X


Michelle dormit peu pour la première fois de sa vie. Elle s’éveilla en sursaut plusieurs fois, et comme la lune envoyait ses rayons dans sa tour, dessinant les dalles, l’ogive de la fenêtre, les feuilles, les plantes grimpantes que le souffle de mer agitait, elle se mit à regarder ce tableau, à contempler les murs nus de sa tour, le plafond en voûte, puis son petit mobilier branlant, cette froide et nue misère de son pauvre intérieur qu’elle aimait pourtant, ces choses que sa jeunesse rendait gaies, cette pièce où elle avait chanté travaillé, ri, où tout enfant elle avait dormi avec Trilby.

À présent, elle avait le cœur serré de l’appréhension des lendemains changeants, des nouvelles étapes de la vie. Et elle se leva très tôt, courut au jardin où, dans le creux d’un vieil arbre, elle avait posé une Vierge avec des fleurs et des coquillages.

Là, elle s’agenouilla ; dans un élan de tout l’être, elle s’écria : « Oh ! Vierge Marie, soyez ma protectrice et mon aide, inspirez-moi, guidez-moi ; que votre assistance plane sur ma vie entière, que je sache faire le bonheur des miens et la volonté de Dieu ! »

La mer montait doucement, calme ; de légères rides avançaient sur le sable fin au pied de la Roche-aux-Mouettes ; pas de vagues, une paix sur les flots, des voiles au loin se dessinaient sur le fond rouge des nuages du levant. C’était un reposant et grandiose spectacle ; Michelle l’admira longuement, son âme pure comprenait les splendeurs de la création, sa prière s’achevait en une extase.

La cloche de l’Angelus la fit tressaillir, elle se reprit aux obligations de sa journée, et saluant sa Vierge d’un dernier signe de croix, elle bondit sur les rochers et gagna le potager. Parmi les herbes envahissantes, elle chercha les légumes, les petits pois rachitiques aux feuilles blêmes et desséchées par les vents salés, les figues brunes, les salades durcies ; puis elle revint à la maison où Rosalie préparait le premier repas, ouvrait les fenêtres et les portes.

Michelle s’assit dans la cour, regarda encore autour d’elle, chaque pan de mur, chaque plante ; jamais elle n’avait ressenti une telle intensité de tendresse pour le cadre de ses jours.

Quand la sonnette de la douairière vibra, la jeune fille courut vers son aïeule, l’aida à sa toilette, pria avec elle, mais elles restaient sérieuses toutes deux, émues de leurs moindres gestes avec cette tenace pensée de départ et d’absence.

« Alors grand’mère, dit enfin Michelle, il viendra après déjeuner chercher votre réponse ?

— Oui, mon enfant, veux-tu que je demande un sursis ?

— Pourquoi ? demain serait aussi cruel qu’aujourd’hui, et ce soir, quand je lui aurai parlé, je me sentirai plus calme, grand’mère. Pour l’instant, il me semble être ainsi qu’une hirondelle perdue loin du troupeau des émigrantes…

— Ma fille bien-aimée, tu souffres beaucoup ?

— Non, grand’mère, au contraire, je trouve, ainsi que le dit maman, un parti inespéré ; je serais ingrate envers le ciel, si je ne le comprenais pas ; mais ce qui est dur, voyez-vous, c’est de quitter ma patrie, même mon beau titre de Française.

— Tous les peuples sont frères, ma chérie ; Sous l’œil du bon Dieu, les barrières des nations sont purement idéales entre les chrétiens. » L’enfant sourit :

« C’est juste. C’est là-bas le même Christ et le même ciel. Je verrai aussi les mêmes étoiles. »

Sa besogne étant terminée, Michelle passa dans l’appartement de sa mère. La conversation, là, fut toute différente ; la pauvre Mme Carlet avait rêvé d’un palais et d’un bal, et elle entretint sa fille de somptueuses toilettes de mariage.

