DEUXIÈME PARTIE

En Allemagne

CHAPITRE PREMIER


Le rendez-vous avait lieu à Baumwald dans les grands bois. Les vingt chasseurs animés d’une ardeur excitée sans cesse par le cor et les abois de la meute suivaient au galop le vieux solitaire. Les branches leur fouettaient le visage, la chaleur était accablante malgré la saison avancée ; mais telle était leur passion que rien ne les arrêtait.

Au premier rang, Hans Hartfeld.

Tout à coup, le sanglier harcelé fit tête à la meute, s’ouvrit un passage à coup de défenses et se précipita au milieu de la chasse.

Les chiens cherchaient à le coiffer sans y parvenir, alors le comte mit pied à terre, le couteau à la main et suivit résolument la bête furieuse jusqu’à une petite rivière où elle s’enfonça et se perdit dans la végétation aquatique.

« C’est le solitaire de Baumvald, le diable en personne, s’écria l’officier très en colère, voilà bien dix fois que la même chose m’arrive, je le perds toujours dans l’eau ou dans un fourré, ou dans un souterrain.

— Tu finiras par le perdre en haut d’un arbre, » fit Alexis Rosaroff en riant.

Les chiens donnaient de nouveau, c’était un second débuché ; tous les cavaliers s’élancèrent infatigables et coururent ainsi pendant une heure et demie.

Hans toujours galopait en avant.

La bête avait toutes les ruses, elle tentait des hourvaris, se jetait à l’eau, faisait tête, bref ce jeune animal était fort amusant ; on l’eût dit dressé pour le plaisir des chasseurs.

Épuisé à la longue, il s’accula à un buisson, et le comte Hartfeld, furieux de sa déception se jeta au-devant de lui, couteau en main ; seulement, il calcula mal son coup trop précipité et reçut en échange une estafilade au bras droit.

Les autres cavaliers accouraient heureusement pour le téméraire, ils lui prêtèrent main-forte et entre trois ennemis le sanglier fut abattu.

Les piqueurs firent un brancard pour le porter au rendez-vous, et l’hallali sonnant, tous prirent le chemin du lunch préparé dans la clairière[1].

Hans avait serré son mouchoir autour de son bras pour arrêter le sang. Ce n’était rien et le comte plaisantait de sa malchance.

Pendant ce temps, le maître de maison, le général Otto Herdeswatz, faisait aux dames les honneurs de sa table champêtre. Elles étaient une douzaine venues en voiture et à cheval. Parmi elles, il choisit la jeune comtesse Hartfeld, comme la dernière venue au pays, pour lui offrir la place près de lui.

Michelle accepta en souriant l’hommage du grand officier, et avec d’autant plus de plaisir qu’elle était un peu isolée parmi les invités qui causaient par groupes sympathiques. Elle, étrangère, encore mal familiarisée avec les finesses de la langue, trouvait agréable d’échapper un peu aux observations des yeux féminins, où, sans doute, pas mal d’envie se pouvait lire.

Sa belle-sœur Edvig ne s’occupait nullement d’elle ; la carabine sur l’épaule, entourée de chiens, elle avait suivi la chasse. Michelle s’assit près de l’amphitryon, les autres dames se piaulèrent au hasard dans la liberté de ce repas champêtre et las hommes se tinrent debout ou assis sur l’herbe derrière elles.

« Mesdames, dit le grand veneur, levant sa coupe de champagne « Prosit[2] », je bois à notre nouvelle compatriote, la comtesse Hartfeld. » Tous les invités répondirent avec entrain, ce fut un choc de cristal ; seule, Edvig Hartfeld ne trempa pas ses lèvres dans son verre, et quand les convives eurent lancé le leur par-dessus leur épaule, selon l’usage allemand, sa coupe resta pleine devant elle.

Michelle répondit gracieusement, touchée de cette fête qu’on lui offrait. Elle était en plein épanouissement de sa beauté. Mariée depuis un an, elle avait acquis un complément de charmes et la parfaite aisance que procurent la richesse, la sensation de se sentir indépendante.

