Dhérar, fils d’Al-Azwar

DHÉRAR, FILS D’AL-AZWAR,

Extrait du livre intitulé : Conquête de la Syrie, par Al-Wakedy, traduit de l’arabe ; par M. Grangeret de Lagrange.

Abou-Obeidah commandait en Syrie les troupes du khalife Omar, fils d’Al-Khattâb. Après avoir remporté divers avantages sur les Grecs, il mit à la tête de deux cents cavaliers Dhérar, fils d’Al-Azwar, guerrier distingué entre les Arabes, lui donnant l’ordre de se porter vers le nord de la Syrie, et de piller les villes maritimes.

Arrivés dans la plaine de Dâbik, lui et ses compagnons se couchent sur la terre pour prendre du repos. Pendant qu’ils dorment profondément, Al-Hâïm, fils de Djabalah, conduisant une armée d’Arabes qui avaient embrassé le christianisme, accourt en toute hâte, tombe sur une partie des compagnons de Dhérar, et les fait prisonniers, sans éprouver une longue résistance. Cependant Dhérar, réveillé par les cris, est déjà monté sur son cheval. Il élève la voix, et anime ainsi au combat les cavaliers qui lui restent : « Courage ! Précipitez-vous sur ces troupes viles et parjures, et abreuvez vos glaives du sang des phalanges ennemies. Défendez la religion, objet de la vénération des hommes, et cherchez à complaire au Dieu de tous les êtres, au dispensateur des bienfaits. Que celui d’entre vous qui désire échapper aux flammes éternelles, au jour où chacun recevra le prix de ses œuvres, s’élance, à l’heure même, sur l’ennemi, avec l’impétuosité du lion, et qu’il ne songe qu’à se rendre agréable à l’envoyé qui n’a point trompé les hommes. »[1]

Il dit, et à l’instant un combat opiniâtre s’engage entre les Musulmans et les Arabes qui s’étaient fait chrétiens. Dhérar, malgré ses efforts prodigieux, est enveloppé de toutes parts. Les chrétiens se saisissent de sa personne, le chargent de fers, et le conduisent à Antioche. La nouvelle de la défaite de Dhérar étant parvenue à Abou-Obeidah, lui et les musulmans gémissent sur son triste sort ; et Khoulah, fille d’Al-Azwar, sœur du héros captif, exhale sa douleur en ces termes :

« Hé quoi ! n’y a-t-il personne qui puisse nous donner des nouvelles de mon frère ? Qu’on me dise ce qui peut le contraindre à rester si long-tems éloigné de nous. Hélas ! si j’avais su que nous dussions nous séparer pour ne plus nous revoir, je lui aurais réitéré les plus tendres adieux. Lugubre oiseau, qui naguères me prédis son départ, n’apporteras-tu donc pas la joie dans nos cœurs, en nous annonçant l’arrivée prochaine de l’absent bien-aimé ! Comme tous nos jours étaient calmes et sereins, quand mon frère restait auprès de nous ! Il faisait notre félicité et nous faisions la sienne. Ah ! que Dieu combatte et extermine la séparation ! Qu’elle est remplie d’amertume ! Que ses traits sont meurtriers ! Ah ! que veut-elle de nous ? Je me rappelle les momens délicieux que nous avons passés avec mon frère. Pourquoi faut-il que la fortune inconstante nous ait éloignés l’un de l’autre ! Si jamais il revient à sa demeure chérie, je couvrirai de baisers les pieds de sa monture. Ô douleur ! puis-je oublier l’instant où il m’a été dit : Dhérar est dans les fers ; nous l’avons laissé sur le sol de l’ennemi, et nous lui avons dit un dernier adieu. Hélas ! les jours de l’homme ne sont qu’un prêt de peu de durée, et nous disparaissons comme une parole qui n’a point de sens. Chaque fois que quelqu’un m’entretient de mon frère, je sens que mon cœur souffrant et plaintif ne peut s’attacher à d’autres qu’à lui. Salut à mon frère bien-aimé, à toute heure du jour, soit qu’il reste volontairement éloigné de nous, soit qu’une dure nécessité le condamne à en être séparé ! »

Une femme arabe dont le fils avait été fait prisonnier avec Dhérar, se trouvant alors dans la maison de Khoulah, fille d’Al-Azwar, se plaint ainsi de sa perte :