Michelle écoutait, répondait gaiement, avec l’intention de bonne grâce qu’elle eût mise à jouer avec un bébé et sortit enfin libre d’être seule, de penser en paix, de mettre en balance les deux devoirs de fille et d’épouse. Sa résolution fut d’avoir recours à l’extrême franchise, de parler à cœur ouvert avec cet inconnu, de ne lui laisser rien ignorer et d’attendre ensuite son acquiescement ou son refus. Alors, sans coquetterie aucune, avec sa belle sincérité naïve, elle alla au-devant de lui sur la falaise. Elle n’avait plus peur à présent. La gamine s’était subitement mûrie.

Cependant, elle tressaillit, quand, de loin, elle vit venir la haute silhouette du comte Hartfeld ; elle leva au ciel un regard suppliant et, bravement résolue, elle fit quelques pas en avant.

« Je vous attendais, dit-elle simplement, je voulais moi-même vous répondre.

— J’espère que c’est d’un bon augure, petite Mouette, répondit-il, souriant, la main tendue. Voulez-vous que nous nous asseyions ici, dans ces bruyères ; sauf les hirondelles de mer qui pourront au passage recueillir nos paroles, je ne vois aucun indiscret.

— Je le veux bien. J’aime mieux vous dire tout de suite, en une seule fois, ce qui me préoccupe, me fait souffrir.

— Oh ! dites-le moi vite ; mon plus cher désir est de vous éviter tout souci. Dites votre pensée en toute confiance.

— Je ne voudrais pas que grand’mère sache ce que je viens vous dire, parce qu’elle trouverait peut-être dans mes paroles quelqu’atteinte à sa dignité ; mais je dois vous expliquer une situation, un peu humiliante pour nous.

— Rien ne peut vous humilier vis-à-vis de moi, cher oiseau sauvage ; si vous daignez venir réjouir mon aire par votre présence, c’est moi qui vous devrai toute reconnaissance.

— Vous emmenez l’oiseau bien loin, mais que deviendront en la cage, celles que son chant réjouissait ? Qui aura soin de leurs vieux jours ? qui pourvoira au grain ? »

Il se retourna vers elle, une anxiété transparaissait dans son accent, il vit son effort, sa détresse et ne voulant pas de longues phrases sur un sujet, que, dans sa pensée, il avait depuis longtemps tranché, il répondit, très sérieux :

« Michelle, soyez tranquille, je prends peut-être, en effet, à ces vieilles ruines leur rayon de soleil ; mais, soyez certaine que, d’une manière palpable, je pourrai le remplacer. Votre mère avoue sa douleur de vivre ici, loin de Paris, dans une situation précaire. Eh bien, dès maintenant, son souhait est réalisé, si vous le voulez. De votre décision dépend son avenir. Je puis, dès ce soir, télégraphier à mon banquier de Paris de passer à son ordre un chèque de cent mille francs. »

L’enfant, à ces mots, cacha son visage brûlant dans ses mains ; une torture inouïe broya son cœur. Elle vit, dans la noblesse des actes de cet étranger un tel effondrement de sa fierté, elle se vit si clairement vendue, que malgré son inexpérience, elle comprit toute l’étrangeté de ce marché. De grosses larmes filtraient entre ses doigts.

« Je ne voulais pas vous entretenir de ces détails, reprit-il, vous y venez loyalement, je sens à quel point cela vous coûte, mais épuisons-en une fois, si vous le voulez bien, la coupe amère, pour la jeter ensuite au plus profond des vagues. Quelle autre chose encore vous préoccupe ?

— Rien, si l’avenir et la sécurité des miennes sont assurées, je serai heureuse et très libre de donner toute ma pensée à notre bienfaiteur. » Il sourit :

« Je vous demanderai encore d’admettre en votre cœur une autre affection : ma sœur Edvig. Elle est bonne et intelligente ; elle m’aime uniquement, et mon bonheur serait très altéré, si une amitié fraternelle ne liait pas intimement les deux seules femmes que j’aime au monde.

— Oh ! de tout mon cœur je l’aimerai !

— Il faudra avoir pour elle des égards et de la déférence. Elle est beaucoup plus âgée que vous. Ses conseils vous seront précieux en ce milieu, si différent du vôtre, où j’espère vous transplanter.

