XI


La connaissance de la marquise de Caragny et de la princesse Rosaroff se fit très facilement. La bonne Rita plut à la douairière et fit de suite la conquête de Michelle. Avec un tact, venu du cœur, la jeune femme sut arranger les choses, sans froisser personne. Elle se rendit avec Michelle à Saint-Malo, fit les emplettes les plus urgentes, et commanda à Paris une corbeille digne de la femme du comte Hartfeld.

Hans ne trouvait rien d’assez beau, et Michelle, se croyant en plein conte de fées, se laissait conduire avec un peu d’ahurissement, beaucoup de résignation, gardant l’absolue et consolante certitude, qu’elle accomplissait la volonté divine.

Un soir, que les deux nouvelles amies rentraient ensemble de Saint-Malo par le bac de Dinard et reprenaient à pied le chemin de la Roussalka, qui était aussi celui de la Roche-aux-Mouettes, sise un peu plus loin, Michelle se souvint, tout à coup, d’une soirée semblable à celle-ci, où elle précédait sa mère dans l’obscurité de la campagne.

Elle se rappela cette belle villa éclairée et attrayante qu’elle avait côtoyée, haletante, chargée, si pauvre ; aujourd’hui, elle en franchissait le seuil, la princesse Rosaroff lui disait :

« Restez à dîner, petite Mouette, mon cousin Hans sera si joyeux !

— Grand’mère n’est pas prévenue, puis je ne veux pas rentrer si tard. On serait inquiet au donjon des Mouettes.

— Alors je vais vous reconduire. Je demanderai à la marquise la permission de vous garder demain ; j’ai prié aussi notre curé ; vous savez que, moi aussi, je suis catholique, mignonne ?

— Ah ! quel bonheur, s’écria Michelle, je vous croyais Russe et de la religion orthodoxe.

— Mon mari l’est en effet, mais je suis, moi, Française et catholique. Michelle, nous sommes sœurs. »

La jeune fille passa son bras autour du cou de la princesse Rosaroff et l’embrassa de tout cœur, sur cette route solitaire, où nul passant ne gênait son expansion.

« Vous n’avez donc pas eu peur de vous en aller à l’étranger ? demanda la jeune fille.

— Non, je n’ai pas eu peur. Si vous saviez à quel point Alexis est bon ! Voulez-vous qu’en deux mots, je vous dise mon histoire ?

— Je vous en prie.

— Alors, marchons doucement, le souper attendra un peu à la Roche-aux-Mouettes et nul ne s’inquiétera, nous sachant ensemble : J’appartiens à une famille corse, installée à Paris depuis des années. Mon père était venu en France à la suite de l’empereur. Il mourut une nuit, assassiné par un carbonaro. Sa mort nous laissait sans pain. J’avais une voix assez jolie, ma mère la développa par d’habiles leçons et je parvins à entrer au Conservatoire. Là, je connus un professeur de chant, qui s’éprit de mon talent et me demanda en mariage. C’était une situation, mon avenir de coureuse de cachet était peu flatteur ; ma mère consentit à cette union. L’année suivante, je perdis mes deux protecteurs, ma mère et mon mari, enlevés par la terrible épidémie du choléra, qui sévit à cette époque. Je restai seule avec un bébé naissant. Si je ne suis pas morte de désespoir en ces terribles heures, je le dus à un bon religieux, qui ne m’abandonna jamais, me secourut, me raffermit dans la voie du devoir, me trouva des leçons et parvint à placer mon enfant chez une bonne nourrice. Malgré mes soucis, j’avais gardé ma voix, j’aimais ardemment mon art, et pour me faire mieux connaître et apprécier, mon protecteur me fit chanter plusieurs fois dans les concerts de charité. J’y remportais toujours un éclatant succès. Mes recettes étaient superbes. Avec quelle joie je me voyais utile et en mesure de rendre un peu aux bonnes œuvres du religieux le bien que j’avais reçu de lui !

Un jour, après une séance de musique spirituelle, où j’avais mis toute mon âme dans un chant divin, mon saint ami vint me trouver :

« Rita, me dit-il, une chance inespérée s’offre pour vous. La princesse Rosaroff était avec son fils dans l’assistance que vous avez charmée hier au soir. Depuis plus d’une année, elle assiste à tous nos concerts et elle est une des bienfaitrices de nos associations. Quoiqu’elle soit schismatique, j’ai pour elle une profonde estime, et je ne désespère pas de la voir un jour convertie. Son fils unique, qui ne la quitte jamais, et qui est lui-même une âme d’élite, a été profondément touché de vos accents ; ils demandent tous les deux à ce que je vous conduise à leur hôtel.

