X


L’été et l’hiver suivirent leur cours, Henri fit sa Première Communion, et ce fut une jolie fête chez l’abbé Rozel, où Mme Carlet vint aussi dîner.

François, le compagnon d’étude et de jeu du petit garçon, avait suivi avec lui tous les exercices de la retraite et s’était montré d’une exemplaire piété. Leurs deux mères, de ce fait, s’étaient encore rapprochées ; maintenant Mme Pierre avait un peu compris que l’éducation de sa voisine était supérieure à la sienne : mais elle restait flattée de ses relations et avait pour Mme Hartfeld une vénération que celle-ci lui retournait en sincère estime.

Les deux voisines se rendaient de mutuels services.

Donc, le soir de ce beau jour de juin, comme Michelle et son fils rentraient chez eux, ils rencontrèrent dans leur rue Madame Pierre, très pressée, qui se heurta presque à eux.

Ils l’arrêtèrent, en souriant :

« Ah ! c’est vous, bien, j’ai de la chance, c’est après vous que je cours.

— Après moi ?

— Oui, tenez, une dépêche, elle est arrivée il y a un instant, et je me suis dit comme ça que puisqu’on avait fait jouer le télégraphe, c’était pas pour que le papier restât à vous attendre. »

Michelle pâlit et ouvrit fébrilement la petite enveloppe bleue :

« Michelle, venez de suite à Rantzein, j’ai à vous entretenir de choses graves. Rien d’inquiétant, au contraire.
Edvig. »

Michelle demeura stupéfaite. Quoi ! après deux ans, Edvig lui écrivait, et sur ce ton poli. Elle songeait à la rassurer ! Qu’était-ce ?

« Mère, nous allons partir, dit Henri. Je suis sûr, vois-tu, que c’est du bonheur. J’ai trop bien senti, ce matin, à la messe, qu’il venait enfin vers nous.

— Oui, tu as raison. Seulement, doit-je t’emmener ?

— Bien sûr. Tu ne vas pas me laisser.

— Mais si ta tante veut te reprendre.

— Ça, jamais, je suis un homme à présent, et Wilhem ne le permettrait pas, ajouta l’enfant avec sa belle confiance en l’aîné.

— Attendez donc, fit Mme Pierre, qui écoutait sans trop comprendre ; c’est de vos parents d’Allemagne, pas vrai ? Eh bien ! laissez-moi Henri, allez à vos affaires. J’aurai soin du gosse comme du mien.

— Je le sais, mais le petit sera content de voir là-bas ceux qu’il aime. Je vais le prendre avec moi. Rendez-moi le service, ma bonne Madame Pierre, d’aller prévenir de mon départ obligé et immédiat, ma mère et M. et Mme Rozel.

— Ce sera fait dès demain matin. »

La nuit fut agitée pour Michelle. Elle réfléchit à mille choses et bâtit mille histoires. Puis, au jour, elle appela son fils, qui était déjà éveillé, et ils se mirent à préparer une petite valise.

Mme Pierre frappait à la porte.

« Tenez, disait-elle, je vous apporte votre lait avec le mien, bien sûr que vous oublieriez de déjeuner, ce matin.

— Merci, répondit Michelle avec un sourire ; je vais vous laisser mes clés ; si toutefois mon séjour se prolongeait, je vous enverrais un petit mot pour demander des vêtements.

— N’allez pas nous lâcher, au moins. »

Les deux femmes se serrèrent les mains. La blanchisseuse embrassa Henri, et François courut chez l’abbé Rozel.

Le voyage se fit d’une traite sans encombre. À la gare de Rantzein, un coupé attendait les voyageurs. Le cocher et le valet de pied étaient inconnus de la comtesse et de son fils.

Le trajet très court fut accompli en quelques minutes, pendant lesquelles le cœur des deux fugitifs, qu’avaient été la mère et le fils, battait à se rompre. Cette route, ils la connaissaient.

Cette grille du château maintenant s’ouvrait devant eux.

La voiture s’arrêta au perron.

La comtesse Hartfeld eut peine à monter l’escalier, tant ses jambes tremblaient. Frida et son institutrice se tenaient sur le haut des marches. Michelle voulut saisir sa fille dans ses bras, l’embrasser, mais la petite effarouchée se sauva à toutes jambes.

« Mon fils Wilhem ? balbutia l’arrivante.

M. Wilhem est au collège, Madame, répondit l’institutrice, mais Mlle Hartfeld vous attend dans son appartement. Elle est trop souffrante pour descendre. Je vais vous y conduire.

— C’est inutile, je le connais. »

Elle monta, toujours suivie d’Henri, tout désorienté, tout surpris, ayant difficulté à reprendre contact avec les choses. Michelle frappa à la porte de sa belle-sœur.

Herein[1], dit la voix rude de l’Allemande.

Michelle entra.

La vieille Edvig était sur une chaise longue ; elle tendit les bras à son neveu qui, ému, attiré par l’ardente expression de tendresse de sa tante, s’y précipita.

« Tante Edvig, enfin !

— Mon enfant bien-aimé ! »

Elle le fit asseoir près d’elle, et alors, d’une voix grave quoique un peu hésitante, elle dit :

« Michelle, je vous tends la main.

— Je l’accepte de bon cœur, fit la jeune femme.

— Michelle, j’ai à accomplir vis-à-vis de vous une grande œuvre de réparation.

— Dieu soit loué !

— Oui, Dieu soit loué, ma sœur, car il a fait un miracle.

— Vous avez enfin découvert mon innocence.

