Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 13
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. Louandre, Charpentier, (p. 483-486).
CHAPITRE XIII.
Coriolan, banni de Rome, se réfugia chez les Volsques : ayant réuni parmi eux une armée pour se venger de ses concitoyens, il vint assiéger Rome, d’où l’éloigna plutôt sa piété envers sa mère, que les forces des Romains.
Tite-Live se sert de cet exemple pour prouver que la république romaine dut sa grandeur bien plus à l’habileté de ses généraux qu’au courage de ses soldats ; il fait remarquer à cette occasion que les Volsques, qui jusqu’alors avaient été vaincus, sont vainqueurs à leur tour dès qu’ils ont pour chef Coriolan.
Quoique Tite-Live énonce cette opinion, cependant on voit en plusieurs endroits de son histoire que les armées romaines, privées de général, ont donné des preuves admirables de leur courage ; qu’elles se sont montrées plus disciplinées et plus terribles après la mort des consuls qu’avant leur trépas ; comme on le voit par la conduite de l’armée que les Romains avaient en Espagne sous la conduite des Scipion. Ces deux généraux ayant été tués, l’armée, par son seul courage, parvint non-seulement à se sauver, mais à vaincre l’ennemi, et à conserver à la république cette importante province.
Si l’on parcourt attentivement cette série de faits, on trouvera une foule d’exemples où le courage seul des soldats a remporté la victoire, ainsi qu’un grand nombre d’autres où elle a été due à l’habileté du capitaine, de sorte qu’il est évident que l’armée et son chef ont mutuellement besoin l’un de l’autre.
Il faut examiner d’abord ce qu’on doit le plus redouter, ou une bonne armée mal commandée, ou une mauvaise armée avec un bon général. Si l’on s’en tenait là-dessus à ce que disait César, on n’estimerait pas l’une plus que l’autre ; car lorsqu’il se rendit en Espagne pour y combattre Afranius et Petreius qui commandaient une armée pleine de courage, il dit qu’il n’en faisait nul cas : Quia ibat ad exercitum sine duce ; faisant sentir par ces paroles l’incapacité des chefs. Quand, au contraire, il passa en Thessalie pour s’opposer à Pompée, il dit : Vado ad ducem sine exercitu.
On peut examiner encore une autre question. Est-il plus facile à un bon capitaine de créer une bonne armée, qu’à une bonne armée de former un bon capitaine ? Sur quoi je dis que la question parait être décidée ; car il semble qu’une réunion de braves trouvera plus aisément le moyen d’instruire un seul homme ou de lui inspirer du courage, qu’il ne le serait à un seul de réformer une multitude.
Lorsque Lucullus fut envoyé pour combattre Mithridate, il n’avait aucune expérience de la guerre : néanmoins, la brave armée qu’il commandait, et qui possédait tant de chefs aguerris, en fit en peu de temps un excellent général.
D’un autre côté, les Romains, à défaut d’hommes libres, avaient été obligés d’armer un assez grand nombre d’esclaves dont ils confièrent l’instruction à Sempronius Gracchus, qui parvint en peu de temps à en faire une excellente armée. Épaminondas et Pélopidas, après avoir délivré Thèbes, leur patrie, du joug des Lacédémoniens, firent bientôt des paysans thébains des soldats pleins de courage, capables non-seulement de résister aux troupes spartiates, mais même d’en triompher.
Le succès paraît devoir être le même dans les deux cas, parce que le bon peut trouver le bon. Cependant une bonne armée, sans un bon chef, devient ordinairement insolente et dangereuse, comme il arriva à l’armée des Macédoniens après la mort d’Alexandre, ou comme étaient les vétérans dans les guerres civiles.
Je suis donc convaincu qu’on doit avoir plus de confiance en un capitaine qui aurait le loisir d’instruire ses soldats, et la facilité de les armer, qu’en une armée indisciplinée qui aurait choisi son chef d’une manière tumultueuse. Aussi doit-on décerner une double gloire et une double louange à ces capitaines qui non-seulement ont triomphé de l’ennemi, mais qui, avant d’en venir aux mains, ont été contraints de former leur armée et de la plier à la discipline. Ils ont montré par cette conduite un double talent : exemple d’autant plus rare et plus difficile, que si une semblable lâche avait été imposée à un grand nombre de capitaines illustres, bien peu d’entre eux auraient mérité leur réputation.