Elle but et tout à coup pâlit. Elle venait d’apercevoir son mari débouchant de la sente avec la tache rouge de son bras blessé.

Elle se leva brusquement, courut à lui.

« Hans, mon Dieu ! vous avez mal ! »

Et presque défaillante, elle chancela ; tandis qu’Edvig, rassurée par la vue du visage de son frère nullement altéré, haussant dédaigneusement les épaules, s’avançait lentement.

Elle prit la main de Michelle et l’éloigna.

« Vous êtes réellement d’une inconscience inouïe, articula-t-elle d’une voix coupante, de pareilles scènes en public sont bonnes pour les bourgeois. Allez à votre place, vous fatiguez votre mari par vos exubérances déplacées. »

La jeune femme rougit violemment et obéit sans un mot, tandis que Hans la suivait d’un regard de regret, sans oser la défendre.

Toujours dominatrice, Edvig entraîna son frère, le fit asseoir près d’elle.

« Voyons Hans, ce n’est rien, une égratignure, n’est-ce pas ? Prenez quelque chose, un réconfortant et nous partirons. Il ne faut pas gagner la fièvre par un excès de fatigue. »

Tous les convives s’étaient émus : l’un d’eux racontait l’incident, nullement grave en somme. Michelle, assise du même côté que son mari, séparée de lui par plusieurs personnes, pouvait à peine le voir. Maintenant sa fête était gâtée.

À grand peine elle contenait ses larmes et ne parvenait pas à manger. Avant la fin du lunch, la sœur du comte Hartfeld donna l’ordre d’atteler sa voiture, et emmena son frère à l’anglaise sans prendre congé.

Michelle qui les observait vit ce manège et voulut les suivre ; mais retenue, arrêtée par l’empressement des invités, elle ne parvint à s’échapper, à gagner la remise que juste à temps pour entendre cet ordre donné par Edwig :

« Allez et vite. »

Elle tendit les mains, cria :

« Arrêtez ! »

Peine perdue, le cocher enveloppa ses chevaux d’un coup de fouet et sa belle-sœur se penchant vers Hans attira son attention du côté opposé.

Cette fois, ses larmes jaillirent. La petite comtesse ne put supporter stoïquement cette nouvelle douleur de voir sa place prise sans cesse. Elle se laissa tomber sur l’herbe et faisant signe à un piqueur de Rantzein :

« Sellez mon cheval, je vous prie, je veux partir. »

Alexis Rosaroff accourait : « Quoi, cousine, vous pleurez pour si peu de chose. Vous voulez nous fuir, mais ce n’est rien ; votre mari, à la guerre, en a vu bien d’autres sans faiblir, il faut être plus vaillante, chère comtesse, je regrette que ma femme soit absente.

— Ah ! et moi aussi, je regrette de n’avoir pas ici son amitié si vraie, mais Rita n’aime pas venir à Rantzein.

— Elle ne peut s’entendre avec Edvig. Voyons, ne partez pas, nous allons finir ensemble la journée, je vous reconduirai ce soir.

— Mon cousin, je dois partir de suite, ma place est là-bas… entre eux ; laissez-moi, je vous le demande au nom de votre bonne amitié. »

Elle lui tendit la main, il la serra avec affection :

« Faites-vous suivre d’un piqueur, conseilla-t-il, vous ne savez pas les chemins de la forêt. »

Elle inclina la tête en signe d’acquiescement, et comme son cheval arrivait tout sellé, elle se leva.

« Veuillez m’accompagner, dit-elle au valet qui le tenait en bride, prenez le cheval de M. le comte.

— C’est que, répondit l’homme, ennuyé de ne pas déjeuner avec ses camarades, Mlle Edvig m’a interdit de quitter ses chiens, je dois les lui ramener couplés et intacts. Déjà, il y en a un de décousu. Je prie Madame la comtesse de m’excuser.