— Dans quel but, mon Père ? Je ne doute pas que sous votre sauvegarde, je ne doive accéder au désir de la princesse ; mais j’ai peu de temps, vous le savez ; mon enfant, que je viens de reprendre, a droit à tous mes moments de liberté, et s’il s’agit seulement de relations mondaines…

— Ce que je vous offre est plus sérieux, Rita. Le prince Alexis désire vous épouser, et sa mère, avant d’y consentir, veut vous juger dans l’intimité. »

Je fus grandement surprise, mais très heureuse. Moi aussi, j’avais vu ce jeune homme ; sa noble physionomie m’avait captivée, ses attentions à l’égard de sa mère, son empressement filial me convainquirent de ses bonnes qualités. Peu de mois plus tard, j’étais princesse Rosaroff et ce n’était pas pour le prince une mésalliance, car les Spagliesi-Corte sont de noble race et de vieille souche. Ma famille avait seulement été trahie par la fortune. Le prince adopta mon fils, il y a peu d’années, quand il eut perdu tout espoir de voir notre union bénie par la venue d’un enfant. Je ne connais pas d’âme meilleure et plus belle que celle d’Alexis, et ma tendresse et ma reconnaissance pour lui sont immenses. »

Michelle avait écoulé ce récit avec grand intérêt, l’histoire de Rita offrait quelque analogie avec la sienne. Dans la famille de son fiancé, on avait vraiment le sentiment de justice. Les hommes ne cherchaient pas la fortune dans une dot, ils songeaient avant aux qualités de la femme choisie. Elle reprit après un silence :

« Et votre fils maintenant, qu’est-il devenu ?

— Max est à l’école navale de Cronstadt, nous sommes tous un peu marins dans la famille. Notre yacht nous promène par le monde. Le prince aime extrêmement la mer, et quand nous avons vécu quelques mois à Saint-Pétersbourg, où sauf des intérêts matériels, rien ne nous attache, nous avons hâte de revoir les horizons sans fin, d’écouter la voix mystérieuse des vagues. Vous n’avez pas idée des heures délicieuses que nous passons dans les solitudes des mers en face de la majesté de l’univers, tout près de Dieu. C’est la vraie vie des rêveurs et des croyants comme nous. Le prince et moi sommes tellement liés de pensées, notre foi est tellement identique, que certainement, dans peu, j’obtiendrai de lui qu’il accomplisse la cérémonie d’abjuration qui n’est plus qu’une formalité, puisque la conviction est née et la pratique exercée. L’heure n’est pas éloignée d’ailleurs, où tous les orthodoxes russes se rallieront à nous. Le mouvement catholique s’accentue sans cesse, dans la haute société, et une prédiction nous annonce ce grand bonheur.

— Mon pays vous a plu, puisque vous y avez fait escale ? demanda Michelle en souriant.

— Nous y avons été poussés, chère enfant, par le souffle de votre destinée. La providence nous a conduits ici à cause de vous.

— Évidemment. Tenez, je pense qu’une des joies du Paradis sera de voir clairement l’enchaînement des événements amenés les uns par les autres, sans influence de volonté personnelle. Nous verrons à quel rôle inconnu notre pauvre être humain a été soumis dans l’univers.

— Oh ! nous ne penserons plus guère à l’existence terrestre, je crois. Elle nous paraîtra alors si méprisable en faveur des splendeurs de l’éternité !

— Vous connaissez beaucoup ma future belle-sœur ?

— Beaucoup non. Entre elle et moi, c’est comme s’il y avait une haie d’épines ; quand nous voulons nous rapprocher, j’en sors toujours blessée.

— Comment cela ?

— Cette femme est la créature la plus antipathique que je connaisse, j’ai peut-être tort de vous dire cela ; mais vous êtes si douce, si parfaitement dévouée, que vous souffrirez, je l’espère, moins qu’une autre, du voisinage de cette puritaine.

— Oh ! rien ne m’effraye ! je sais bien que dans toute joie, il y a une croix, sans quoi, ce ne serait plus la vie. Avec le comte Hartfeld, dont j’apprécie chaque jour davantage la nature droite, je serais trop heureuse ; il faut un nuage à l’horizon. Alors Edvig Hartfeld est méchante ?

— Oui, elle est méchante d’instinct, de plus elle est violente, acharnée à l’idée de prosélytisme pour sa secte. Elle est dure, fière, incapable de douceur et de bonté. Elle adore un Dieu de justice et de répression et non le Christ miséricordieux. Elle ne peut me souffrir et je vais le moins possible à Rantzein.

— Cependant, elle aime son frère, je trouverai là, près d’elle, mon point de contact.

— Espérons-le. Elle conduit Hans ainsi qu’un enfant, elle le guide ; elle a quinze ans de plus que lui ; elle l’a élevé, il la craint et la vénère sans oser la juger. Il faudra vous attacher à ne jamais la froisser pour conserver la paix.

— Je ferai tout ce qu’elle voudra pourvu que mon mari soit heureux et qu’elle me laisse la liberté de mon culte.

— Quant à cela, je ne crois pas qu’il y ait rien à redouter ; car Edvig est loyale comme tous les Hartfeld. »

Les deux amies étaient arrivées au Goulet qui sépare l’îlot de la Roche-aux-Mouettes de la terre ferme, les petites vagues montantes se glissaient déjà autour des roches. Michelle les indiqua à Rita.

« Au revoir, dit-elle, il faut que je me hâte, dans un instant ma route sera coupée, je suis bien heureuse de notre excellente promenade. J’avais pour vous une grande sympathie ; j’ai maintenant une amitié réelle. »