Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 12
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. Louandre, Charpentier, (p. 479-483).
CHAPITRE XII.
J’ai déjà parlé plusieurs fois de l’utile influence qu’exerce la nécessité sur les actions des hommes, et combien de fois elle les a élevés au comble de la gloire ; j’ai dit que des philosophes moralistes avaient écrit que la langue et la main de l’homme, ces deux plus nobles instruments de sa gloire, et qui ont élevé au degré de grandeur et de perfection où nous les voyons les monuments de la sagesse humaine, n’auraient obtenu que des résultats imparfaits, si elles n’avaient été excitées par la nécessité.
Les capitaines de l’antiquité, convaincus du pouvoir de la nécessité, et combien elle redouble l’ardeur des troupes dans le combat, employaient toutes les ressources de leur génie à placer leurs soldats dans l’obligation de lui obéir. Mais, d’un autre côté, ils n’étaient pas moins attentifs à en dégager leurs adversaires. Aussi les voyait-on quelquefois ouvrir à l’ennemi les chemins mêmes qu’ils auraient pu lui fermer, et fermer à leurs propres soldats ceux qu’ils pouvaient laisser ouverts. Ainsi donc, celui qui veut qu’une ville se défende avec obstination, ou qu’une armée combatte en pleine campagne avec la dernière vigueur, doit, sur toutes choses, faire ses efforts pour que le cœur des soldats qui ont à combattre soit pénétré de cette nécessité.
D’où il résulte qu’un capitaine habile, qui serait chargé de se rendre maître d’une ville, doit mesurer la facilité ou la difficulté de l’emporter sur la nécessité plus ou moins grande qu’a l’ennemi de se défendre. S’il connaît qu’elle ait de puissants motifs de résister, il doit s’attendre que son attaque éprouvera de grands obstacles : dans le cas contraire, il ne peut rencontrer une vive résistance. Aussi voit-on que les villes, après une révolte, sont plus difficiles à emporter que celles qu’on assiége pour la première fois ; car, n’ayant au commencement aucun châtiment à redouter, elles se soumettent sans peine ; mais quand elles se sont révoltées, comme il leur semble qu’elles se sont rendues coupables, et que, par conséquent, elles redoutent le châtiment, il est bien plus difficile de les emporter.
Cette obstination peut avoir encore sa source dans les haines naturelles que des monarchies ou des républiques voisines nourrissent les unes contre les autres, et qui naissent de l’ambition de dominer ou de la jalousie qu’inspirent leurs États ; ce qui a lieu surtout parmi les républiques, et ce que prouve la Toscane. Ces jalousies et ces haines qui règnent entre elles mettront toujours de grandes difficultés à ce qu’elles se subjuguent mutuellement. Cependant, si l’on examine attentivement quels sont les voisins de la ville de Florence et ceux qui environnent Venise, on ne s’étonnera pas, comme beaucoup de personnes, que Florence, quoiqu’elle ait plus dépensé pour la guerre, ait cependant moins gagné que Venise ; tout provient de ce que les villes qui entourent Venise se sont défendues avec moins d’obstination que celles que Florence a conquises. Les villes voisines de la première, accoutumées à vivre sous un prince, ne connaissaient pas la liberté ; et aux peuples habitués à la servitude, il est indifférent de changer de maître ; souvent même ils le désirent. Ainsi Venise, quoiqu’elle ait eu des voisins plus puissants que ceux de Florence, ayant trouvé leurs villes moins obstinées à la défense, a pu les vaincre plus facilement que ne l’a pu faire cette dernière, entourée de toutes parts de villes indépendantes.
