ÉPILOGUE

I


La rue d’Anjou est pleine de conscrits riant, chantant, jouant la gaieté que beaucoup n’ont pas. Mais, puisqu’il est d’usage de faire un peu les fous le jour où l’on va chercher au fond de l’urne son numéro d’entrée au régiment, tous les jeunes gens doivent s’y conformer.

Dans une voiture à l’angle du faubourg Saint-Honoré, une mère attendait son garçon. Un sourire se jouait sur ses lèvres, ses beaux yeux roux brillaient d’une joie douce, et tout à coup elle ouvrit vivement la portière, du geste heureux qui précède une arrivée souhaitée, attendue.

Un jeune homme accourait, agitant en l’air le grand carré de papier bariolé où figurait, en chiffres énormes, le numéro 113. Des femmes, des camelots avec des rubans tricolores, des fleurs, des petits drapeaux, l’empêchaient d’avancer. Et soudain, dans sa joie, il eut une idée, prit un minuscule drapeau et le piqua à sa boutonnière, jetant une pièce blanche dans la corbeille de la vendeuse. Puis, sans attendre sa monnaie, il reprit sa course, sauta dans la voiture, et le cocher, qui avait des ordres, partit de suite.

« Là, ça y est, mère, pioupiou français, ton gars ! Naturalisé juste à point, conscrit et content. Ah ! ma petite mère, tu t’entends bien à faire les braves, je me sens de force à conquérir le monde. Vive la France et maman ! »

Elle se pencha vers lui, mit un baiser sur la joue fraîche auprès de la petite moustache naissante de son fils.

Ce mouvement rapprocha leurs deux visages, aussi semblables que peuvent l’être deux natures humaines féminine et masculine, charmantes toutes deux, bonnes à regarder, tant elles respiraient de loyauté et de bonté.

La mère tenait le numéro du conscrit, le fixait, puis un soupir souleva sa poitrine, la pensée déjà envolée au loin vers une autre scène à peu près semblable sans doute, à laquelle elle n’avait pu assister… là-bas, de l’autre côté du Rhin. Il devait y avoir déjà deux ans…

Le jeune conscrit devina ce que songeait sa mère, et il voulut, comme toujours, chasser les papillons noirs voletant autour d’eux.

« Alors, mère, tu as invité les vieux amis à dîner en l’honneur du tirage au sort de ton soldat. Tu sais, je planterai des drapeaux dans tous les verres. »

Elle sourit doucement.

« Nous aurons l’air à la guinguette, mon ami.

— Eh ! qu’importe, nous serons chez nous, libres de nous amuser à notre idée ; on dira si l’on veut que nous ne sommes pas distingués, pas gens du monde gourmé où l’on pontifle, qu’importe. Sommes-nous comme d’autres, nous ? N’avons-nous pas le droit, après tant de soucis, de crier victoire ? Tu voulais ton fils Français, comme toi, tu n’y es pas arrivée sans peine et sans gloire. Et puis, nos amis ne se formaliseront pas, tous sont sincères et nous aiment. Qui as-tu invité ?

— Rien que les anciens : M. l’abbé et Mme Rozel, ta grand’mère, Georges Lahoul, qui a tout exprès obtenu congé de ses professeurs. »

La voiture s’arrêtait devant l’appartement que, depuis douze ans, habitait rue François Ier la comtesse Hartfeld.

Michelle et son fils — on les a reconnus — descendirent. Un jeune homme et une femme endimanchée, qui attendaient sous le porche, s’élancèrent au-devant d’eux. Le jeune homme avait l’épaule enguirlandée de longs rubans blancs, bleus, rouges. À son chapeau était attaché son numéro, il avait à sa boutonnière une fleur en papier.

« Moi ! j’ai 110, cria-t-il, regarde, Henri, un bon. Pas marsouin, pour sûr.

— Moi j’ai 113, trois de plus que toi ; on sera ensemble mon vieux.

— Faut tâcher d’être cavalier.

— N’importe, pourvu qu’ils nous mettent quelque part dans les rangs de l’armée française ! »

Les deux conscrits montaient l’escalier, lancés, joyeux, et les deux mères suivaient.

« Vous avez la larme à l’œil, ma bonne Madame Pierre, dit la comtesse à sa compagne, le départ n’est pas tout de suite. Et puis, je vous l’ai promis, je m’installerai dans leur ville de garnison, je soignerai nos deux enfants.

