TROISIÈME PARTIE

Mère et fils

CHAPITRE PREMIER


Cinq ans avaient passé depuis la guerre. La France se relevait rapidement ; elle se préparait silencieuse et digne. La jeune génération, élevée dans l’idée de revanche, croissait, vaillante.

Une fête superbe célébrait, au palais impérial de Berlin, l’anniversaire de la proclamation de l’empire. C’était splendide, plus brillant, plus chamarré d’uniformes que jamais :

« Connais-tu cette jolie personne ? demanda M. Freeman, député au Reichstag, à sa femme qui lui donnait le bras, en désignant la comtesse Hartfeld, qui entrait avec son mari.

— Je crois bien que je la connais ! Elle est venue chez nous, à Lomont, avec le général, pendant que tu étais, toi, en otage et que moi, je gardais notre maison réquisitionnée par les Prussiens.

— Ah ! vas-tu renouveler connaissance ?

— Certainement. Je l’ai jugée bonne et bien Française ; elle est ici comme nous, obligée de faire contre mauvaise fortune bon cœur.

— Tais-toi donc ! si on t’entendait ! L’empereur nous comble d’attentions. Il veut absolument s’attacher l’Alsace.

— Quant à cela… »

Le député interrompit sa femme :

« Si ce n’était à cause de notre industrie, de nos pauvres ouvriers qui resteraient sans pain, si j’émigre, crois-tu que je serais député au Reichstag ?

— Je sais que tu le fais par dévouement. C’est un poste aussi pénible qu’honorable.

— Tiens, voici encore la comtesse Hartfeld qui passe. Regarde, quelle ravissante toilette ! Comme on devine bien une Française, entre ces épaisses Teutonnes. Vraiment, elle a sur l’épaule un étrange bouquet : un bluet, une rose blanche, une rose rouge, une vraie cocarde tricolore, ma parole ! Elle affiche crânement ses couleurs, et ici ! Bravo ! j’aime l’audace. Et l’aigrette qui est dans ses cheveux : saphirs, diamants, rubis, toujours le drapeau. »

Michelle avait un peu changé ; son visage, toujours beau, s’était en quelque sorte idéalisé par une expression de bonté tendre, voilé d’une inguérissable mélancolie : ses yeux, moins étincelants qu’au temps où la petite Mouette escaladait les rocs, en compagnie de Minihic, ou grimpait dans les arbres du verger pour cueillir les fruits de sa grand’mère, avaient une douceur profonde, où se lisait l’absolu désintéressement des choses personnelles.

Elle rayonnait dans cette fête, heureuse de la joie de son mari en la voyant belle et entourée. Joyeuse d’être ainsi, parce que ses enfants avaient recueilli la perfection saine de ses formes, parce que sa fille, sa mignonne Frida, née au lendemain de la guerre, promettait d’être aussi robuste que ses frères. Et Michelle pensait fièrement qu’elle aurait toujours cet héritage de santé et de vigueur à transmettre à ses enfants, à défaut d’autres richesses.

Ainsi que beaucoup d’âmes délicates, elle était sans cesse préoccupée des compensations, elle qui n’avait apporté dans le ménage que sa jeunesse et sa beauté.

L’empereur, les princes, les grands de l’empire, pour la voir, passaient et se retournaient dans cette foule brillante, alors qu’elle passait au bras du marquis Herber de Mansfeld, cousin de son mari.

Et soudain, le prince de X…[1] s’arrêta, l’œil fixé sur les trois fleurs symboliques de Michelle et s’inclinant souriant :

« Comtesse, quel joli bouquet de conscrit vous avez sur l’épaule, on dirait que vous partez en guerre. »

Michelle tressaillit ; voilà que sa petite folie de vaillance patriotique transparaissait comme une imprudence. Le prince reprit, aimable.

« Vraiment, comtesse, sur votre passage s’allument tous les feux ; vous plairait-il d’accepter mon bras pour faire le tour du camp ? »

Le marquis Herber aussitôt céda sa place et la jeune femme dut accepter le bras chamarré d’aiguillettes qui s’offrait à elle.

« Comme vous êtes Française ! fit à demi-voix le cavalier de la jeune femme. Savez-vous que cette jolie cocarde est terriblement incendiaire. Est-ce un hasard qui a réuni ces fleurs emblématiques ou vos instincts belliqueux, comtesse ?

