III


Au mois de janvier, les Hartfeld partirent pour Berlin. Hans devait se montrer à la cour, présenter sa femme à la haute société de la capitale. Il le fit avec l’orgueil satisfait qu’il apportait à tout acte où sa chère Michelle était en jeu. Elle se laissa conduire avec sa grâce souriante et douce, quoiqu’elle aimât peu les fêtes, peu les bals où la situation de son mari l’obligeait à se rendre. Cependant, elle eut la joie d’y trouver une fois son amie Rita Rosaroff qui, de passage à Berlin, assistait à une fête de la cour. Elle lui présenta son fils Max en congé pour quelques mois, et quelle ne fut pas la surprise de Michelle en reconnaissant dans un jeune homme qui accompagnait Max, le peintre des ruines d’Eberstein, Georges Rozel.

« Quoi ! vous vous connaissez ! exclama la princesse.

— Oui, dit Michelle, nous nous sommes rencontrés au fond des bois. Monsieur était l’anachorète et moi la voyageuse égarée.

— À propos, Madame, fit le peintre, savez-vous que je suis retourné faire un pèlerinage là-bas. J’y ai installé la statuette de la Sainte Vierge, ainsi que nous l’avions promis. Seulement j’ai pris garde, cette fois, de ne pas me croiser avec la redoutable propriétaire et j’ai arrangé ma grotte dans une cachette intérieure des ruines.

— Oh ! j’irai la découvrir.

— Il faudra vous placer juste en face de l’entrée de la chapelle, suivre à droite le rideau de lierres et de clématites. Sous une vieille corniche, vous verrez une anfractuosité que ferme une ardoise : soulevez cette ardoise et vous trouverez une petite grotte. Au fond rayonne ma statue entre deux vases d’immortelles.

— J’irai bien certainement et remettrai toutes choses en ordre, car il ne faut pas que ce petit sanctuaire soit profané. »

Quand Max et Georges se furent éloignés, Rita dit :

« Ce jeune homme a fait sa Première Communion avec Max, c’est une brave et loyale nature qui rêve de se dévouer au salut des sauvages. Mais sa mère tient absolument à ce qu’il n’entre aux Missions Étrangères qu’après avoir voyagé et connu le monde civilisé ; c’est pourquoi je l’ai avec nous pendant quelque temps.

— Si je ne craignais de faire naître de nouvelles querelles, je l’inviterais à venir chez moi ; mais je suis si peu libre ! Edvig cherche une mauvaise intention à tous mes actes.

— Et Hans ?

— Hans est bon pour moi, mais j’ai une peine inouïe à maintenir la paix ; sans ma belle-sœur, mon mari serait depuis longtemps catholique ; mais il n’ose pas heurter Edvig, quoiqu’au fond il soit convaincu. Ah ! si je pouvais l’avoir avec moi seul !

— Cela viendra peut-être ; mon mari m’a dit, tout à l’heure, qu’il avait entendu parler d’une mission pour Hans à Paris.

— Ah ! quel bonheur, si c’était certain ; revoir ma France, y vivre ! Dans peu, j’espère voir revenir dans ma chambre le berceau que ma belle-sœur en a fait enlever. Si l’enfant que j’attends pouvait naître dans ma patrie, s’il pouvait, des l’instant de sa venue en ce monde, appartenir à notre culte ! »

Les deux cousines furent séparées. Dans cette foule, où les brillants uniformes se croisaient avec les resplendissantes toilettes, une longue causerie était difficile. Michelle dut prendre le bras de son mari qui voulait la présenter à plusieurs personnes. Aussitôt seuls, elle se hâta de demander à Hans s’il pensait avoir une mission pour Paris ; mais il la regarda surpris, sans répondre.

La jeune femme n’osa insister ; sans doute, il s’agissait d’un secret d’État. Le comte était souvent appelé au palais royal et jamais, à la maison, il ne rendait aucun compte — du moins devant sa femme — de ces audiences diplomatiques.

Ah ! quel rêve c’eût été pour la petite Mouette de revoir sa Bretagne, d’embrasser encore sa pauvre vieille grand’mère, dont les nouvelles étaient si rares, car la marquise écrivait difficilement avec ses yeux affaiblis, et Rosalie n’écrivait pas du tout. C’était encore par Minihic que Michelle avait le plus de nouvelles.

Le groom se glissait vers sa maîtresse quand elle se promenait dans le parc, et parvenait à lui parler longuement, familièrement comme jadis. Il était bien dévoué, bien fidèle, le brave petit Breton. Il comprenait que la situation de sa compatriote était infiniment moins heureuse que la sienne, moins libre et moins gaie : lui, sa besogne faite, et elle était peu considérable, s’en allait où il voulait, voir le pays, jouer avec les autres garçons. Il écrivait à sa famille, en recevait de longues lettres et les donnait toutes à sa maîtresse, qui ne parvenait pas à les lire sans larmes que beaucoup de sentiments divers faisaient couler : souci de sa grand’mère, si abandonnée, et de sa mère ; nostalgie de son pays, de sa vie libre. Ah ! comme c’était déjà loin son enfance !

Cependant l’hiver s’acheva paisible, la jeune comtesse n’alla plus guère dans le monde ; elle n’y tenait pas et trouvait, au contraire, un charme infini à rester le soir, auprès du feu, son Wilhem sur les genoux.