— Oh ! je sais que vous avez toujours été parfaite pour mon François, mais ce n’est pas lui que je plains, c’est moi. Un si gentil enfant, aux petits soins pour sa mère, malgré son instruction de monsieur. »

Elles entrèrent, le déjeuner était servi. Leurs quatre couverts, pas plus, se faisaient vis-à-vis. On allait causer à table, noyer le chagrin dans deux doigts de champagne.

Mme Pierre s’était assise. Elle dépliait la serviette roidie et calandrée par elle-même, avec vénération.

« Dommage de la salir, pour sûr, » grommela-t-elle.

La maîtresse de maison ayant vite ôté son chapeau, s’asseyait en face de son fils.

« Servez vite, ordonna-t-elle, il est midi passé, ces jeunes gens meurent de faim. »

Le domestique présentait les hors-d’œuvre, et Mme Pierre se servait tranquillement sans aucun embarras, à l’aise, grâce à l’exquise bonté de son ex-voisine.

« Et dire, commença-t-elle, qu’il y a une douzaine d’années vous arriviez, Madame la comtesse, dans notre petite maison des Ternes si pauvre, si chagrine avec votre garçon. Ça été mon bonheur à moi, ce voisinage-là.

— Et le mien aussi, Madame Pierre, vous m’avez aidée et souvent consolée. Aujourd’hui même encore, votre présence me fait du bien, car je retombe à chaque instant dans le vide de mon isolement. À cette table où nous sommes quatre, il manque deux autres enfants.

— Vos petits Allemands ?

— Wilhem et Frida, le frère et la sœur d’Henri.

— N’y pensez donc pas puisqu’ils sont heureux.

— Heureux, je l’espère. Mais croyez-vous qu’ils n’ont pas au cœur un point douloureux, eux aussi. Mon fils aîné est l’absolu portrait de son père : brave, énergique, tendre aussi, et je suis sûre qu’il souffre de l’abandon maternel.

— Abandon forcé.

— Sans doute, mais dont je le vois, il n’a jamais bien compris la triste obligation. Il reste en lui, à mon égard, un peu de froideur.

— Et votre Frida ?

— Oh ! celle-là ne m’aime pas du tout ; élevée loin de moi, entretenue dans l’idée que j’étais une mère dénaturée, elle n’a pour moi aucune tendresse. Elle m’écrit tous les ans une lettre officielle.

— Mais quand vous allez là-bas.

— Aux vacances avec Henri. Nous y restons un peu par devoir, sentant combien notre présence pèse. La tante des enfants me parle à peine, Wilhem est presque affectueux, Frida silencieuse, Henri, tellement mal à l’aise avec sa nature exubérante, que nous abrégeons toujours notre voyage, ne parvenant à retrouver nos manières naturelles qu’à la frontière.

— Pourtant les deux frères s’aiment.

— Beaucoup. Wilhem est noble et généreux. Malgré l’option de son frère pour la France et qu’il désapprouvait, mon fils aîné a partagé intégralement avec Henri la fortune paternelle. Aucune loi ne l’y forçait. Il a agi d’après sa propre justice.

— De sorte que vous voilà millionnaires.

— Henri oui, pas moi, je n’ai pas un franc de rente, dit Michelle en souriant, avec sa belle indifférence de tous temps pour l’argent.

— C’est comme moi, alors, fit Mme Pierre, j’ai mes deux bras, une bonne tête. Dieu merci, et un bon état.

— Moi, j’ai un bon fils. »

Henri et François causaient ensemble avec animation sans prêter attention à ce qui se disait près d’eux. Ils parlaient des camarades des garnisons avec l’entrain de leur âge.

« Vous ne le laisserez pas soldat après son temps, Madame la comtesse ? reprit la blanchisseuse en regardant Henri : Il ne veut pas faire sa carrière de l’état militaire ? Ça lui irait pourtant joliment bien l’habit d’officier, un si beau garçon !

— Non. Nous aurons bien assez, lui et moi, de trembler pendant trois ans de l’inquiétude d’une guerre.

— Ma foi, je le comprends, je ne voudrais pas non plus voir François continuer à vivre sous les drapeaux.