— Mais vous me laisserez quelquefois revenir en France, revoir mes rochers, mes deux mères, Trilby. »

La fillette reparaissait encore. Il sourit avec bonté.

« Vous ferez tout ce qui vous plaira, chère enfant, vous reviendrez voir votre chère et belle patrie, que j’aime infiniment, vous emmènerez de France des serviteurs si vous voulez et votre Trilby.

— Merci. Vous êtes bon. Il y a ici un petit mousse qui a été mon compagnon de jeux, c’est le fils du matelot Lahoul. Je serais contente de l’emmener avec moi, pour avoir quelqu’un qui me parle quelquefois du pays.

— Prenez votre mousse, nous en ferons un groom. »

Michelle joignit les mains ; elle ne trouvait plus de mots capables d’exprimer l’attendrissement de gratitude qu’elle éprouvait. N’était-ce pas un rêve ce changement à vue de leur détresse en aisance ? ce grand seigneur étranger, qui s’inclinait vers elle, comme un envoyé de Dieu ? Elle pensait à Eliézer, chargé de présents, qui s’en allait quérir une femme pour son maître, et elle ne s’effrayait plus autant de la distance où il l’emmènerait. Elle se disait que le ciel était partout où résidait le devoir, que sa paix viendrait de l’assurance du bonheur de celles qu’elle aimait ; qu’elle les suivrait de loin et que la pensée n’a jamais d’exil, ni de chaînes. Certes, elle l’aimerait cet homme généreux ; elle serait pour lui, bonne, douce et dévouée. Il pouvait bien compter sur elle et lui demander d’accomplir des choses pénibles. Elle y mettrait tout son cœur, toute sa joie. Elle leva vers lui son beau regard limpide :

« À présent, rentrons, si vous le voulez bien : grand’mère causera avec vous et ce qu’elle décidera, je l’accepterai.

— Mais, vous n’êtes plus effrayée, petite Mouette, vous consentez à voler jusqu’à mon donjon de Rantzein, en pleine Forêt Noire, où le vent, dans les sapins, chante comme la mer ? »

Michelle sourit, et, comme il lui tendait la main, elle y laissa tomber ses doigts bruns avec une infinie confiance :

« Voyez-vous, dit-elle, voilà, au bout du sentier, notre recteur qui lit son bréviaire, il nous a vus ; il vient vers nous. Voulez-vous que je vous présente à lui ? Il bénira notre mariage.

— Merci de toute mon âme pour cette bonne parole, fit Hans, avec élan ; oui, allez vers lui, moi, je vais rentrer au château et prier votre grand’mère de fixer l’époque de notre union. Ah ! encore une chose : vous savez, Michelle, que je ne suis pas de la même religion que vous.

— Vous n’êtes pas chrétien !

— Je suis chrétien, mais pas catholique, j’appartiens au culte évangélique.

— Oh ! quel malheur !

— Pourquoi donc ?

— Jamais je ne pourrai me résoudre à épouser un homme qui n’a pas les mêmes principes que moi, la même foi.

— J’ai la même foi.

— Ma grand’mère ignore que vous n’êtes pas catholique ?

— Je n’ai jamais songé à le lui dire, je ne vois en ceci, aucun obstacle à notre projet.

— Je ne sais, car je suis bien troublée. Il me semble si triste de ne pas croire à l’intercession de la Vierge Marie, aux reliques, à notre Culte si beau. Je vous en prie, Monsieur. allez vers grand’mère, moi je vais, pendant ce temps, demander conseil à M. le curé en qui j’ai toute ma confiance. »

Elle s’éloigna en courant et comme le prêtre était habitué à ces allures de petite sauvage, il l’accueillit en souriant.

« Comme vous êtes effarée, Michelle ! il se passe quelque chose d’anormal au nid des Mouettes.

— Oh ! oui, Monsieur le curé et j’ai bien besoin de votre bonne volonté je vous jure, c’est toute une révolution dans notre calme existence.

— Parlez, mon, enfant, vous savez assez combien je vous suis dévoué.