— Allons, se dit Michelle, c’est toujours ainsi quand je commande, on obéit à ma belle-sœur. N’importe, j’irai seule, je sais le chemin et en prenant par les sentiers que n’a pu suivre la voiture, j’ai des chances pour la rattraper sur la route. »

Elle partit au grand trot, son amazone se déchirait dans l’étroite sente, son voile restait dans les rameaux, des branches arrachaient les cheveux ; n’importe, elle allait.

Il y avait un an que la petite Mouette était entrée au château de Rantzein, après un délicieux voyage coupé d’arrêts fréquents dans les villes intéressantes que les jeunes époux avaient dû traverser. Ils avaient vu Paris d’abord, où Mme Carlet les avait accablés de témoignages de tendresse ; puis Strasbourg, puis Bade et enfin, un soir, dans la magnifique avenue de troënes qui longe la jolie rivière de Shwartzengraben, sur laquelle est situé le château ; Hans avait pressé la main de sa femme, en lui disant tout bas :

« Je t’en prie, mon enfant, si quelque chose te froisse dans l’attitude de ma sœur, supporte-le pour l’amour de moi. Elle s’est difficilement faite à l’idée de me voir mettre en mon cœur une autre affection que la sienne, peut-être sera-t-elle pour toi un peu froide au début, mais tu auras vite fait de la conquérir comme tous ceux que tu approches d’ailleurs.

— Je l’espère, mon ami, si elle vous aime, elle sera bonne pour moi.

— D’autant, reprit-il, enveloppant mal ses épines dans des roses, qu’elle te rendra d’immenses services. Tu ne sais pas, à ton âge, tenir une maison, diriger une troupe de serviteurs ; tu auras grand soin de ne pas la froisser, en ayant l’air d’agir sans son contrôle. Elle conduira la maison comme par le passé, et tu auras, toi, la tranquillité, la paix de l’inaction, aucun des ennuis extérieurs ne viendra te troubler dans l’existence heureuse que je rêve pour toi. »

Michelle devina à demi l’envers des choses, mais elle ne le laissa pas voir, ne voulant, avant tout, amener aucune ombre dans les yeux de son mari. Il reprit encore plus hésitant :

« Tu es sûre de mon affection, n’est-ce pas ? Tu as vu combien je t’aimais ? eh bien, quoi qu’il advienne, ne doute jamais de moi. Peut-être devant ma sœur, dont, en somme, je viens de révolutionner l’existence, devrai-je ne pas témoigner pour toi l’immense tendresse de mon cœur, afin de ne pas l’affliger par comparaison. Elle s’est sacrifiée pour moi : elle a renoncé au mariage, au bonheur de la famille pour ne me quitter jamais. Tu admets bien que je lui doive quelque égard, quelque sacrifice même, n’est-ce pas ? Je te demande, Michelle, de les partager avec moi, de m’en alléger le poids, de comprendre enfin ce que j’exprime mal et de m’éviter la douleur de te voir une peine. »

Les yeux clairs de la jeune femme s’obscurcirent un peu, elle les voila de ses longues paupières pour cacher cette ombre, et comme la voiture entrait dans la cour sablée et se rangeait au bas du perron, elle vit en haut, sur la marche supérieure, entre deux rangées de vasques de marbre d’où s’élançaient de superbes palmiers, une femme grande, épaisse, au visage dur et qui ressemblait à Hans, d’une manière frappante, avec cette différence que les traits accentués, la haute taille allaient bien au comte et faisaient de la femme une sorte de géante hommasse.

Néanmoins, elle prit sur elle déjà, de ne rien manifester, malgré l’antipathie, née de premier jet, et du courant croisé des deux regards. Comme son mari la poussait vers sa sœur, elle passa, d’un geste enfantin, ses bras autour du cou d’Edvig en se haussant sur la pointe des pieds et elle l’embrassa. Ce système autrefois lui avait réussi avec Rosalie, mais la paysanne et la grande dame étaient grandement différentes. Le peuple, sans raisonnement, suit l’instinct de son cœur, mais l’éducation complique la réflexion, développe en pensée les germes présents. Encore une fois, la pauvre enfant se trouvait aux prises avec une hostilité ; le lot de sa vie semblait être de venir toujours à propos dans un milieu où on ne la souhaitait pas.

