III


Quand la cloche du souper sonna, le maître d’hôtel alla prévenir le comte et sa sœur, puis revint attendre, entre les deux valets, l’ordre de servir. Michelle vint la première à la salle à manger ; les enfants, à cette heure, étaient couchés.

Un quart d’heure s’écoula ; le chef vint entr’ouvrir la porte, demandant s’il fallait servir, et le maître d’hôtel retourna frapper à la porte du général.

Tout de suite, Edvig parut suivant le valet.

« Servez, ordonna-t-elle, vous porterez à M. le comte à souper chez lui. »

Un domestique sortit aussitôt pour préparer le plateau, et le maître d’hôtel commença son service, présentant les hors-d’œuvre.

« Michelle, dit Edvig en français, sans doute à cause des domestiques, vous ne devriez pas provoquer chez votre mari de pareils accès d’indignation ; il est fort souffrant maintenant.

— Je n’ai rien fait de blâmable, la colère du général est hors de propos.

— Vous avez agi étourdiment, je veux le croire, mais vous pouviez par beaucoup de franchise et de regret effacer la pénible impression de votre mari. Son indulgence vous a gâtée, Michelle. »

Un éclair brilla dans les yeux de la jeune femme.

Edvig reprit, mangeant quand même :

« Mon frère a droit à d’infinis ménagements, sa chère et précieuse santé a été grandement atteinte. La cause qui l’a si fort ébranlée est honorable et digne de l’admiration universelle. Je m’étonne que vous, qui lui devez tant, ne soyez pas la première à alléger le poids de ses souffrances.

— Mais ma sœur, je ne puis empêcher le général de se forger des chimères.

— Je vous répète qu’il souffre, n’est pas maître de ses nerfs entièrement, et que votre devoir à vous, dont la santé reste inébranlable, est de prévoir et de prévenir tous ses désirs, de céder à ses volontés.

— Même quand elles sont injustes.

— Vous ne devez pas juger votre mari, vous devez lui obéir ; si parfois vous lisiez la Bible, je vous conseillerais de repasser le chapitre du roi Assuérus et de sa première femme, la reine Vasthi, vous comprendriez vos devoirs par l’exemple.

— Je les comprends, Edvig, mais du jour où je m’aperçois de la malveillance qui m’entoure, je ne dois plus me plier sous le joug d’un pouvoir abusif. »

Mlle Hartfeld, très surprise, regarda sa belle-sœur, mais elle changea de tactique.

« Hans éprouve dans le cerveau d’intolérables douleurs, il a besoin de calme, de paix, d’affection ; sans moi, sa vie serait bien cruelle pauvre frère. »

Elle cessa de parler, non d’absorber les mets nombreux offerts à son robuste appétit. Michelle distraitement se servait, sa bonne nature ressaisissait son empire, les douces inspirations de toute sa vie revenaient prendre possession de sa pensée. Elle se disait qu’en effet son mari, atrocement blessé deux fois, en gardait sans doute au cerveau la dure empreinte, que l’équilibre rationnel peut-être même était détruit et, qu’alors en effet, elle devait être indulgente, bonne, sans s’occuper de justice ni de revendications, puisque, peut-être, il n’était pas toujours entièrement conscient.

Elle se leva de table avant le dessert.

« Je vais près de lui, expliqua-t-elle à Edvig, je vous assure que je lui suis bien trop sincèrement attachée pour ne pas essayer d’amoindrir au lieu d’aggraver ses douleurs. »

Edvig, sans répondre, continua son repas, et Michelle sortit aussitôt. Elle ne frappa pas à la porte de son mari, elle entra doucement, sans bruit ; il était accoudé sur sa table de travail, des assiettes remplies de victuailles intactes demeuraient devant lui, son valet de chambre, debout, la serviette roulée à la main, attendait sans mot dire. Michelle le congédia :

« Je servirai moi-même M. le comte allez. »

Quand le domestique eut refermé la porte, elle s’approcha de son mari, mit doucement sa main sur le front du malheureux, appuya sa pauvre tête dolente sur sa poitrine. Hans avait le visage brûlant, ses cheveux déjà étaient blancs sur les tempes, ses paupières attestaient une montée de larmes :

« Comme vous m’avez fait de la peine !

— Oh ! nous sommes quittes, nos parts se valent bien. »

Il prit le poignet bleui de sa femme, le regarda longuement, puis :

« Moi, je m’emporte vite, je suis brutal comme un vieux soldat, pourquoi vous amuser à m’irritez ?

— Hans, vous êtes injuste, violent, cruel souvent. N’avez-vous jamais réfléchi que sauf vous ici, je n’avais ni protecteur ni ami, et que si vous m’abandonnez, je suis comme une biche dans une meute exposée à toutes les morsures.

— Vous avez un parti pris contre nous, une défiance de race, jamais vous n’avez voulu vous assimiler à ma famille. »

Elle sourit, les yeux pleins de larmes.

« Votre famille, c’est Edvig seule, Edvig dont la malveillance sur moi s’exerce sans cesse, elle trouble votre repos en m’accablant près de vous, elle grossit les nuages à plaisir.

— Vous blâmez, Michelle, pour tomber dans la même faute.

— C’est juste, j’ai tort, mais j’ai mes heures moi aussi d’infinie lassitude ; l’atmosphère pour moi est lourde ici ; où est le crime d’avoir voulu m’intéresser à une œuvre charitable ? Vous-même l’avez trouvé bon d’abord.

— Ces Freeman sont des ennemis. Albert est à l’affût de tous nos actes pour en instruire la France. Il vous attire pour obtenir de vous des révélations.

— Jamais il ne m’a parlé politique.

— Il cache son jeu ; n’y retournez pas, Michelle, je vous en prie.

— Je renoncerai encore à cette joie, fit-elle en soupirant, ne vous inquiétez plus, mangez un peu.

— Non, je souffre. Ma tête me brûle. »

Alors elle mit sa joue sur l’empreinte laissée par le sabre français sur le front de son mari. Une immense pitié noya son cœur, et deux larmes amères tombèrent de ses yeux…

En ce moment, un courrier venant du palais impérial entrait dans la cour. Il apportait une dépêche. Hans l’ouvrit vivement : « Ordre au général Hartfeld de venir au palais demain à la première heure. »