— Voilà, Monsieur le curé, on me demande en mariage.

— Vous ! exclama le prêtre en riant, vous ! petite Mouette. Quelle bizarrerie !

— Cela m’étonne autant que vous, Monsieur le curé.

— Alors ce serait ce monsieur qui vient de vous quitter ?

— Lui-même.

— Voyons, mon enfant, est-ce une offre sérieuse ?

— Je le crois. Nous sommes si pauvres ! l’intérêt ne peut guider personne en cette occurrence. Vous savez à fond notre détresse, Monsieur le curé. »

Le prêtre soupira. Oui, il savait tout. Depuis bien des années, il connaissait le secret de ces deux âmes également nobles : celle de la grand’mère et celle de l’enfant. Et il eut une vive joie ; tout à coup, il entrevit la possibilité d’un peu de bonheur pour cette vaillante jeune fille. Il reprit ému.

« Il faut accepter, Michelle, vous êtes très jeune, mais dans les circonstances où vous vous trouvez, bien des difficultés doivent être écartées. Cet homme qui vous demande, sait-il votre situation ?

— Absolument.

— Alors c’est un cœur désintéressé et maintenant pourvu qu’il soit bon chrétien, je ne vois plus d’obstacles.

— Hélas, Monsieur le curé, il est protestant.

— Protestant ! Ah ! quelle fatalité !

— Vous pensez que je ne puis pas l’épouser ?

— J’hésite.

— Vous hésitez seulement… si je refuse cette union, c’est la ruine des espérances de ma mère. Vous savez à quel point ma pauvre maman a besoin d’aisance, sa raison est si chancelante ! Ah ! si je pouvais travailler, gagner…

— Que pense votre grand’mère ?

— Je ne lui ai pas encore parlé de ce différend. Voyez-la, Monsieur le curé. Mais il me vient une pensée : si Dieu aidant, je pouvais convertir mon mari ?

— Ce serait une grande miséricorde de la part du Très-Haut que de vous donner cette gloire, Michelle ; mais vous aurez peine peut-être, à accomplir vos devoirs et si jamais vous veniez à oublier votre foi…

— Oh ! je mourrais plutôt mille fois ! et la Sainte Vierge que j’ai tant priée ne m’abandonnerait pas à ce point. Ce matin, j’ai mis mon mariage sous sa protection. Non, ceci ne saurait être à craindre, Monsieur le curé.

— Je le pense, en effet. Dieu aime la confiance et peut-être entre-t-il dans ses vues divines que vous soyez l’instrument de rédemption de cette famille.

— Alors, conseillez-moi, Monsieur le curé, votre expérience, votre affection seront mes guides.

— Je vais prier d’abord, dire demain ma messe à l’intention de votre décision, ma fille ; après mon action de grâce, je reviendrai ici. Soyez-là, Michelle, je vous dirai ce que m’aura inspiré ma prière. »

Michelle rentra à la Roche-aux-Mouettes, sa grand’mère s’était enfermée dans sa chambre après le départ de l’Allemand, pour prier et réfléchir. Sa mère jouait comme elle le pouvait, sur une vieille épinette, des airs de danse « pour la noce ». Rosalie filait très joyeuse, le comte Hartfeld lui ayant donné un autre louis, qu’elle montra de suite à sa jeune maîtresse.

« Ce que je vas me nipper pour cet hiver !

— Oh ! je t’en donnerai bien d’autres, va, répondit Michelle, si jamais je suis riche, j’aurai grand plaisir à répandre mes richesses. Qu’est-ce qu’il faut faire à présent pour t’aider ?

— Rien à présent. Je viens de ramasser les haricots secs pour l’hiver, il y en a une bonne provision.