« Ô mon fils ! la tristesse a consumé mon cœur. Mes larmes ont brûlé le passage qui leur donne issue, et elles ont allumé le feu de la douleur ; mes entrailles ont recélé des flammes cruelles qui les dévorent. J’interroge avidement tous ceux qui arrivent ici montés sur leurs chameaux, dans l’espoir qu’ils me donneront de tes nouvelles, ô mon fils ! et que ma couche, pendant la nuit, sera moins tourmentée. Mais hélas ! nul n’a pu, jusqu’à présent, m’instruire de ton sort ; nul n’a pu me dire que tu reviendras. Ô mon fils ! depuis que je ne te vois plus, ma vie est abreuvée d’amertume, et mes yeux sont toujours noyés de larmes. Mes facultés sont anéanties, et ma demeure n’est plus qu’un désert. Si tu vis encore, je me résous à passer dans le jeûne une année entière ; mais s’il en est autrement, quel remède l’homme peut-il apporter à ce malheur ! »

Cependant Dhérar et ses compagnons sont présentés à Héraclius. On leur ordonne de se prosterner devant le roi ; ils refusent d’obéir. L’envoyé de Dieu, dit Dhérar, nous défend de nous prosterner devant les créatures. Une dispute théologique s’élève entre Héraclius et Dhérar. Mécontent des discours hardis du guerrier musulman ; et, de plus, excité à la vengeance par ceux qui l’entourent, le roi donne ordre que l’on fasse périr, sur le champ, Dhérar par le glaive. Il reçoit quatorze coups de sabre, dont aucun, dit l’historien, ne fut mortel, Dieu voulant le sauver des mains de ses ennemis, pour qu’il continuât à défendre son envoyé. Le roi ayant commandé qu’on lui coupât la langue, Jokana, chrétien qui s’était fait musulman, et qui, pour mieux réussir dans ses desseins, feignait de rester dévoué aux Grecs, engage Héraclius à ne point maltraiter ainsi Dhérar, et le supplie de le lui abandonner, ajoutant que si le lendemain il respirait encore, il le conduirait, dès le matin, à la porte de la ville, et que là il lui trancherait la tête, châtiment qui affaiblirait considérablement les Arabes. Le roi approuve ce conseil. Aussitôt Jokana, aidé de son fils qui faisait partie des deux cents cavaliers commandés par Dhérar, conduit ce héros dans sa maison. On panse toutes ses blessures, et on lui donne tous les secours nécessaires. Dhérar recouvre enfin l’usage du sentiment. Convaincu que Jokana était demeuré fidèle à l’Islamisme, il le remercie, ainsi que son fils, de leurs généreux soins, et s’entretient quelque tems avec eux des objets de son affection ; puis il prie ses bienfaiteurs de transmettre aux musulmans et à sa sœur, le discours en vers qu’il va leur dicter :