Pour en revenir à mon premier point, un capitaine qui assiége une place doit donc employer toutes ses ressources à ôter aux assiégeants la nécessité de se défendre, et, de cette manière, éteindre en eux le désir d’une résistance opiniâtre, soit en leur promettant le pardon, s’ils redoutent le châtiment ; et, s’ils craignaient pour leur liberté, en leur persuadant qu’on n’en veut pas au bien général, mais seulement au petit nombre d’ambitieux qui les asservissent. Voilà ce qui tant de fois a facilité les entreprises et la reddition d’une ville. Quoique les fausses couleurs dont on couvre ces promesses frappent aisément tous les yeux, et surtout ceux des sages, elles séduisent facilement les peuples ; et désireux du repos présent, ceux-ci détournent leurs regards des piéges qu’on leur tend sous les vastes promesses. C’est ainsi qu’une multitude de villes sont tombées sous le joug de la servitude : tel fut de notre temps le sort de Florence ; tel fut celui de Crassus et de son armée : quoique convaincu de la mauvaise foi des Parthes, qui ne faisaient de promesses à ses soldats que pour leur ôter la nécessité de se défendre, Crassus ne put jamais parvenir à leur faire désirer le combat, tant ils étaient aveuglés par les offres pacifiques que leur faisait l’ennemi, comme on peut le voir en lisant la vie de ce général.
Les Samnites, excités par l’ambition d’un petit nombre de leurs citoyens, avaient violé le traité qu’ils venaient de conclure, et se répandant sur les terres des alliés des Romains, ils les avaient livrées au pillage ; bientôt après, cependant, ils envoyèrent à Rome des ambassadeurs pour implorer la paix et offrir de restituer tout ce qu’on avait enlevé, en livrant les auteurs du trouble et du pillage : leurs offres furent repoussées, et ils retournèrent à Samnium sans espoir d’accommodement. Claudius Pontius, qui commandait alors l’armée samnite, leur fit voir, dans un discours remarquable, que les Romains voulaient la guerre à tout prix, et que quelque désir qu’ils eussent eux-mêmes de la paix, il fallait obéir à la nécessité qui les contraignait à combattre. Voici ses paroles : Justum est bellum, quibus est necessarium ; et pia arma, quibus nisi in armis spes est. C’est sur cette nécessité que lui-même et son armée fondèrent l’espoir de la victoire.
Mais, pour ne plus revenir sur ce sujet, je crois devoir citer encore quelques exemples qui m’ont paru les plus remarquables dans l’histoire romaine.
Caïus Manilius était allé avec son armée à la rencontre des Véïens ; une partie de l’armée ennemie ayant pénétré dans ses retranchements, Manilius accourut avec une troupe d’élite ; et, pour ôter aux Véïens tout espoir de salut, il leur ferma toutes les issues du camp. L’ennemi se voyant ainsi renfermé, combattit avec le courage du désespoir, tua Manilius lui-même, et aurait entièrement écrasé les restes de l’armée romaine, si la prudence d’un tribun n’eût ouvert un passage. Cet exemple prouve que tant que la nécessité contraignit les Véïens à combattre, ils se défendirent avec fureur ; mais qu’aussitôt qu’ils aperçurent un passage, ils songèrent bien plus à la fuite qu’au combat.
Les Volsques et les Éques avaient pénétré avec leur armée sur le territoire de Rome. On envoya les consuls pour s’opposer à leur invasion. Pendant la durée du combat, l’armée des Volsques, que commandait Vetius Messius, se trouva tout à coup renfermée entre ses retranchements qu’occupaient déjà les Romains, et la seconde armée consulaire. Voyant qu’il ne lui restait plus qu’à mourir ou à s’ouvrir une route par le fer, Vetius adressa ce discours à ses soldats : Ite mecum ; non murus, nec vallum, sed armati armatis obstant : virtute pares, necessitate, quæ ultimum ac maximum telum est, superiores estis.
Ainsi, Tite-Live lui-même appelle cette nécessité : ULTIMUM AC MAXIMUM TELUM.
Camille, le plus prudent de tous les capitaines que Rome ait possédés, venait de pénétrer avec son armée dans la ville de Véïes ; pour en faciliter la prise et ôter à l’ennemi toute nécessité de se défendre davantage, il fit publier, de manière que tout le monde l’entendit, la défense de faire le moindre tort à tous ceux qui seraient désarmés ; aussitôt les Véïens s’empressèrent de jeter leurs armes, et la ville fut prise, pour ainsi dire, sans effusion de sang. Cette conduite a, par la suite, servi de modèle à un grand nombre de capitaines.