— Oui, et pleinement. Si nous pouvions réparer le passé, rappeler à nous celui qui fut la victime de cet immense malheur. »

Les deux belles-sœurs s’attendrissaient.

« Heinrich, dit Edvig, va, mon enfant, près de ta sœur, reprends possession de cette maison qui est la tienne, sois libre, agis à ta guise. Ton ancienne chambre est préparée pour toi, celle de ta mère l’est pour elle. »

Le petit ne se fit pas prier, il bondit au dehors. Alors Edvig, toujours grave, reprit :

« Approchez-vous de moi, Michelle, ce que j’ai à vous dire m’est pénible, car je dois m’accuser ; mais je vous ai vu si charitable souvent, que j’espère, moi aussi, en votre indulgence.

— Comptez-y pleinement, ma sœur.

— Écoutez donc : Après la Première Communion de Wilhem, je résolus de quitter Berlin, je ne pouvais vivre dans cet hôtel aux odieux souvenirs, je voyais la nature énergique et virile de mon neveu se rapprocher de plus en plus de celle de mon pauvre frère. Je reconnus que je pouvais avoir confiance en un caractère si parfaitement équilibré, et je consentis à m’en séparer, à le laisser poursuivre ses études et à venir, moi, habiter Rantzein, cette maison de famille, berceau des Hartfeld. En conséquence, je déménageai l’hôtel de Berlin. Je voulais moi-même mettre en ordre les objets ayant appartenu à mon bien-aimé frère. Et quand tout fut emballé, parti, je revins seule dans ce cabinet de travail, témoin d’un si horrible scène. La pièce était vide, la place des meubles enlevée marquait sur le tapis, et je vis dans le rectangle dessiné par un bahut ancien, de petits papiers blancs. Je reconnus les cocottes avec lesquelles notre Frida jouait la veille du jour néfaste. Je me baissai pour recueillir encore ce triste souvenir. Alors, sur ce papier, un mot frappa mes regards, une stupeur inouïe le figea sur place. Je dépliai la feuille non déchirée, mais seulement chiffonnée, et je découvris…

— La pièce que je devais avoir volée.

— Précisément.

— Je renonce à vous peindre l’état de mon âme.

— Votre remords ?

— Non, pas encore, Michelle, je dois à la vérité de m’accuser. Je pensai que mon pauvre frère vivrait encore si cette fatale lettre avait été trouvée à temps, et je n’eus qu’une idée : la rendre au dossier auquel elle appartenait. Je courus au palais impérial, je sollicitai d’urgence une audience. Le kronprinz me reçut.

J’étais tellement troublée que je ne savais plus m’exprimer ; mais le prince, avec cette bonté que tout le monde s’accorde à lui reconnaître, me prit des mains la maudite pièce. Comme vous tout à l’heure il s’écria : « Dieu soit loué ! » Et après un silence il dit, m’ouvrant enfin les yeux :

« Mais alors, votre pauvre belle-sœur ne fut jamais coupable, nous avons été étrangement cruels, Mademoiselle Hartfeld, il faut en hâte réparer cette injustice. »

— J’ai obéi, Michelle, maintenant vous savez tout. »

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques jours s’écoulèrent, Wilhem vint en congé et ce fut entre la mère et les fils une expansion joyeuse ; seule, Frida gardait une indifférence égoïste, elle jouait, embrassait sa mère en hâte et ne montrait pas le cœur dévoué et vibrant de ses frères.

Puis Wilhem dut repartir. Ses études ne pouvaient s’interrompre, si l’enfant voulait poursuivre son but difficile de gagner l’école militaire avant l’âge. Henri, de son côté, devait apprendre aussi. Alors Mlle Hartfeld fit de nouveau appeler sa belle-sœur près d’elle.

« Michelle, dit-elle, nous n’allons pas ainsi prolonger les vacances. Il faut régler à nouveau nos intérêts : vivre ensemble n’est plus possible, le seul lien qui unissait un peu notre antipathie réciproque est brisé. Je vous conseille donc de retourner vivre dans le pays que vous aimez.

— Vous voulez encore me séparer de mes enfants ?

— Nullement. Wilhem l’est de nous tous ; Heinrich n’a pas les goûts militaires de son frère, il peut donc continuer ses études en France. Quant à Frida, elle a besoin de l’air natal pour se bien porter ; je vous demande donc, au nom de mon frère qui avait en moi une absolue confiance, de me laisser ma nièce, j’en ferai une honnête Allemande. Chaque année, vous serez libre de venir passer ici vos vacances au milieu de vos enfants et j’aurai, moi, la joie de voir mon cher Heinrich.

— J’accepterais, Edvig, si cet arrangement me semblait être mon devoir.

— Il l’est. Vous n’ignorez pas que Rantzein appartient à Wilhem, que la fortune de mon frère est à ses enfants, que moi je possède en propre la moitié de ces terres. Je vous ferai remettre par mon notaire les rentes d’Heinrich jusqu’à sa majorité, elles seront très largement suffisantes pour vous deux.

— Permettez-moi de réfléchir.

— Quand j’aurai ajouté que tel est le désir de l’empereur, vous serez, je pense, convaincue.

— Cependant ce que vous venez de me dire implique chez le kronprinz une pensée différente.

— Nullement. Il s’agissait de réparer une injustice. Ceci est fait. Mais votre hostilité bien connue des années précédentes ; le soin que vous aviez d’afficher vos couleurs françaises en plein palais impérial font, qu’à présent que votre mari n’est plus là pour répondre de vous, la chancellerie souhaite vous voir à l’étranger. »

Michelle se leva.

« Je partirai demain, » dit-elle.

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