— J’ai pris trois fleurs dans les serres de Rantzein, prince, trois fleurs venues en terre allemande, et puisque vous parlez d’emblème, voici le langage que leur prêtent les poètes : bluet, simplicité ; rose blanche, pureté ; rose rouge, amour.

— Et les trois, réunies ainsi sur votre cœur racontent en leur mystérieux langage vos pensées, comtesse. Elles veulent dire : amour simple et pur ; une vraie profession de foi, et à l’égard de qui, s’il vous plaît ?

— J’aurais dû encore ajouter une fleur, prince, elle vous eût répondu pour moi.

— Ah ! laquelle ? Je ne suis guère poète et ne comprends rien aux subtilités des rêveurs. Veuillez m’instruire, comtesse ?

— Une giroflée de muraille, une vulgaire ramoneuse…

— Et cela veut dire ?

— Fidélité au malheur. »

Il la regarda à ces mots :

« Vous donnez d’excellentes leçons, comtesse. Ne croyez-vous pas qu’à la longue, cette étude deviendrait pénible entre nous, et qu’un peu de distraction serait à propos ? Voulez-vous que je vous offre une coupe de Champagne, votre vin de France ? »

Il l’entraîna. Devant eux, la foule s’écartait respectueuse. Le prince demanda deux coupes, et plusieurs invités, qui se trouvaient au buffet, l’imitèrent.

« À la beauté ! fit le prince levant son verre.

— À la bravoure ! s’écria une autre voix.

— À l’Allemagne ! reprit le prince. Allons, comtesse, choquez votre coupe à la mienne ; formulez une acclamation.

— À la patrie ! » répondit bravement Michelle.

Il la regarda encore, attentif, un peu ému. Cette jeune femme avait réellement une incroyable vaillance.

« À la revanche ! » souffla une voix derrière la comtesse Hartfeld.

Elle se retourna, vivement surprise, et rencontra le regard du député Freeman. Elle ne put s’arrêter, le prince l’emmenait danser.

Quand la musique cessa, il la reconduisit lentement, un peu essoufflée, un peu chancelante de cette valse :

« Je crois, comtesse, dit-il d’une voix insinuante, que j’ai un peu effeuillé vos fleurs, ne le pensez-vous pas ?

— Peut-être, prince, mais les tiges restent et refleurissent sans cesse.

— Bonsoir, comtesse, fit-il, si on ne vous savait Parisienne, on le devinerait en causant avec vous. »

Michelle était lasse, elle aurait voulu ne plus parler, goûter le plaisir de la causerie intérieure avec soi. Hans passait avec l’empereur. Il lui adressa un regard affectueux en la voyant.

Hans était superbe dans son grand uniforme ; le front balafré, une couronne de gloire ainsi que le disait Edvig emphatiquement ; il était à peine grisonnant. Parvenu au faîte des grandeurs, ses fils auraient un bel avenir, un joli chemin, semé de lauriers. La montée pénible serait épargnée à ces jeunes vies par le travail paternel. L’empereur estimait infiniment le général. Il lui confiait ses plans, ses rêves, et l’entretenait chaque jour des affaires de l’État. Toute besogne de confiance était le lot du général Hartfield. Il pouvait donc sourire et passer fièrement. Cependant, une ombre voilait son regard : jamais il n’amènerait sa femme à aimer sa patrie ; jamais il ne conquerrait ce cœur français. Lui aussi avait remarqué les fleurs arborées par Michelle, et s’il n’avait pas arraché ce bouquet d’un geste de colère, c’est que, depuis cinq ans, Hans étudiait l’art de vaincre ses passions, ses violences, et il y parvenait, lentement, d’autant plus lentement, qu’Edvig ne désarmait jamais vis-à-vis de Michelle. Aigrie, vindicative, elle ne s’accoutumait pas à la présence de l’étrangère dans la maison. Depuis la guerre, sa jalousie avait encore grandi ; elle harcelait son frère, le lui représentant, en toute occasion, les moindres actes de Michelle comme ayant un but hostile au pays, à la famille. Tout bas elle l’appelait : l’ennemie.

La jeune femme vivait à côté de cette hostilité avec un esprit d’absolue renonciation personnelle : elle passait dans le monde comme les saintes, à peine occupée d’elle-même, négligeant de lutter et se reprochant ses moindres soupirs comme un excès de sensibilité égoïste.