Elle sentit cela tout de suite, et comme nul ne lui rendait son baiser, elle se retourna vers son mari avec une vraie détresse.

Celui-ci alors prit la main d’Edvig, celle de Michelle, et les unit :

« Soyez amies, soyez sœurs, dit-il avec émotion, vous, mes deux uniques affections.»

Très légèrement, Edvig serra les doigts de la jeune femme et :

« Rentrons donc, je vous prie, le spectacle de nos effusions de famille n’intéresse nullement nos serviteurs, » conclut-elle d’une voix mordante.

Enfin, s’adressant à Michelle :

« Une femme de chambre est spécialement attachée à votre service ; elle va vous conduire dans vos appartements ; vous avez besoin, avant le dîner, de réparer le désordre de votre toilette. »

Elle fit de la main un signe d’éloignement. Une Badoise, en costume national, attendait des ordres sur le seuil. Elle partit de suite précédant la comtesse. Hans eut un mouvement pour suivre sa femme ; mais Edvig le retint.

« J’ai à vous parler mon frère, restez donc ; depuis près d’une année que je ne vous ai vu, n’ayez pas tant de hâte à me quitter. »

Le comte obéit, prit le fauteuil indiqué, oppressé déjà, mal à l’aise d’être chez lui entre deux obligations, entre deux devoirs, chers tous deux, incompatibles.

« Sans doute, Edvig, je suis heureux de vous retrouver, mais je pensais que Michelle était bien seule en cette maison inconnue où n’ayant que moi pour l’acclimater, elle y doit compter. Je vous demande donc de me permettre de la rejoindre. Ensuite nous causerons à un moment plus favorable que celui de l’arrivée.

— Comme il vous plaira, Hans, vous me quittez pour votre femme, depuis de longs mois et au moment où vous voyez votre sœur, vous n’avez pas cinq minutes à lui consacrer. Allez donc où le cœur vous appelle, je ne suis pas surprise : cet inepte mariage confirme bien toutes mes prévisions.

— Comment, fit le comte, inepte, pourquoi ? J’aime cette enfant, elle me le rend entièrement, elle est d’aussi bonne maison que nous.

— J’ai ouï dire, qu’elle était la fille d’un marchand de bœufs.

— Une mésalliance de sa mère, oui, mais dans toute généalogie vous en trouverez. Sa grand’mère maternelle est bien authentiquement marquise de Caragny, un nom historique

— Enfin, elle est étrangère.

— Qu’importe, nous avons vous et moi assez connu la France dans notre enfance pour l’apprécier. Les Françaises sont vaillantes, vives, spirituelles, braves, et le mélange des deux races ne peut qu’amener une superbe famille.

— Mais, c’est un avorton, cette enfant, elle me vient à l’épaule.

— Vous êtes au-dessus de la moyenne, Edvig. Je vous en prie, si vous avez gardé pour moi un peu de votre tendresse d’antan, soyez bonne pour Michelle. Ménagez sa jeunesse et son inexpérience. Elle est douce et timide, guidez-la, conduisez-là dans la voie utile et sage que vous avez si bien su prendre vous-même. »

Elle haussa les épaules.

« Désormais, qui est-ce qui conduira la maison ?

— Mais vous, Edvig, il ne s’agit pas d’abdiquer vos droits, mais de les partager.

— Deux directions ! deux divisions ! Elle commandera et je me retirerai à Leuchenstal, qui est le refuge des êtres sans asile, l’abbaye des filles pauvres, des veuves et des orphelins…

— Grand Dieu ! fit Hans harassé, ne parlez pas ainsi ; votre autorité, ma sœur, ne sera nullement discutée. Michelle s’adressera à vous en toute occurrence, suivra vos conseils, et ne s’exposera pas à contre-balancer vos ordres. Elle sera chez moi la première invitée. »

Le ton de ces mots était amer.