— J’ai une raison bien grave. Si un conflit éclatait entre les deux vieilles ennemies : la France et la Prusse, vous voyez notre situation, n’est-ce pas ?

— Deux frères se battant l’un contre l’autre.

— Justement. Wilhem, qui est allé à l’École militaire à Berlin, est déjà officier. Je ne sais pas ce que je pourrais bien devenir si je voyais mes fils dans deux camps ennemis : folle probablement.

— Ça donne la chair de poule, en effet.

— François, lui, ne sera soldat qu’un an.

— Oui, il est fils de veuve et élève de l’École centrale.

— C’est à vous que je dois ce dernier titre, Madame, ajouta François qui écoutait à demi. Je reviendrai vite près de ma chère maman. Si vous ne m’aviez pas fait faire mes études avec Henri, je ne serais pas aujourd’hui en passe d’être ingénieur.

— Dame, c’est sûr, nous vous devons notre bonheur, renchérit Mme Pierre.

— C’est-à-dire que François doit à son amour du travail le succès de ses études. Je n’ai été qu’égoïste en donnant à mon fils un ami fidèle.

— Vous avez même dépassé les limites de l’égoïsme, Madame, ajouta François, parce que les extrêmes se touchent. »

François avait l’âge d’Henri. C’était une excellente nature, délicate et dévouée, ayant dans l’âme l’amour du devoir et du travail. Né dans un milieu simple où l’on gagnait rudement son pain, il avait appris de bonne heure à regarder la vie comme une lutte, et il avait mis toute son activité à être vainqueur. À l’école des Frères de la rue Saint-Ferdinand, il avait été le premier, étudiant en hiver auprès du fourneau où chauffaient les fers à repasser de sa mère, et l’été sur la petite terrasse avec son jeune voisin.

Lors du retour à l’aisance d’Henri, il avait éprouvé un chagrin, un vide, et Mme Pierre, un jour, en venant apporter le linge rue François Ier, peut après le départ de Michelle d’Allemagne et sa réinstallation aisée en France, avait exprimé, sans y songer, la peine de son fils.

Aussitôt Henri voulut aller voir François.

Il le ramena chez lui et dès lors l’habitude se prit de passer le dimanche ensemble. Puis, quand François eut treize ans, son certificat d’études en poche, Mme Pierre, qui gardait une grande confiance en son ex-voisine, vint lui parler sérieusement de l’avenir de son fils, lui demander un conseil.

Il voulait être mécanicien, aller sur les locomotives comme son pauvre père, et elle était épouvantée.

« Détournez-le de ces idées-là, Madame la comtesse », suppliait la blanchisseuse.

Alors Michelle, un dimanche après dîner, avait pris à part le gamin intelligent pour causer avec lui :

« Veux-tu aller au collège avec ton camarade ? dit-elle.

— Je voudrais bien, mais nous sommes trop pauvres, je ne veux pas demander à maman, qui tape ses fers, tant que le jour dure, sur le linge des clients, de me payer l’instruction, elle a déjà assez de peine à gagner notre pain.

— Et si ta pension ne coûtait rien à ta mère ?

— Je serais bien content, parce que j’aime à étudier ; mais je sais que cela ne se peut pas.

— Cela se peut, tu suivras les classes d’Henri. »

François ne comprit que plus tard l’extrême bonté de la comtesse, et quand il se vit le premier de son cours, obtenant à seize ans son baccalauréat, admis plus tard à l’École centrale avec compliments, il reporta tout l’honneur de ses succès à sa bienfaitrice et accourut vers elle, tout ému, le cœur débordant.

« Je dois la vie à ma mère et à vous l’avenir ; vous m’avez armé pour combattre, je serai digne de vous. Toutes mes couronnes, je les mets à vos pieds, avec mon dévouement pour vous et votre fils. Je ne puis rien vous payer qu’en affection.

— Tu me récompenses au delà de mes mérites, mon enfant. »

Depuis lors, les deux jeunes gens ne s’étaient pas quittés et pas une heure le courage et la reconnaissance de François n’avaient failli.

Le déjeuner s’acheva gaiement puis les deux conscrits sortirent pour aller au Bois, déposant en passant la bonne Mme Pierre rue Demours où l’instant d’après, en camisole et tablier blanc, elle glissait ses fers sur la toile roidie.