Si, ce soir là, elle avait eu cette petite bravade d’arborer les couleurs de son drapeau, c’est qu’aussi vraiment elle souffrait trop à ces fêtes données à chaque anniversaire des défaites françaises. Et elle avait osé ainsi une sorte de protestation intime, pour elle seule, qui sans doute passerait inaperçue… elle avait compté sans l’observation à laquelle son rang, à la tête de la société, la condamnait.

Devant elle s’inclinait maintenant un nouveau personnage ; il murmurait :

« Daignerez-vous, Madame, accepter le bras d’un compatriote ? »

Elle consentit de suite, reconnaissant l’homme qui venait de boire à la revanche.

« Je vais, dit l’étranger, vous mener vers ma femme, elle sera heureuse de vous revoir ici. Votre première entrevue fut si pénible à Lomont ! Je suis M. Freeman. »

L’Alsacienne venait au-devant d’eux.

« Nos mains s’unissent ainsi que nos cœurs, comtesse, dit-elle, vous êtes Bretonne, moi Alsacienne, les deux ailes de la France.

— L’une est brisée, Madame.

— Le temps guérit, Madame, et les plumes repoussent.

— Hélas ! que puis-je souhaiter, moi, fille de France et mère d’Allemands !

— Mesdames, interrompit Freeman, nous sommes sur un terrain brûlant…

— C’est juste. Faites-moi l’amitié de venir chez moi, Madame, j’ai une serre où tout est de notre patrie : la terre et les plantes ; je n’ai aucune fleur qui ne soit de notre Alsace, les simples pâquerettes, les camélias, les roses. Nous irons causer sur ce sol ami, j’ai tant de choses à vous dire.

— J’irai, répondit Michelle, quel jour ?

— Mais dès demain. »

Le général Hartfeld revenait vers sa femme, il aperçut l’isolement voulu qu’elle cherchait avec Mme Freeman et il vint droit à elle.

« Je désire partir, Michelle, veuillez prendre mon bras, » dit-il avec un froid salut à l’Alsacienne.

La jeune femme obéit, et quand ils furent seuls dans l’obscurité de la voiture qui les enlevait au trot rapide des chevaux, Hans dit d’une voix coupante :

« Je vous saurais gré de ne pas vous afficher avec les ennemis de notre gouvernement ni d’arborer des couleurs séditieuses. Il serait diplomatique… »

Elle mit doucement sa main sur celle de son mari, et souriant :

« Je ne suis ni ministre, ni député, et j’ai horreur de la diplomatie, qui est le mot joli dont on se sert pour exprimer le mensonge. Songez, mon ami, que vous êtes en ce moment hors de votre cadre de parade, et tout simplement avec une pauvre mortelle. »

Mais il s’entêta, agacé, parce que justement Edvig lui avait prédit cette amitié et aussi parce que, las d’une soirée officielle, sa tête le faisait cruellement souffrir. Depuis cette grave blessure, le comte Hartfeld était sujet à de fréquentes douleurs très aiguës souvent, et elles avaient à la longue grandement altéré son caractère, le disposant à l’humeur sombre. Il continua avec une dure insistance :

« Nous ne pouvons pas suivre deux voies différentes. Depuis la guerre vous n’avez pour nous que des pensées offensantes.

— Des pensées, Hans, et si je ne les exprime pas, qui les voit ?

— Votre attitude le révèle, ce sont petits, mais incessants coups d’épingle pour nous.

— Je pourrais vous répondre qu’Edvig rend des coups d’épée. Seulement, avant tout, je tiens à ne pas vous faire de la peine. »

La conversation fut interrompue par l’arrivée à l’hôtel. Michelle, qu’un remords poignait toujours, quand elle avait vu Hans malheureux, l’entraîna près des petits lits où les enfants dormaient, et là, agenouillés côte à côte, les deux époux, dans une prière fervente, unirent leur cœur et virent s’envoler leur rancune.

Edvig ignorait encore la conversion de son frère, Hans n’osait affronter la scène terrible qu’il prévoyait, mais l’heure allait venir où il faudrait parler, parce que Wilhem et Henrich arrivaient à l’âge où ils devaient suivre le catéchisme. Mon Dieu ! que de querelles à l’horizon !

  1. Toute cette scène étant exactement contée telle qu’elle s’est passée, le nom du prince ne peut être écrit. Le nom de Michelle est légèrement changé.