Edvig sortait presque chaque soir. Et Hans était obligé à beaucoup de devoirs officiels ; alors Michelle restait seule, en face d’elle-même. Elle ne trouvait nul ennui, occupée de mille choses, qu’elle cousait pour son enfant. Quand son mari rentrait, il la trouvait toujours l’attendant souriante ; et il se reposait alors à ce foyer si doux, berçant son fils à son tour.

Ce fut pendant l’une de cas soirées que Michelle obtint de son mari la consolante promesse que le nouvel enfant — celui qui allait venir apporter une joie de plus à la famille — serait baptisé par un prêtre catholique, que sa mère l’instruirait dans sa religion. La seule condition que mit le comte à son acquiescement fut qu’Edvig l’ignorerait. En conséquence, les deux époux convinrent de partir pour Rantzein, où ils attendraient la naissance du bébé.

Les choses s’arrangèrent ainsi. Mlle Hartfeld resta à Berlin et le roi accorda au comte la permission de retourner à sa terre. Quelques semaines plus tard, Michelle avait un autre fils. On le porta un matin dans la petite chapelle catholique de Levenbach, et il reçut le nom d’Heinrich. La princesse Rosaroff et son fils furent ses parrain et marraine. Mlle Harlfeld et le prince Alexis l’avaient été du premier-né.

La joie de la jeune mère fut immense. Son cœur débordait de reconnaissance et d’amour envers le ciel. Le printemps à Rantzein se passa ainsi qu’un rêve de paix intime, entre le père, la mère et les deux enfants, la pomme de discorde étant au loin.

Wilhem, grand et fort pour son âge, ressemblait à son père dont il avait les traits énergiques, le regard ferme, les cheveux blonds. Heinrich ouvrait de beaux yeux roux dorés comme un rayon de soleil — ceux de sa mère — où se lisaient déjà de la tendresse et de la douceur.

Hans aimait beaucoup à montrer son pays à sa femme, à le lui faire admirer ; souvent ils parlaient tous deux ; les enfants, sous la garde des nourrices, auxquelles Michelle avait voulu adjoindre Minihic comme surveillant et protecteur des promenades. Le petit Breton, très fier de ce rôle, le prenait en conscience, suivant Wilhem qui courait déjà, lui construisant de petits bateaux, qu’il lançait sur la pièce d’eau.

« Allons aux ruines d’Eberstein, demanda un jour la comtesse, cela m’amuserait de me rendre compte du chemin où je me suis perdue l’an passé. »

Son mari acquiesça de suite et ils partirent en forêt.

Hans fit remarquer à sa femme, au bord d’une caverne profonde, l’empreinte du pied fourchu et des cornes du diable. « Là, dit la légende, Satan avait établi une chaire entourée de gradins où il prêchait une doctrine infiniment séduisante, mais les théories de l’enfer produisirent de tels ravages que le ciel ayant pitié des habitants du pays envoya un ange qui lutta d’éloquence contre l’infernal prédicateur et réduisit à néant ses doctrines. Alors, furieux, le diable brisa sa chaire qui s’effondra dans la profondeur des rochers[1]. »

Tout en écoutant les récits variés et instructifs de son mari, Michelle cherchait à travers les ruines d’Eberstein la grotte de la Sainte Vierge, et comme son mari lui demandait en riant si elle voulait trouver un trésor, elle répondit gravement :

« Oh ! oui, Hans je veux trouver un trésor ! »

Surpris du ton de cette réponse, le comte vint près de sa femme et éprouva une vive surprise à la voir soulever une pierre et mettre au jour un petit oratoire au fond duquel resplendissait une Vierge dont les bras semblaient se tendre vers eux. Michelle, à cette vue, saisit vivement les deux mains de son mari et les joignant avec les siennes.

« Ô Sainte Vierge Marie, s’écria-t-elle avec un accent où toute son âme passait, je vous offre mon bonheur et ma vie pour son salut ! »

Hans, à ces mots, eut un mouvement bien humain où se mêlait une foi naïve.

« Ô Vierge, reprit-il, ne prends ni son bonheur ni sa vie. »

Michelle sourit et le maintenant toujours dans l’attitude de la prière :

« Vierge Marie, donnez-lui la joie de vous aimer et de vous prier. » Tout bas elle continua l’ardente prière, Hans ne songeait pas à la troubler, ému de l’attitude de sa femme ; convaincu depuis longtemps, il fléchissait, la grâce du ciel pénétrait en lui et ses lèvres remuèrent aussi. Il parla comme l’enfant à sa mère :

« Sainte Vierge, disait-il, je n’ai pas la force de lutter chez moi, mais je vous vénère dans mon cœur. Soyez près de moi à l’heure suprême de la mort. »

Michelle avait triomphé ; les larmes aux yeux, elle chantait mentalement un hymne de reconnaissance.

Et ils revinrent à pas lents, à travers ce bois où montait la sève printanière, où voletaient les oiseaux autour des nids, où les lapins peureux fuyaient dans les buissons. Le silence de leurs lèvres était profond, mais une même pensée liait leur cœur ; jamais, comme à cette heure, ils n’avaient éprouvé l’union divine de deux âmes.

  1. On montre toujours à Stanfenberg (duché de Bade), la trace de la chaire du diable.