— Alors, je me sauve dans ma tour. »

La fillette grimpa lestement chez elle, dans son coin perdu à l’angle est du château. Elle s’arrangea près de la fenêtre au bas de laquelle venait battre la vague, et là, seule, l’âme au loin, elle entreprit de ses doigts une grande besogne : réformer sa toilette, allonger ses jupes, mettre des hauts à ses chaussettes, pour qu’elles puissent devenir des bas, fabriquer avec un crochet et du fil des gants pour ses pauvres petites mains brunies par le soleil et le travail. Oh ! quelle entreprise, avec de si minces éléments, de si insuffisantes matières premières ! Et ce béret de gamin, il fallait à tout prix lui trouver un successeur. Au couvent, avec des joncs, on se tressait des chapeaux de jardin. Elle allait en garnir un avec des bruyères. Sa robe de Première Communion lui fournirait un ruban blanc, et la mousseline blanche de la jupe pourrait couvrir un corsage, en cacher les agrandissements successifs.

Alors, elle s’ingénia, avec son goût natif ; elle improvisa une sorte de costume bariolé, étrange, mais en somme possible sur une plage et grâce à sa souplesse, à sa belle santé, à ses cheveux épais et naturellement bouclés, à ses superbes yeux intelligents et profonds, elle trouva le moyen d’être charmante, et quand elle se présenta ainsi vêtue dans le chemin de douanier, où elle avait rendez-vous avec le bon recteur de Saint-Enogat, il s’écria à sa vue :

« Quelle transformation ! on m’a changé ma petite Mouette ! »

L’enfant se mit à rire, très fière de son succès, très heureuse après la besogne astreignante de marcher au grand air ; elle répondit :

« J’ai réussi n’est-ce pas à m’habiller comme une fille à marier et non ainsi qu’une gamine des grèves ? Avez-vous pensé à moi, Monsieur le curé ?

— Sans cesse. Et j’ai aussi longuement causé ce matin avec votre grand’mère. Oui, Michelle, nous avons pensé que cet étranger était l’envoyé de la Providence, et nous croyons de notre devoir de vous dire : Allez Michelle, répandez la bonne parole, l’exemple surtout, dans cette maison étrangère. Vous me paraissez destinée à une belle mission, le ciel place en vous de grandes espérances ; allez, ma fille, mes vœux vous suivent et nos prières, chaque jour, vous assisteront. »

En disant ces mots, l’excellent homme avait des larmes dans les yeux. Il serra avec émotion la main de l’enfant, qu’il avait vue grandir, et il continua devant le silence troublé de Michelle.

« Vous savez peu la vie, ma chère petite, vous allez vous trouver jetée, tout à coup, dans un milieu très différent. Vous aurez des déceptions, des envieux autour de vous, sans doute, réfugiez-vous sans cesse près du cœur de Marie, mettez-vous spécialement sous la protection de celle qui doit vous inspirer tous vos actes, se servir de vous pour faire naître l’amour de son culte, et puis soyez confiante envers votre mari, ne craignez pas de lui laisser voir votre pensée, votre affection. Par votre douceur et votre complaisance, vous le gagnerez. Ne heurtez pas ses principes ; laissez le temps faire son œuvre, les circonstances naîtront d’elles-mêmes pour vous aider. Dieu assiste les siens.

— Je le crois fermement. Un jour, grand’mère m’avait donné une petite somme pour aller payer notre boulanger à Saint-Malo. Je suis allée par la grève, j’ai joué avec Mihinic et j’ai perdu ma bourse. C’était un avertissement. Je ne devais pas m’attarder. Alors, désespérée, je suis allée me jeter aux pieds de saint Antoine de Padoue : Dieu a eu pitié de mon repentir et, le lendemain, le ressac laissait ma bourse intacte sur le sable.

N’était-ce pas un miracle[1] ?

— La vie en est remplie, ma fille, depuis que j’exerce ici mon saint ministère, les occasions furent innombrables où j’eus à bénir et louer une manifestation visible de la Providence.

— Alors, Monsieur le curé, je puis parler au comte Hartfleld, lui répondre définitivement ?

— Oui, mon enfant, insistez avant tout sur l’absolue liberté de vos devoirs religieux. »

Les deux amis se séparèrent. Michelle rentra par la plage ; elle se disait avec raison que la marée étant basse, son fiancé viendrait sans doute par là, et qu’elle avait ainsi des chances de le rencontrer.