« Ô vous, qui m’êtes si secourables, je vous conjure, au nom de Dieu, de porter mes derniers adieux à la Mecque et au mur sacré qui enferme le temple. Puissiez-vous, tant que vous vivrez, goûter mille délices ! Que la gloire, la félicité et l’assistance céleste vous accompagnent sans cesse ! puissent-ils n’être point perdus auprès de Dieu, les bienfaits que je reçois de vous ! Déjà je sens que mes vives douleurs sont adoucies. Vos soins compatissans m’ont procuré du soulagement et du repos. C’est ainsi que les hommes doivent faire entre eux un noble échange d’actions généreuses. Non, et j’atteste ici le temple sacré de Dieu, la mort n’est pas ce qui m’afflige ; mais ce qui cause toute ma peine, c’est le sort malheureux de ma mère avancée en âge, que j’ai laissée dans des lieux déserts et incultes. Privée de toute ressource, elle manque de force pour résister aux coups de la fortune ; elle n’a point d’autre asyle que les déserts ; point d’autre nourriture que l’absinthe, l’aurone et l’herbe sauvage. J’étais son unique appui, après qu’elle eut perdu les hommes à qui elle avait engagé sa foi ; et, quoique je fusse pauvre, je faisais tous mes efforts pour lui procurer une subsistance honorable. Je la nourrissais des bêtes fauves qui tombaient en mon pouvoir. Tour à tour je lui apportais des lièvres, des gerboas, des petits de chamois, de jeunes gazelles, des fruits du lotus et des génisses, habitantes des déserts. Je défendais sa demeure contre toute attaque étrangère, et je lui prodiguais les soins les plus assidus, lorsqu’elle se trouvait dans l’affliction et dans la détresse. Mais aujourd’hui, je n’ai eu en vue que la gloire de Dieu, en combattant avec ma lance ceux qu’il a maudits ; et j’ai voulu réjouir la plus excellente des créatures, Mahomet, dans l’espérance d’obtenir la victoire au jour du jugement. Ah ! celui qui redoute ce jour doit s’efforcer de plaire à son Dieu, en exterminant les adorateurs impies de la croix. Animée par cette crainte salutaire, ma sœur a livré, comme moi, bataille aux incrédules, et elle n’a point cessé de se précipiter sur eux la lance à la main. Elle me disait au moment que nous allions nous séparer : Ô mon frère, je sens que je ne pourrai point supporter ton absence. Ô mon frère, quelle dure séparation ! Qui viendra de ta part nous apporter l’heureuse nouvelle de ton retour ? Ah ! lorsque l’homme a quitté la terre qu’habitent les siens, la fortune a décidé d’avance s’il reviendra dans sa patrie ou s’il périra loin d’elle. Allez donc, généreux amis, et portez à ma sœur un tendre salut. Dites-lui que son frère est mort dans un pays étranger, victime de la cruauté de ses ennemis. Dites-lui que c’est en défendant l’islamisme et le plus pur d’entre les hommes, qu’il a été renversé, couvert de blessures, mis en lambeaux ; et vous, colombes, habitantes de l’Arak, portez le message d’un amant qui ne peut revenir de son ivresse. Colombes de Nagd, allez redire les paroles d’un infortuné qui soupire sans cesse après l’armée des musulmans et leurs chefs glorieux. Dites-leur que Dhérar est chargé de fers, et qu’il gémit loin de sa patrie dans des contrées inhabitées. Colombes de Nagd, faites entendre les discours d’un être souffrant, seul et délaissé, et qui languit dans l’opprobre de la captivité. Si ma sœur bien-aimée s’informe de mon sort, dites-lui que mes larmes coulent en aussi grande abondance que les eaux des nuages. Colombes de Nagd, gémissez aux lieux qui m’ont vu naître, et dites : Dhérar est vivement ému au souvenir de sa terre natale. Si vous approchez des tentes où repose ma famille, dites alors : C’est ainsi que la fortune fait succéder la douleur à la félicité. Dites : Le captif que vous connaissez est en proie à des flammes dévorantes, et tout son corps est abattu par la souffrance. Sa vie ne s’étend pas au-delà de vingt-huit ans ; et les grâces qui naguères brillaient sur son visage, aujourd’hui sont effacées par les larmes que lui ont fait répandre et l’absence et des maux sans remède. Il a quitté volontairement sa patrie dans le dessein de combattre les infidèles, et ces enfans de l’ignominie se sont emparés de lui par la trahison. Amis compatissans, que Dieu vous comble de ses bénédictions ! Hâtez-vous de déposer mon corps dans cette terre, et écrivez sur ma tombe l’étrange histoire de mes malheurs. Ô vous, colombes d’Al-Hathîm et de Zemzem, faites à ma mère le récit de ma fin déplorable, et montrez-lui le lieu de ma sépulture. Peut-être la fortune, devenue un jour propice, permettra-t-elle à ma mère de visiter le tombeau abandonné d’un étranger !

Quand Dhérar eut cessé de parler, Jokana, qui avait écrit toutes les paroles sorties de sa bouche, plia la lettre qui les contenait, et chargea un homme affidé d’aller la porter aux musulmans. Lorsque l’envoyé fut arrivé devant Abou-Obeidah, il lui dit : J’ai à te remettre une lettre de la part d’un de ces guerriers qui languissent dans les fers à Antioche : il se nomme Dhérar, fils d’Al-Azwar. Alors Abou-Obeidah prit la lettre, en rompit le cachet, et la lut au peuple réuni autour de lui. Au récit funeste que Dhérar faisait de ses malheurs, tous les musulmans furent émus de compassion, et ils pleurèrent amèrement. Khoulah, sœur de Dhérar, instruite de ce qui se passait, accourut hors d’haleine, et s’adressant à Abou-Obeidah : Lis-moi, lui dit-elle, les vers de mon frère. Abou-Obeidah en commença de nouveau la lecture, et, presque au même instant, Khoulah fondit en larmes, ses forces l’abandonnèrent, et sa douleur devint si vive que le général des musulmans, croyant qu’elle allait expirer, ne put achever de lire les vers de Dhérar. Enfin Khoulah s’écria : Nous appartenons à Dieu, et nous retournerons vers lui : il est le seul puissant, le seul fort. Je jure de venger Dhérar. Tout le peuple eut bientôt gravé dans sa mémoire les vers de Dhérar, et il ne fut aucun musulman qui ne se plût à réciter les infortunes de ce guerrier.

