II


Michelle se rendit le lendemain chez Mme Freeman, celle-ci la reçut en amie et tout de suite liées, les deux femmes causèrent intimement.

« Il faut que je vous associe à une bonne œuvre, dit l’Alsacienne, j’ai besoin d’aides intelligents et dévoués. J’ai installé, dans un pavillon de chasse que j’ai acheté près d’ici, une sorte de colonie agricole où sont une dizaine de pauvres petits orphelins de la guerre. Ils appartiennent à je ne sais quel culte, à aucun pour la plupart, car ce sont des épaves de la rue, le déchet des asiles de nuit, je leur ai trouvé comme gardiennes deux religieuses de notre pays, mais elles ne peuvent suffire à leur éducation morale et à leur entretien physique.

— Je comprends ce que vous souhaitez.

— N’est-ce pas ? Quelques femmes du monde assez libres et assez bonnes pour se charger d’une leçon à jour et heure fixe. Moi je fais le cours d’histoire de France et d’Allemagne.

— À l’usage des jeunes Alsaciens, conclut Michelle en souriant.

— Je suis juste, je dis l’histoire. Il reste à enseigner les autres branches.

— Je veux bien me charger du catéchisme.

— Quelle bonne avance pour moi ! mon fils…

— Je n’osais pas vous en parler, Madame, quoique je pense à lui depuis que je vous vois. Il a été si atrocement blessé !

— Dieu nous l’a conservé, infirme mais vivant, ses pauvres jambes brisées l’obligent à marcher avec deux cannes, mais il est si gai, si résigné que, l’habitude étant prise, nous ne sommes plus tristes. Il fait à l’école la lecture et l’écriture.

— Nous voilà montés, ce me semble, je vous remercie d’avoir pensé à moi. Quand dois-je commencer ?

— Dès samedi.

— Volontiers, pourrai-je parfois emmener mes fils ?

— Quand vous voudrez. »

Ce projet plut beaucoup à Michelle, elle allait trouver là un élément de joie, seulement ne serait-il pas prudent de taire à Edvig ce nouvel arrangement ? Elle ne manquerait pas d’y chercher un but politique et d’en convaincre Hans. Oui, il fallait se taire, elle pouvait s’absenter le matin, à l’heure où les enfants étaient au collège, Frida avec sa bonne. Elle sortait souvent à cheval suivie d’un groom.

Le samedi suivant, son petit catéchisme dans sa poche, Michelle passa chez Mme Freeman. Celle-ci présenta à la jeune femme son fils Albert, et tout de suite une sympathie naquit entre ces deux âmes dévouées. Lui, résigné à la vie inactive — au moins physiquement, — s’était jeté dans l’étude, il s’occupait de recherches scientifiques, étudiant le monde du ciel ; les étoiles, les planètes le passionnaient. Dans sa famille on l’appelait l’astrologue, et, de fait il révélait par des calculs savants de curieuses choses. Comme récréation, il avait voulu apprendre à lire aux petits abandonnés.

Pendant le trajet qu’ils firent en coupé l’un près de l’autre, Michelle et l’Alsacien eurent le loisir de causer.

« Moi, dit Albert, je cherche notre revanche dans la lune, ainsi que le dit maman pour rire, mais il est de fait que certaines conjonctions des planètes avec les signes du zodiaque annonçaient en 1870 une catastrophe. Et dans quelques années, vers la fin du siècle, elles se trouveront dans telle position que le vieux monde en sera ébranlé. Ici, à Berlin, on croit que je me promène avec mon télescope pour cacher mon jeu. Un homme de la police me suit, il paraît que je suis très dangereux pour l’empire avec mes rêves étoilés.

— Les Allemands voient des espions partout, ils en ont jadis tant lancés sur notre patrie.

— Ils avaient bien mené leur barque et sans bruit, mais patience, demain ce sera notre tour.

— Travaillez-vous réellement pour la France, ici ?

— Sans doute. Je m’instruis, j’observe, et de temps à autre j’envoie un article en France à un journal, mais je ne fais rien contre mes hôtes actuels, rien qui mérite la surveillance dont on me gratifie.

— Mais ces leçons aux enfants vous prendront un temps précieux.

— Non, j’ai besoin parfois de descendre des nuages. Cette besogne me rappelle à point l’humilité chrétienne. »

Les deux voyageurs continuèrent à causer pendant l’heure de voyage, et quand ils furent au pavillon, Michelle trouva une classe propre, habitée par des enfants au regard heureux, à l’âme ouverte par le bien-être nouveau dont ils jouissaient, à toutes les impressions saines. Dès lors, elle s’attacha à eux et prit sa tâche régulière en grand attrait.

