XII


L’époque du mariage était fixée à la veille du premier jour de l’Avent, et Michelle comptait ses heures, comme pour les allonger encore, par la sensation de les sentir passer. Elle mettait au vieux château tout en ordre, elle réparait la garde-robe usée de la marquise et elle remettait à neuf celle de Rosalie. Mme Carlet avait touché la somme promise par le comte Hartfeld, avec une explosion de joie, et la douairière s’était hâtée de la faire admettre, en qualité de dame pensionnaire, dans une communauté religieuse de Paris. Là elle serait heureuse et tranquille et sa pauvre cervelle de linotte n’aurait aucun surmenage, tout serait prévu pour elle par les Sœurs dévouées qui la soigneraient.

Michelle avait caché, sans le dire, une bourse pleine d’or au fond du secrétaire de la vieille marquise. Hans l’avait voulu ainsi pour parer à un besoin pressant. Il avait acheté à Lahoul une barque neuve qu’il baptisa la Petite-Mouette, à la joie de tous. À la prière de Michelle, il offrit encore à l’autel de la Vierge un diadème et un cœur d’or, à l’intérieur duquel il consentit à écrire son nom avec celui de sa chère fiancée.

La reconnaissance de Michelle augmentait sans cesse ; elle aimait vraiment cet homme, qui se montrait si parfaitement désintéressé et délicat.

Un matin de novembre, elle sortit, toute blanche, de la Roche-aux-Mouettes, appuyée sur le bras du prince Rosaroff, qui lui servit de père en cette solennité. La vieille marquise suivait, accompagnée du comte Hartfeld. Deux compagnons d’armes du marquis de Caragny, le vicomte de la Roche-Landry et le baron de Kermoël, escortaient la princesse Rosaroff et Mme Carlet. Malgré leur grand âge et leurs infirmités, ces deux anciens preux des luttes vendéennes avaient tenu à apporter à la petite-fille de leur chef d’autrefois, le témoignage de leur amitié, à sa grand’mère, celui de leur vénération.

La famille Lahoul, au grand complet, et superbement endimanchée, venait en tête d’à peu près tout le village qui se pressait dans l’église avec une curiosité sympathique.

Michelle, très pâle, pénétrée de l’importance du grand acte qu’elle accomplissait, contint cependant ses larmes et pria du fond de l’âme. Le bon curé ne put jamais articuler le petit discours qu’il avait préparé, tant l’émotion lui étreignait la gorge.

Le comte Hartfeld était radieux. Il mit une poignée d’or dans le plateau que lui tendit Yvonne Lahoul, au moment de la quête.

Après la cérémonie religieuse, un déjeuner réunit tout le monde à la villa Roussalka. La vieille marquise avait essayé de recevoir chez elle, mais pour lui éviter l’embarras et la fatigue, la bonne Rita avait allégué la difficulté du passage à marée haute.

« Voyez-vous, marquise, avait-elle dit gaiement, tous vos invités bloqués à la Roche-aux-Mouettes pour six heures ! et vos deux vieux amis bretons trouveront infiniment plus de charme à descendre de voiture au bas du perron de la Roussalka, qu’à escalader vos rochers. Vous présiderez, par exemple, ce repas de famille avec mon mari en face de vous. »

La douairière avait consenti. Elle était réellement brisée, à bout de force, et quand elle dut refermer le soir du départ, la poterne sur sa petite-fille, des larmes amères, cuisantes, désolées coulèrent le long de ses joues. Alors, elle se retourna vers Rosalie qui, appuyée contre le chambranle, sanglotait éperdument. La maîtresse, dans son immense besoin de consolation, pour la première fois de sa vie, tendit la main à la servante. Celle-ci, stupéfaite, n’osa la prendre et s’enfuit au fond de sa cuisine glacée, d’où le rayon de soleil était à jamais parti.

La vieille douairière laissa retomber son bras ; elle reprit de son pas lent et raide le chemin de sa chambre. Elle s’assit sur la haute chaise en chêne sculpté, attira sa corbeille à ouvrage et ses doigts maigres et froids se remirent à tricoter un peu plus tremblants que de coutume.

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Pendant ce temps, Hans Hartfeld, rayonnant de bonheur, entraînait sa femme, et ce fut encore Lahoul qui les conduisit à travers la baie dans sa chaloupe neuve. Le temps était si sombre que la côte n’apparaissait même pas vers Saint-Malo. Le matelot dut s’en fier à son habitude et se guider d’après le courant de la Rance.

Tout à coup, un halètement à l’arrière les fit tous écouter. C’était un gémissement continu. Michelle avança une main et rencontra le museau froid du bon Trilby, Trilby qu’on avait oublié et qui suivait le bateau à la nage, ne voulant pas quitter sa petite maîtresse !

Michelle l’aida à jaillir des vagues, à s’étendre dans la barque. Il s’y secoua rudement, éclaboussant son voisinage, mettant à l’entour des gouttes d’eau salée, comme s’ils avaient tous répandu des larmes amènes sur leurs vêtements.

« Et Minihic ? demanda timidement Michelle au père Lahoul.

— Mon fils, Madame, vous attend à la gare, répondit gravement le matelot. Il a voulu partir, parce que là-bas, voyez-vous, c’est loin pour une Française et peut-être bien, elle aura souvent besoin d’un compatriote. »

Hans n’entendit pas ces mots, cette buée floconneuse qui les enveloppait le glaçait. Il avait allumé un cigare. Puis il vint s’asseoir près de sa femme et étendit sur elle un pan de sa pelisse de fourrure.

« Oh ! ma petite Mouette, dit-il, ne regrette pas ton nid, celui où je t’emmène a bien plus de soleil et de chaleur. »