La maîtresse de Rantzein allait répliquer, lorsque des cris plaintifs retentirent dans la cour. Le frère et la sœur s’approchèrent de la fenêtre : un des gros chiens danois de garde venait de s’élancer sur le pauvre Trilby, qu’un valet avait sorti du coffre de la voiture, et d’un formidable coup de croc il lui avait brisé les reins.

Trilby gisait à terre, les pattes en l’air, une écume sanglante aux lèvres et il pleurait à fendre l’âme.

« La sale bête ! flt Edvig, qu’on l’achève et qu’on l’enroche. »

Mais Michelle accourait, du balcon de son cabinet de toilette elle avait vu la scène et maintenant, assise à terre, la tête mourante de son chien sur les genoux, elle laissait couler des larmes très cuisantes, très douloureuses sur les poils durs de son cher compagnon.

« Cette petite est absolument ridicule, exclama Edvig. En vérité, Hans, je ne puis vous comprendre ; finissez-en donc avec cette mise en scène et emmenez votre femme. »

Le comte sortit, déjà considérablement énervé, il eut une brusquerie hors de propos, prenant Michelle par la main, il l’obligea à se relever…

« Montez chez vous, Madame, ces puérilités ne sont plus de mise. »

Michelle leva sur lui des yeux surpris et mettant à pleines lèvres, avec une indicible émotion, un dernier baiser sur le museau de son chien, elle obéit passivement sans un mot.

Rentrée dans l’appartement assigné par la servante, elle sanglota à perdre haleine, si bien que la cloche du dîner tinta deux fois sans qu’elle en perçût le son. Sa femme de chambre vint l’avertir qu’on l’attendait à table.

« Priez, M. le comte, dit-elle, de m’excuser, je ne puis réellement descendre ce soir. Je n’ai besoin de rien. »

Nul ne revint vers elle ; le frère et la sœur dînèrent en tête-à-tête.

Hans exprima le vœu d’envoyer un plateau chargé de quelques aliments à sa femme ; mais Edvig intervint.

« Du tout ! vous allez, par vos gâteries, rendre ma belle-sœur insupportable, il ne faut pas accepter ainsi tous ses caprices. Nous sommes seuls à table, rien ne l’empêche de se joindre à nous, si elle a faim. *

Le comte se tut, sans aucun appétit, sans aucune joie, il reprit son ancienne place. Ce retour au foyer n’était pas une fête ; la soirée se traîna pour lui comme un supplice, et enfin, prétextant la fatigue du voyage, il put prendre congé de sa sœur vers dix heures, et monta rapidement chez lui.

Michelle avait cessé de pleurer. À genoux devant un grand Christ, elle priait. À la vue de son mari, elle se leva.

Il vint à elle, et très doucement, dans la paix enfin reconquise de leur intimité, il lui dit des mots consolateurs, des encouragements émus, qui enfin calmèrent les nerfs tendus de la jeune femme et lui permirent de goûter le bon sommeil de son âge.

Le lendemain, ce fut autre chose.

Minihic inquiétait Michelle, elle ne l’avait pas encore revu depuis l’arrivée : elle pria son mari de la mener visiter la maison, espérant ainsi rencontrer son compatriote. Hans y consentit bien volontiers. Il lui montra en détail le splendide château, princièrement meublé, le parc immense et soigneusement entretenu. Les communs en dernier ressort, les écuries, où trente chevaux splendides s’alignaient. Là, elle vit enfin le groom. On l’avait revêtu de la livrée marron, liserée de bleu avec boutons ornés de la couronne Comtale, et il paraissait très heureux, très gai, très fier de son uniforme.

Il accourut vers sa maîtresse.

« Madame la comtesse est reposée du voyage, fit-il, je suis bien content de voir enfin Madame la comtesse. »

Michelle allait répondre, mais elle n’en eut pas le temps, Edvig, qu’elle n’avait pas aperçue, sortit d’une stalle les mains pleines de pain, qu’elle distribuait à ses favoris.