Le printemps arriva. La promenade jusqu’à l’école devint un plaisir par les fraîches matinées ensoleillées. Hans savait le but des courses de sa femme, il l’approuvait, heureux quand il pouvait lui être agréable.

Seulement, Edvig se demandait depuis quelque temps ce que voulaient dire ces sorties à heure fixe, et elle observait méchamment.

Un matin, Michelle, revêtue de son amazone entra dans le cabinet de travail de son mari. Celui=ci, absorbé par une profonde étude sur un dossier que lui avait livré l’empereur, souffrait de sa névralgie.

« Je pars, Hans, dit-elle, j’emmène Wilhem et Heinrich, ils ont congé aujourd’hui.

— Allez. Je voudrais bien aussi vous accompagner, mais voyez ce tas de papiers, il me faut tout lire et faire un rapport.

— Ne pouvez-vous confier ce soin à l’un de vos secrétaires ?

— Ah ! non, ce sont des pièces secrètes de la plus haute importance, je dois seul les voir.

— Moi ou Edvig ne pourrions-nous vous aider ?

— Edvig ne comprend pas assez le français, et vous… peut-être trop bien. »

En ce moment, les deux garçons vinrent embrasser leur père. Ils étaient charmants dans leur joli costume de cavaliers avec des bottes comme de petits hommes. Wilhem, très grand pour son âge, avait l’allure décidée le regard fier, Heinrich, plus frêle, était l’absolu portrait de sa mère.

Frida pleurant et trépignant suivait ses frères.

« Je veux aller à cheval, » criait-elle.

Son père l’enleva dans ses bras et faisant aux autres signe de partir il sut distraire la fillette, la faire sauter sur ses genoux. Ensuite, il la mit sur le tapis, lui donna des bonshommes de papier, lui fabriqua avec des feuilles volantes des corbeilles et des paniers, et lorsqu’elle fut tranquille, bien occupée à ranger des cocottes, il reprit sa besogne absorbante.

Toute la famille se retrouva au déjeuner. Wilhem et Heinrich avaient éprouvé un plaisir infini à visiter ces enfants de leur âge, à suivre le cours de leur mère, à répondre à leur tour, et soudain ils se turent quand entra Mlle Hartfeld, au lieu de continuer le récit de la matinée qu’écoutait leur père avec intérêt.

« On fait silence quand j’arrive, remarqua Edvig.

— Nullement, répondit Michelle, les enfants ne doivent pas autant parler à table. Où est Frida ?

— Frida, abandonnée par sa mère, a passé la matinée dans le cabinet de son père. Tout à l’heure en courant, elle s’est durement cogné le front. Heureusement, j’étais là.

— Oh ! dit Michelle se levant vivement, je cours près d’elle.

— Restez tranquille, j’ai soigné l’enfant, de même que j’ai ordonné les repas et dirigé les domestiques, pendant que vous couriez à cheval. »

Hans, très souffrant, porta la main à son front, ces discussions le fatiguaient horriblement.

« Vous n’avez l’idée d’aucun de vos devoirs, continua Edvig.

— Maman, s’écria Heinrich, tu sais que ce soir nous allons voir la lune dans le télescope de M. Freeman. Il nous l’a promis si le temps est clair.

— Hans, dit sévèrement Edvig, j’espère que vous ne permettrez pas que vos enfants voient cet homme qui, tout le monde le sait, est un conspirateur. »

Hans regarda sa femme à ces mots.

« Vous avez-vu M. Freeman, ce matin ?

— Mais certainement, Hans, vous n’ignorez pas quel était le but de notre course.

— Toujours des mystères ! » dit Edvig.

Un silence lourd tomba sur les assistants, et quand on servit le café dans le fumoir, Edvig suivit son frère, l’attira à l’écart.

« Vous êtes aveugle, mon frère si vous permettez que les vôtres s’associent à cette famille des Freeman qui passent leur temps à agir contre nous. Michelle est une inconsciente, décidément.

— Je vous assure Edvig que ma femme ne commet aucune faute.

— Enfin, où va-t-elle ainsi chaque semaine à jour fixe ?

— Elle s’occupe d’une œuvre de charité.

