Discours sur M. le duc de Richelieu

DISCOURS

SUR M. LE DUC DE RICHELIEU ;

Lu dans la séance du conseil de la Société asiatique,
le 3 juin 1822, par M. le baron Degérando[1].


MESSIEURS,

Notre société est à peine à son berceau, et déjà elle a à déplorer la perte aussi douloureuse que prématurée de l’un de ses fondateurs, de l’un des membres de son conseil d’administration. Lorsqu’à notre dernière séance, M. le duc de Richelieu prenait part encore à nos délibérations, nous étions loin de penser qu’il pouvait nous être enlevé si promptement. Son nom fut entouré d’une considération européenne ; sa mémoire sera toujours chère et vénérable à la France ; sa vie déjà appartient à l’histoire. Le tableau en sera tracé bientôt dans des circonstances plus solennelles, et par des organes plus capables de remplir cette mission. Ils diront comment M. le duc de Richelieu, jeune encore, mérita l’estime de Catherine, fut appelé à répandre sur l’antique Tauride, soustraite au joug des Turcs, les bienfaits de la civilisation européenne, les institutions qu’il y fonda, le rapide développement qu’il sut y imprimer à l’agriculture, au commerce ; ils diront comment M. le duc de Richelieu, rendu à la France, se trouva comme naturellement porté, sans l’avoir désiré, à la tête du ministère, dans les circonstances les plus difficiles où la France se soit trouvée placée depuis plusieurs siècles ; lorsque notre existence, comme nation indépendante, semblait presque mise en problème ; lorsque notre belle patrie était militairement occupée par des troupes étrangères, désarmée elle-même en leur présence : comment, par un mélange de fermeté et de prudence, de persévérance et de sagesse, qui paralysèrent les impulsions de la haine et de la vengeance, il répondit dignement alors à la confiance du monarque, aux vœux publics ; maintint à Paris la dignité de la France au sein des revers, obtint à Aix-la-Chapelle l’affranchissement de son territoire : ils diront enfin, comment, pendant ses deux ministères, pendant le cours entier de sa carrière publique, il ne reconnut d’autres principes de l’art de gouverner, comme de celui de négocier, que l’équité, la modération et la bonne foi, et ce que nous aimerions à appeler la probité politique ; principes auxquels il serait en effet si heureux pour le bien de l’humanité, de voir réduire l’un et l’autre de ces deux arts. Nous nous bornons, Messieurs, sans prétendre essayer l’éloge de M. le duc de Richelieu, ni même vous présenter une notice littéraire ; nous nous bornons à déposer ici, dans le sein d’une réunion à laquelle il s’était associé avec un empressement si aimable, l’expression d’un sentiment commun à tous ceux qui eurent le bonheur de le connaître, de la douleur inspirée par l’affection, le respect et l’estime qui s’attachaient à son caractère personnel ; et nous ne craindrons pas de dire que cet hommage simple, mais sincère, est peut-être celui auquel il eût été le plus sensible. On vit rarement conserver, dans un rang aussi élevé, au milieu du prestige des honneurs, du tumulte des affaires, de la pompe ou des intrigues des cours, une simplicité aussi modeste, une droiture aussi franche, une loyauté aussi parfaite, un désintéressement aussi absolu ; et sous le nom de désintéressement, je ne parle pas seulement ici du mépris de la fortune, vertu qui heureusement n’est pas rare en France parmi les hommes publics, mais que M. le duc de Richelieu a portée cependant à un degré peu commun ; je parle de cet autre désintéressement plus difficile, qui dédaigne les jouissances de la grandeur et du pouvoir. M. le duc de Richelieu n’accepta les fonctions éminentes auxquelles il fut appelé, ne consentit à les remplir que par un dévouement, je dirais presque une sorte de résignation, dont le désir de servir le roi et son pays pouvait seul le rendre capable ; il y sacrifiait tous ses goûts personnels ; on doit le remarquer pour l’honneur de la morale. Ce fut surtout à son caractère privé, qu’il dut l’influence qu’il exerça comme homme public ; on se confiait à sa parole comme à un traité solennel ; la déférence qu’il obtenait, était celle que commande la vertu ; il transporta sur la grande scène des affaires et du monde, cette rectitude du jugement et du cœur qui caractérise, dans les rapports ordinaires de la vie, les hommes de sens et les hommes de bien. Tout en lui était pur, et c’est pourquoi tout en lui est naturellement noble et honorable. Étranger aux partis, ou plutôt supérieur à tout esprit de parti, on put croire quelquefois qu’il appartenait à un autre tems de l’histoire, tant son ame était libre des passions qui agitent le nôtre Ces passions elles-mêmes reconnaissaient en lui un médiateur, et respectèrent toujours sa personne, alors même qu’elles ne purent souscrire à ses vues. M. le duc de Richelieu éprouva, dès sa jeunesse, un goût prononcé pour toutes les études utiles. À l’époque de la révolution il voyageait dans l’étranger, pour acquérir de nouveaux moyens d’instruction ; nous avons vu à cette époque, dans les mains de son ancien instituteur, M. l’abbé Labdan, une correspondance de lui, qui attestait, avec les belles qualités de son ame, l’heureuse direction de son esprit. On sait que parmi les établissemens qu’il a formés en Crimée, il n’en est aucun auquel il ait donné plus de soins, que ceux qui avaient pour objet l’éducation publique. Il écrivait avec une étonnante facilité, avec une pureté qu’on pourrait appeler académique, mais exempte de toute prétention. On a des lettres de lui sur les matières les plus délicates ; les affaires les plus épineuses sont traitées avec une netteté, une aisance, une exactitude qui peuvent servir de modèles ; il se plaisait singulièrement dans le commerce des hommes instruits ; il applaudissait à toutes les entreprises qui ont pour but l’avancement des sciences et les progrès des arts. Lorsque la Société asiatique fut formée, l’un de nous lui confia le projet qu’avaient conçu quelques-uns de ses membres, pour le porter à la vice-présidence ; il s’y refusa de la manière la plus expresse, mais il offrit avec empressement de siéger dans notre conseil d’administration, si on voulait l’y nommer, mais sous la condition de s’y rendre utile par une coopération réelle. Il espérait seconder en effet vos travaux, par ses relations avec les diverses contrées de l’Europe, et particulièrement avec la Russie. Il projetait, dans un voyage qu’il avait l’intention de faire ce printems en Crimée, de recueillir pour vous des documens sur les contrées de l’Asie, qui avoisinent cette province ; vous l’avez vu présent à vos deux premières réunions. Nous nous honorerons toujours de penser que la fondation de cette société lui avait inspiré le plus vif intérêt. Son souvenir y sera conservé, entouré d’une juste reconnaissance, et nos regrets s’uniront aux hommages de l’Europe, à ceux dont la France entière, dont les hommes sages, surtout les ames élevées, doivent environner sa mémoire.


  1. C’est le vif intérêt que M. le duc de Richelieu prenait à l’établissement de la Société asiatique, qui nous a portés à nous écarter, dès notre premier numéro, du plan que nous nous sommes tracé de n’admettre dans ce journal que des pièces relatives à l’Orient. C’est une marque de reconnaissance toute particulière, qui ne peut pas tirer à conséquence. (Note du R.)