« Mon garçon, vous êtes nouveau, dit-elle, au jeune valet, c’est une excuse, mais sachez à l’avenir que les valets de Rantzein ne parlent à leurs maîtres, que lorsqu’ils sent interrogés. Allez. »

Minihic ouvrit des yeux immenses, montra toutes ses dents dans un rire bête et resta planté où il était, sans oser remuer.

Hans et sa femme quittèrent aussitôt l’écurie.

Une autre question allait se présenter ; à table, où mettrait-on le couvert de la jeune comtesse ? Au bout, en tiers, ou en face de son mari ? Edvig, au moment de s’asseoir, regarda son frère, puis, comme il ne soufflait mot, très ennuyé, elle s’assit au milieu, à sa place habituelle, et Michelle fut installée à droite de son mari.

L’habitude dès lors fut prise.

Grâce à l’extrême douceur de Michelle, la paix en somme s’établit. Edvig conduisant tout, devint supportable, elle cessa les allusions blessantes peu à peu et rien ne troubla l’harmonie jusqu’au jour où, au grand bonheur de tous, le petit Wilhem vint au monde.

La joie de la jeune mère était immense ; enfin, elle avait à elle un enfant, on n’allait pas le lui disputer celui-là au moins ; elle le nourrirait, l’aimerait, ne le quitterait plus.

Ah ! mais non, là revint la querelle : « Nourrir cet enfant, quelle folie, s’écria Edvig, à votre âge ! vous êtes trop jeune pour être bonne nourrice, l’avenir de notre race exige que les Hartfeld soient robustes, nous allons choisir une vigoureuse paysanne. »

Ainsi fut fait ; l’enfant fut donné à une nourrice allemande. Sous prétexte de surveiller cette nourrice, ce dont l’inexpérience de Michelle était incapable, la sœur du comte installa le bébé dans ses appartements situés dans l’aile opposée au château.

Le comte laissa faire, toujours faible, et ce fut pour lui une attirance de plus vers le logement de sa sœur.

Quant à Michelle, désolée, déçue, elle se réfugia aux pieds de la Croix, suppliant le Seigneur de lui accorder vite un autre enfant, une fille, qu’enfin peut-être on lui laisserait. Pour l’instant, elle n’avait pas souci de l’âme de son fils ; il avait été baptisé à l’instant même de sa naissance par le docteur lui-même, parce qu’on avait craint un moment pour sa vie, et l’intention de ce médecin, qui était catholique, avait été tout simplement de donner au petit nouveau-né un passe-port pour le ciel. Jusqu’à ce que Wilhem eût l’âge de raison, Michelle n’avait donc rien à redouter, elle saurait bien faire joindre les menottes du bébé devant les images de Jésus et de Marie, elle saurait bien lui apprendre à préférer le culte extérieur de nos églises, à la froideur glacée des temples. Tous les dimanches elle se rendait en voiture à la cathédrale de Fribourg, distante de quelques kilomètres ; souvent son mari l’accompagnait dans cette ville, capitale du duché de Bade où mille affaires ou relations l’appelaient sans cesse. Quelquefois elle obtenait qu’il assistât à l’office auprès d’elle, et alors il suivait les exercices avec une attitude grave et correcte ; mais tout à coup, il avait cessé de la suivre, morigéné, sans doute, par sa sœur qui l’avait contraint à venir avec elle au prêche dans le temple de Rantzein ; Edvig répétait à tout moment que les Hartfeld étaient évangélistes, qu’ils avaient jadis répandu leur sang pour la religion, au temps de Louis XIV, et qu’ils ne varieraient jamais dans leur foi. C’était bien assez qu’une alliance étrangère eût troublé l’harmonie de leur généalogie. Bref, Edvig était blessante pour Michelle. En cela comme en toute chose, Hans se taisait, et sa femme priait mentalement, réconfortée par sa paix intérieure, par la sensation constante de la protection divine étendue sur ses actes.

  1. Si en France, l’ordonnance des chasses est différente, la curée a lieu sur place.
  2. Souhait allemand intraduisible et très usité.