— Prétexte dont vous êtes dupe ; mais ouvrez donc les yeux ! Quelle éducation pour vos enfants : On leur apprend la haine de leur pays. N’est-ce pas assez déjà de les avoir éloignés de la religion de leurs pères ? »

Hans sortit sans répondre, mais il réfléchit à ces paroles malgré lui. Le germe toujours croît dans une terre préparée. Il se souvint des rapports de police au sujet d’Albert Freeman, et il songea à interdire à sa femme ces prétendus cours qui, peut-être, voilaient des rendez-vous politiques. Qui sait si, sous le couvert de l’école, on n’enseignait pas la trahison ? Pourquoi, dans cette classe, ne parlait-on que français ? Pourquoi ses fils eux-mêmes avaient-ils toujours aux lèvres la langue de leur mère ? Vraiment, il fallait une réaction. Edvig, cette fois, n’avait pas tort.

Et il se replongea dans ses travaux.

Seulement, il ne parvenait plus à garder assez de lucidité pour classer ses rapports stratégiques. Dans sa pauvre cervelle souffrante, il y avait des battements fous.

Alors il se leva, repoussa brusquement sa table à écrire et passa dans l’appartement de sa femme.

Michelle, assise sur une chaise basse, avait devant elle ses trois enfants. Installés sur le tapis, les deux garçons, les coudes appuyés sur les genoux de leur mère, le visage levé vers elle, semblaient boire ses paroles. Frida, qui n’écoutait pas, alignait ses petites poupées.

Michelle disait : « Comme le roi approchait de la côte bretonne, monté sur sa galère toute cuirassée d’or, le guerrier montant la garde en haut de la Roche-aux-Mouettes, souffla dans la corne que lui avait donnée la sirène de la Goule-aux-Fées et tout le peuple s’assembla sur la rive où il chantait en langue celtique… »

L’entrée du père interrompit le récit. Michelle sourit à son mari, tandis qu’Heinrich courait saisir la main de son père.

« Viens, père, écoute, c’est si joli l’histoire de l’enchanteur Merlin ! »

Mais Hans, qui arrivait considérablement agacé, répondit durement :

« Je t’ai déjà dit que je ne te répondrais pas quand tu me parlerais français, et vous, Michelle, qui entretenez sans cesse ces enfants de légendes bretonnes, ne songez guère à développer chez eux l’esprit national, l’amour de la patrie.

— Je raconte ce que je sais, » répondit-elle doucement.

Il haussa les épaules.

« Vous vous moquez de mes ordres. D’ailleurs, je sais à quoi m’en tenir sur vos courses du matin.

— Mais, je ne me cache pas. Je vais au bois de Linden où est située l’école ; où est le mal ?

— Dans le mensonge. »

Michelle pâlit, l’insulte était directe, Hans avait l’œil enflammé de colère. Elle vit d’où venait le coup, et pour éviter aux petits un chagrin, elle les prit par la main, les conduisit sur la terrasse et referma sur eux la porte-fenêtre.

« Hans, une autre pensée que la vôtre dicte vos paroles, dit-elle très calme.

— Encore ! votre éternel système d’attaque et d’insulte. Ma sœur est plus patriote, plus sincère que vous.

— Vous êtes en colère, Hans, et à peine maître de vos paroles, souffrez que je me retire, plus tard nous causerons.

— Plus tard, quand le mal sera fait, irréparable, quand vous aurez trahi, vendu l’Allemagne. » Michelle ne répondait pas, elle gagnait la porte, alors il vint vers elle, la saisit brutalement par le poignet :

« Vous m’écouterez, vous n’irez pas retrouver vos amis et vendre mes secrets, je sais ce qui se passe à ces cours de catéchisme et avec quel monde vous avez rendez-vous !

— Mais vous devenez fou, vraiment, dit-elle froidement impassible, quoiqu’il lui meurtrît cruellement le bras.

— Parce que je vois clair, parce que je veux défendre mon nom de la honte, vous ne bougerez plus d’ici sans ma permission. »

Hans était effrayant ; pour calmer ses nerfs, il brandit son poing et le laissa retomber lourdement sur un guéridon qui se fendit du coup. Les bibelots sautèrent pour retomber avec fracas, brisés.

De la pièce voisine, Edvig accourut.

« Quoi, fit-elle alarmée, tu es blessé ?

— Je le crains, répondit Michelle, votre frère a besoin de calmant. Edvig, ceci vous regarde, je vous laisse. »

En disant ces mots, elle se dégagea d’un mouvement brusque et sortit de la pièce.