II


Revenons maintenant, après cette digression nécessaire, à notre jeune héroïne qui trottait toujours sous bois, sans en pouvoir sortir, le jour où elle s’était égarée pendant la chasse de Baumwald.

« C’est inouï, se disait-elle, la route était là pourtant ! »

La sueur coulait de son front, l’anxiété et la fatigue lui ôtaient ses forces. Elle s’arrêta pour s’orienter. Mais s’orienter dans une forêt n’est pas chose aisée, on ne voit que des morceaux de ciel, la place du soleil échappe à l’observation ; elle qui, sur mer, savait si bien se conduire, perdait ici toute notion. Elle écouta, aucun son de cor ne venait plus à elle, aucun aboi. Elle se souvint avoir entendu dire à son mari que la mousse des arbres était toujours tournée au nord, mais elle était dans une région de sapins où pas un lichen ne nuançait l’écorce.

Elle descendit de cheval, colla son oreille à terre. Rien. Des bruits de feuilles sèches roulées par le vent, des cris d’oiseaux, des courses de lapins peureux.

« Allons, je suis perdue, se dit-elle, si personne ne vient pour me mettre dans la bonne voie. Je passerai la nuit ici, le ciel s’assombrit vite en novembre, les journées sont courtes, que va penser mon mari ? Quelle scène va me faire Edvig ! »

Elle s’assit à terre, songeuse, le cheval brouta les rares brins d’herbe encore verts. La pensée de son fils venait surtout l’effarer. Si elle allait mourir là, sans le revoir, si des loups allaient l’attaquer. Elle n’avait aucun moyen de défense, on ne retrouverait même pas ses os… Enfin, tout valait mieux que l’inaction ; en avançant, elle avait plus de chance qu’en ne bougeant pas.

Elle remonta sur sa bête ; très agile, elle y parvint aisément. Tout à coup, elle se trouva en face d’une ruine, de vieux murs gris couronnés de lierres, un donjon perdu dans une fouillis de végétation.

Enfin, c’était une trace humaine, cela la sortait de l’étouffante impression causée par l’enserrement des arbres, et puis, il devait y avoir une route à portée.

Elle fit le tour du château croulant, cherchant un indice, un vestige, et elle aperçut, au tournant, une tourelle effritée, et, devant, installé à peindre, un jeune homme avec son parasol, sa boîte à peinture. Elle eut une exclamation de joie :

« Mein Herr !  »

Il leva la tête, surpris, n’ayant pas entendu dans l’herbe les pas du cheval :

« Je suis égarée, continua-t-elle en allemand, pouvez-vous me dire où il y a une route, un chemin ? »

Il bredouilla vaguement des mots qui la firent sourire, elle reprit en français :

« Monsieur, je vous demande où est la grande route ? »

Cette fois, il comprit et souriant à lui-même.

« La grande route, Madame, je ne sais pas, je suis venu ici par d’invraisemblables chemins, conduit par un paysan, qui doit venir me reprendre dans trois jours. Je voulais dessiner ces ruines. »

Elle regarda autour d’elle :

« Dans trois jours, mais où donc logez-vous ?

— À l’auberge de la nature, je campe ici. Quand je serai missionnaire, j’en verrai bien d’autres. Vous êtes Française, Madame ?

— Oui, c’est pourquoi je ne connais pas ce pays.

— À qui donc ai-je l’honneur de parler ?

— Je suis la comtesse Hartfeld. Et vous Monsieur, par quel hasard vous préparez-vous aux missions lointaines en peignant ces ruines ?

— Ma mère vint autrefois dans ce pays ; elle aimait ce site, et comme pour assurer ma vocation, elle m’a imposé une année de voyages par le monde ; je me suis arrangé pour rester un peu dans la Forêt Noire et lui rapporter un souvenir agréable.

— Mon Dieu, dit Michelle, mais vous ne pouvez m’être d’aucun secours, que vais-je devenir ? Sainte Vierge Marie, indiquez-moi mon chemin, continua-t-elle en joignant les mains ; si vous m’aidez, je promets d’élever ici, en ces ruines, une statue de la Mère de Dieu.

— Et moi, Madame, ajouta le peintre, je promets de modeler la statue. Le décor est grandiose, je ferai une madone, le bras étendu, montrant la route, et qui sait à combien de voyageurs elle rendra service !

— Monsieur, vous avez une excellente idée ; veuillez me dire de quel nom sera signée cette œuvre.

— Georges Rozel.

— Ce nom me rappelle un souvenir cruel et doux cependant. Le prêtre qui assista mon père à ses derniers moments et prit soin de l’orpheline abandonnée, que j’étais alors, portait ce nom. Il est grave dans mon cœur.

— Sûrement, vous parlez de mon oncle, Madame ; il est curé à Paris depuis de longues années. »

En ce moment, un son de cor frappa l’oreille des causeurs.

« Enfin ! » s’écria Michelle, pendant que le peintre, saisissant un revolver, faisait feu en l’air, pour attirer l’attention vers eux.