Toujours enfant, malgré le pas immense qu’elle venait de faire en pleine jeunesse, et dont son costume marquait l’évolution, elle descendit la dune en courant et sauta du dernier rocher sur le sable humide et mou.

À quelques pas, Hans, assis à l’ombre, un journal à la main, la regardait venir en souriant.

Elle rougit, comme prise en faute et balbutia :

« Je… je ne vous savais pas là.

— J’y suis depuis de longues heures, petite Mouette. Comment avez-vous pu penser que je n’attendrais pas, anxieusement, votre décision, d’où dépend la joie de mes jours à venir ? Mais, comme vous voilà transformée ! acheva-t-il avec non moins d’étonnement que le pasteur, l’instant précédent.

— Oui. Je change. C’est que je vieillis vite ces jours : hier en pension, aujourd’hui fiancée, demain mariée… »

Alors, d’un bond il se leva, et les deux mains tendues :

« Merci, dit-il, merci, Michelle et du fond de l’âme, je vous jure affection et reconnaissance. »

Elle sourit, avec cependant un voile humide sur les yeux.

« Vous jurez… eh bien ! puisque vous êtes en train de promettre, continuez vos serments.

— Demandez tout ce que vous souhaitez ; d’avance, je jure de l’accorder.

— Je veux, dit Michelle très grave, que vous me laissiez en tout suivre ma religion, que vous me facilitiez les moyens d’accomplir mon culte et que jamais vous ne tolériez chez vous un manque de respect à mes croyances.

— Je le jure, Michelle, et d’autant plus aisément, que j’admire votre religion de consolation et de miséricorde. Mon bonheur me semble plus assuré avec la douceur du catholicisme, qu’avec l’austérité glaciale de notre église. »

La jeune fille leva sur son interlocuteur un regard reconnaissant : sa tâche vraiment lui semblait facile ; le bon curé avait bien raison de dire : « Les circonstances aident les croyants. »

Elle continua, encouragée, timide quand même, tant elle prenait sur sa force morale, pour énoncer, en une fois, ces conditions, conclure ce… marché.

« Vous me permettez toujours d’emmener, si son père y consent, mon fidèle Minihic ?

— Qu’est-ce que Minihic ?

— Le mousse dont je vous ai parlé : le fils du matelot Lahoul.

— Oui, oui, sans doute, prenez aussi une femme de chambre, si vous le souhaitez.

— Non. Je n’en connais pas ; je n’ai jamais songé à me faire servir en quoi que ce soit.

— Vous changerez, mon enfant, vous devrez prendre d’autres habitudes, réformer l’organisation de vos jours, recevoir et aller dans le monde, représenter dignement la comtesse Hartfeld. »

Michelle, à ces mots, leva sur son interlocuteur son franc regard, et les joues un peu rosées, mais très simple, elle dit :

« Je saurai être ce que vous souhaitez que je sois ; j’ai encore, à vos yeux, l’allure très sauvage, mais j’ai eu au couvent une bonne éducation, et je sais, par grand’mère, les usages du monde. Puis, votre sœur Edvige m’aidera de ses conseils.

— Comme vous réalisez bien le rêve de toute ma vie ! » fit Hans, réellement heureux, à la vue de cette docilité naïve qui n’amènerait aucune lutte en face de l’autocrate de Rantzein : Mlle Hartfeld.

Jamais il n’aurait pu amener chez lui une femme, en rapport d’âge avec lui, une femme jalouse de ses droits, habituée au commandement, à la vie ordinaire de l’épouse dans le ménage, tandis qu’avec cette petite créature simple et douce, sa paix intérieure était assurée. Aussi, très reconnaissant, il continua :

« Il faut, en l’honneur de notre mariage, faire des heureux autour de nous ; que ce soit pour Saint-Enogat, un jour de largesse ! Répandez l’or, Michelle, ma fortune est immense. Je la dépose toute à vos pieds, en passant par vos petites mains charitables, l’argent acquerra une double valeur. Tenez, dans cette enveloppe, il y a vingt mille louis pour les pauvres de votre paroisse. Je les porterai tout à l’heure à ce bienveillant prêtre, qui causait hier avec vous et dans lequel j’ai deviné un avocat pour ma cause. »

Michelle joignait les mains d’étonnement et de joie, il reprit souriant, un peu gêné, cependant à son tour :

« Il y a autre chose encore, Michelle, je veux que ma chère fiancée ait un costume analogue à son rang, faites-moi donc le très grand plaisir de me permettre de vous présenter ma cousine Rita, qui est une aimable et charmante Parisienne ; elle s’occupera de votre trousseau avec goût et plaisir.»

