XIV.


Des effets que produisent les inventions nouvelles qui apparaissent au milieu du combat, et les paroles inattendues que l’on y fait entendre.


On a vu, par une foule d’exemples, de quelle importance peut être, dans une émeute ou dans une bataille, un nouvel incident résultant d’une parole ou d’un événement inattendu. Un des plus frappants est ce qui arriva lors de la bataille que les Romains livrèrent aux Volsques, et pendant laquelle le consul Quintius, s’apercevant qu’une des ailes de son armée faiblissait, se mit à crier de tenir ferme, parce que l’autre aile était victorieuse. Ces paroles rendirent le courage à ses troupes, épouvantèrent les ennemis, et assurèrent la victoire.

Si de semblables paroles ont tant d’influence sur une armée bien disciplinée, combien cette influence n’est-elle pas plus puissante sur des troupes sans règle et sans ordre, qui se laissent toujours entraîner par un semblable tourbillon ! Je veux en rapporter un exemple remarquable de nos jours.

Il y a quelques années que la ville de Pérouse se trouvait partagée entre la faction des Oddi et celle des Baglioni : ces derniers triomphaient ; les autres étaient dans l’exil. Les Oddi ayant rassemblé une armée, à l’aide de leurs amis, se réunirent dans une place voisine de Pérouse, qui leur appartenait : à la faveur des intelligences qu’ils avaient conservées dans la ville, ils parvinrent à y pénétrer pendant la nuit, et ils étaient sur le point de s’emparer de la place publique sans avoir été découverts. Comme toutes les issues de chaque rue sont fermées par des chaînes de fer qui interdisent le passage, la troupe des Oddi avait à sa tête un homme qui, avec une masse de fer, brisait toutes les serrures de ces chaînes, afin d’ouvrir un passage aux chevaux ; il ne restait plus à briser que celle qui débouchait sur la place : déjà on avait appelé le peuple aux armes ; mais celui qui rompait les chaînes, trop pressé par la foule qui se précipitait derrière lui, et ne pouvant à son aise lever le bras pour frapper, se mit à crier, afin de se ménager un peu d’espace : Reculez donc en arrière ! Ce dernier mot seul, en arrière, courant de rang en rang, commença à faire fuir ceux qui se trouvaient en queue ; et peu à peu une telle épouvante saisit toute la troupe, qu’elle se dispersa d’elle-même dans le plus grand désordre. Et c’est par un si faible incident que s’évanouit le projet des Oddi.

On doit donc considérer que l’ordre est essentiel dans une armée, non-seulement pour pouvoir combattre sans confusion, mais pour que le moindre incident ne puisse y répandre le trouble. C’est par cette raison seule que les masses populaires sont absolument inutiles dans une armée, où le moindre tumulte, une seule parole, le plus léger bruit, suffisent pour les épouvanter et les obliger à la fuite. Aussi un capitaine habile, parmi ses dispositions, doit régler quelles sont les personnes qui seront chargées de prendre ses ordres pour aller les transmettre aux autres corps de l’armée ; il doit habituer ses troupes à ne croire qu’à ce que leur disent leurs chefs habitués eux-mêmes à ne répéter que les ordres qu’il leur a confiés. Si l’on ne se conforme pas exactement à ces dispositions, il en résulte souvent les désordres les plus funestes.

Quant à l’apparition d’objets inusités, un général habile doit employer toute son industrie à en faire naître quelques-uns tandis que les armées sont aux prises, afin d’inspirer du courage à ses troupes, et de l’éteindre dans le cœur des ennemis : parmi tous les moyens d’obtenir la victoire, celui-là est un des plus efficaces. On peut citer à ce sujet l’action du dictateur Caïus Sulpitius. Au moment de livrer bataille aux Gaulois, il fit armer tous les valets et les gens inutiles de l’armée, les fit monter sur les mulets et autres bêtes de somme, leur donna des armes et des drapeaux susceptibles de les faire prendre pour de la cavalerie réglée ; il les posta derrière une colline, leur ordonna de se montrer à un signal qu’il leur donnerait lorsque la bataille serait dans toute sa force, et de s’offrir aux yeux de l’ennemi : ce stratagème ainsi réglé, et exécuté comme il l’avait prescrit, inspira une telle épouvante aux Gaulois qu’ils perdirent la bataille.

Ainsi donc un habile capitaine doit faire attention à deux choses : l’une de tâcher, par quelques-unes de ces inventions nouvelles, d’inspirer de la terreur à ses ennemis ; l’autre de se tenir prêt à déjouer tous les stratagèmes que l’ennemi pourrait tenter contre lui, et les rendre inutiles. Telle fut la conduite du roi des Indes envers Sémiramis. Cette reine, remarquant que le roi avait un grand nombre d’éléphants, pour l’épouvanter à son tour et lui montrer qu’elle n’en possédait pas moins que lui, en fit faire un certain nombre avec des peaux de buffle et de vache, les mit sur des chameaux et les envoya ainsi en avant ; mais le roi découvrit la ruse ; et ce stratagème, inutile à Sémiramis, tourna même à son détriment.

Mamercus avait été nommé dictateur contre les Fidénates. Ce peuple, pour jeter l’épouvante dans l’armée romaine, ordonna qu’au plus fort du combat un certain nombre de soldats sortissent de Fidène avec des feux au bout de leurs lances, dans l’espoir que les Romains, étonnés de la nouveauté de ce spectacle, rompraient leurs rangs et fuiraient en désordre.

On doit ici remarquer que plus ces stratagèmes ont l’apparence de la réalité, plus on peut les employer sans balancer. Comme ils ont pour ainsi dire un fondement solide, on ne saurait, au premier coup d’œil, en découvrir toute la faiblesse ; mais lorsqu’ils ont plus d’apparence que de réalité, il est bon, ou de ne pas s’en servir, ou, si l’on en fait usage, de les tenir assez éloignés des regards pour qu’on ne puisse facilement en découvrir le mensonge : c’est ce que fit Caïus Sulpitius avec ses valets d’armée. En effet, lorsque ces stratagèmes ne renferment qu’une vaine apparence, elle frappe bientôt tous les yeux ; et loin de vous servir, ils vous deviennent funestes : comme le prouve ce qui arriva à Sémiramis avec ses éléphants, et aux Fidénates avec leurs feux. Les Romains, il est vrai, éprouvèrent d’abord quelque émotion ; mais le dictateur étant accouru, leur demanda s’ils n’avaient pas honte de fuir la fumée, comme les abeilles, et leur imposa l’obligation de revenir sur l’ennemi, en s’écriant : Suis flammis delete Fidenas, quas vestris beneficiis placare non potuistis. Ainsi cette ruse que les Fidénates avaient imaginée ne leur servit en rien, et ils furent vaincus dans la bataille.