Presque immédiatement, les chiens débouchèrent, suivis de cavaliers ; l’un d’eux s’élança à terre, et s’avançant vers Michelle :

« Vilaine enfant, quelle peur vous m’avez faite !

— Oh ! et moi Hans, surtout j’ai craint de vous fâcher, mais ce n’est pas ma faute : quand je vous ai vu blessé, je n’ai pu rester à la chasse, je suis partie seule et me suis perdue ; mais comment va votre bras ?

— Ce n’est rien, je ne le sens pas. Mais que faisiez-vous ici ; quel est ce monsieur ?

— Un Français comme moi, dit Michelle, Monsieur Rozel, je suis heureuse de prendre congé de vous, voyez comme notre promesse a été bien entendue ; je compte que vous l’accomplirez. »

En disant ces mots, elle tendait la main au jeune homme, quand une grande apparition se glissa entre eux.

« De quel droit êtes-vous ici, Monsieur, demanda Mlle Hartfeld, sur mes terres et sans permission ?

— Mais, balbutia le peintre, je ne m’occupe que de dessin…

— Bien inavouables je le crains, acheva Mlle Hartfeld. Allons, cette scène a trop duré ; sortez d’ici Monsieur, et vous, Hans, emmenez votre femme. En vérité, mon pauvre frère, vous êtes aveugle et fou. »

Hans, sans répondre, prit la bride du cheval de sa femme et l’emmena sans mot dire.

« Qui vous a mis sur ma trace ? interrogea Michelle.

— Votre voilette, des lambeaux de robe, expliqua Hans.

— Vous n’aviez pas pensé à tout, » siffla Edvig, qui suivait à portée de voix.

Hans, à ces mots, eut un geste de menace, et Michelle ne comprit pas.

Le chemin, très court en somme, pour qui le savait, fut franchi très vite, et quand les Hartfeld furent rentrés au château, Edvig dit à son frère :

« Vous ferez bien de mettre votre « Mouette » en cage, elle a l’envolée trop facile. Il faut lui rogner les ailes. »

Michelle n’avait pas entendu, elle courait au berceau de son fils.

En sortant de la chambre, elle se croisa avec sa belle-sœur et crut poli de lui dire un mot de regret pour l’inquiétude qu’elle avait causée.

« Je suis peinée, ma sœur, dit-elle, de l’embarras que je vous ai donné ce soir ; je me croyais moins sotte que cela.

— Petite comédienne, » répondit Mlle Hartfeld, sans prendre la main à elle tendue.

Michelle s’éloigna aussitôt, plus attristée que surprise ; elle était accoutumée aux manières de sa belle-sœur.

Le comte debout, très sombre, attendait sa femme dans sa chambre :

« Michelle, dit-il, d’une voix de colère contenue, à l’avenir vous ne prendrez plus part à des fêtes qui tournent ainsi. Vous avez commis une grave inconséquence.

— Mais je ne l’ai pas fait exprès, expliqua Michelle, les yeux pleins de larmes.

— Cette fuite est étrange, cette rencontre aussi. Vous connaissez cet homme avec lequel vous étiez en tête-à-tête, au milieu des bois ?

— Je ne l’avais jamais vu.

— Ah ! ne mentez pas, » fit Hans menaçant, en prenant rudement le bras de sa femme.

Michelle pâlit, ce qu’ils croyaient tous se fit enfin jour dans son cerveau surexcité. Elle demeura anéantie.

Lui arpentait la chambre avec agitation.

Soudain, la jeune femme reprit courage ; elle était loyale et vraie ; elle ne devait pas se laisser accabler. Elle releva le front, et, très calme, très grave, elle dit :

« Hans, vous êtes injuste ; votre sœur est méchante, elle me déteste et vous indispose contre moi ; soyez sûr que jamais, jamais je ne manquerai aux devoirs que je dois à Dieu d’abord, à vous et à moi ensuite. »

Le petit mouton d’antan faisait tête à l’orage. Hans en resta grandement étonné, mais ces quelques mots lui ouvrirent les yeux ; il vit à quel point sa sœur était prévenue contre sa femme, et il revint vers celle-ci avec douceur.

« Pardonnez-moi, mon enfant, si je vous ai causé de la peine, je ne veux être injuste pour personne ; ma sœur est ma première tendresse, vous la meilleure ; trouvez donc en cette certitude la consolation contre les petites misères de la vie commune, et que je ne puis, sans manquer de cœur à l’égard d’Edvig, arranger autrement. »

Michelle se contenta de cette promesse vague ; elle se dit qu’en effet, la situation de son mari était loin d’être aisée, qu’il était impossible de remédier à un état de choses qui ne pouvait s’améliorer que par une séparation dont son mari lui garderait certainement rancune, si elle la provoquait. Elle se dit que nombre d’existences étaient plus dures que la sienne, et elle remercia Dieu de lui avoir donné le courage et la foi.