À ces mots, Michelle jeta sur sa pauvre petite toilette un coup d’œil surpris. Quoi, elle n’avait pas mieux réussi, sa tentative mondaine avait ce piètre résultat ! Il comprit sa pensée, et touché de tant d’ingénuité.

« Demain, voulez-vous m’attendre à la Roche-aux-Mouettes, vers 4 heures ? Je conduirai ma parente à Mme de Caragny.

— Je serai heureuse de connaître quelqu’un des vôtres. À présent, laissez-moi aller parler au père Lahoul, de l’enlèvement de Minihic.

— Allez donc, Michelle et que jamais aucune entrave à vos rêves ne vienne de moi. Au revoir, mon enfant, à demain. »

Ils se serrèrent la main avec un regard attendri ; lui, reprit lentement le chemin de la Roussalka, tandis que la jeune fille remontait la falaise pour gagner la cabane du pêcheur. Lahoul appareillait, il allait lever ses casiers sous la tour du jardin.

« Je monte avec vous, père Lahoul.

— J’en serai bien content, Mademoiselle Michelle, on dit comme ça que vous allez nous quitter et quand vous serez une grande dame de la cour, vous ne nous aimerez plus, vous ne nous regarderez même plus ?

— Quelle triste opinion vous avez de moi, mon vieil ami !

— Dame, c’est la peur que j’en ai. Et puis, en tout cas, on ne se verra plus.

— Je viendrai souvent. Vous pouvez me faire un grand plaisir, mon ami.

— Ah ! ça tout de suite. Je vous enverrai du poisson là-bas. Sur le plancher des vaches, on pêche plus de lièvres que de langoustes.

— Probablement, mais ce n’est pas cela, mon bon Lahoul, que je sollicite de votre amitié, c’est beaucoup plus. Donnez-moi Minihic.

— Minihic ! pourquoi faire ?

— M’accompagner là-bas, pour que j’aie quelqu’un du pays avec lequel je puisse causer de vous tous. J’emmène Trilby aussi. »

Lahoul leva son béret, gratta longuement ses cheveux gris : donner Méninic, son gars, c’était dur ça.

« Voyons, mon ami, reprit Michelle, persuasive, vous alliez le laisser filer à Saint-Pierre et Miquelon, l’auriez-vous davantage ? S’il vient avec moi, il courra moins de dangers.

— Mais, qu’est-ce qu’il fera avec vous ?

— Au lieu de conduire une barque, il conduira des chevaux.

— Des chevaux ! la belle affaire, quand on a mené un bateau dans la baie entre les rochers à fleur d’eau, sur le banc de sable mouvant du Mont Saint-Michel, y a pas de mérite à mener des chevaux ni de plaisir.

— Mais il y en aurait peut-être à venir avec moi. Qui sait si cela ne lui plairait pas de voir un pays nouveau et de gagner beaucoup d’argent ? Consultez-le, père Lahoul, et je vous en prie, laissez-le libre de choisir.

— Je le veux bien ; mais la mère, que dira-t-elle ?

— Ah ! ça, je suis sûre que la mère sera pour moi, elle a trop peur de voir son petit embarquer. D’ailleurs, il vous restera votre fillette Yvonne. »

Tous deux se turent, réfléchissant. La barque balançait, assez secouée, et ils abordèrent au ras des rochers couverts de goémons, où le marin avait amarré ses filets.

  1. Ce fait est réel, il se produisit cette année à Paramé, devant l’auteur.