Abou-Obeidah, impatient de poursuivre le cours de ses conquêtes, ne tarda pas à se mettre en marche vers Antioche. Il était accompagné de Khaled, fils d’Al-Walid ; d’Amrou, fils d’Al-As ; d’Abd-Arrahman, fils d’Abou-Becr, et d’une foule d’autres guerriers renommés par leur courage. À la suite de l’armée marchait une troupe de femmes plaintives, qui ne formaient des vœux que pour la délivrance des objets de leur tendresse, retenus dans les fers. Mais nulle ne manifestait une douleur aussi profonde que la fille d’Al-Azwar. Le doux sommeil s’enfuyait de ses yeux abîmés par les larmes, et aucune parole de consolation ne pouvait pénétrer dans son cœur pour calmer ses angoisses mortelles.

Cependant Jokana avait facilité l’évasion de Dhérar et de ses compagnons. Animés par l’arrivée subite de quelques détachemens qu’Abou-Obeidah avait envoyés en avant, les musulmans, rendus à la liberté, tombèrent bientôt sur les Grecs, et les firent repentir des cruautés qu’ils avaient exercées à leur égard. Dhérar se précipita sur eux frémissant de rage, et son glaive sut bien alors le venger de tous les maux qu’il avait soufferts. Chaque fois qu’il étendait un ennemi à ses pieds, il disait d’une voix terrible : Vengeance de Dhérar ! Pendant qu’il faisait un tel massacre des Grecs, il aperçut, non loin de lui, un cavalier musulman qui donnait des preuves signalées de sa bravoure. Seul il rompait, dispersait des bataillons entiers, et ne cessait de crier d’un ton plein de fureur : Vengeance de Dhérar ! Frappé de ce spectacle, Dhérar s’approche du cavalier qui portait des coups si formidables, le considère avec attention, et reconnaît sa sœur. Ô fille d’Al-Azwar, s’écrie-t-il, regarde-moi, je suis ton frère ! À ces mots, Khoulah s’élance vers Dhérar pour l’embrasser et s’entretenir avec lui. Ô ma sœur, dit Dhérar avec feu, il vaut mieux aujourd’hui combattre les infidèles, que de perdre le tems en de vains discours. Allons ! que nos chevaux, se précipitant ensemble, nous fassent jour à travers les bataillons des Grecs ; et que nos lances, poussées de front, se teignent de leur sang odieux. Rendons-nous dignes, en soutenant la cause du Très-Haut, des récompenses glorieuses promises par son envoyé.

À peine Dhérar eut-il achevé ces mots, que déjà il voit les Grecs plier de toutes parts, et fuir devant les musulmans victorieux. Les troupes d’Abou-Obeidah arrivaient successivement, se jetaient avec impétuosité sur l’ennemi, et répandaient dans ses rangs la terreur et la confusion. En ce jour, le fer des Musulmans moissonna un grand nombre de Grecs et d’Arabes qui avaient embrassé le christianisme.

Héraclius, trahi par plusieurs de ceux qu’il croyait lui être fidèles, et de plus, effrayé par un songe qui lui avait montré son empire penchant vers sa ruine, avait quitté Antioche, et s’était embarqué, pendant la nuit, avec un petit nombre des siens, pour aller se réfugier dans les murs de Constantinople. Lorsque le feu dévorant de la guerre eut cessé d’exercer ses fureurs, on remit les trésors et les captifs à Abou-Obeidah, qui s’empressa de rendre grâces au Très-Haut de l’heureux succès de ses armes. Mais tout à coup Dhérar, fils d’Al-Azwar, qui venait de laver

ses injures dans le sang de tant de Grecs, paraît, suivi de ses compagnons, au milieu des Musulmans étonnés ; et tous les Musulmans saluent Dhérar et ses compagnons, et se réjouissent de leur délivrance.

  1. Le texte de ce discours et des trois suivans se trouvera dans un recueil de poésies arabes inédites, maintenant sous presse à l’imprimerie royale. Ce recueil sera accompagné d’un choix de commentaires arabes pour les principaux morceaux, d’une traduction française de toutes les poésies, et d’observations critiques et littéraires.