Payot (p. 288-297).


XXV


C’est à ce moment que les amis de Didier disent en secouant la tête : le camarade file un mauvais coton, il s’en va de la poitrine.

En rentrant du travail, il trouve chez lui deux délégués du syndicat qui lui annoncent :

— Les copains veulent que tu te reposes, c’est l’organisation qui paiera ta quinzaine !

L’attention le fait pleurer. Il se soigne, sur l’ordre de Francine, il boit d’abord de la tisane, puis se met au régime nauséabond de l’huile de foie de morue et de la créosote.

Sa compagne a quitté l’atelier, mais elle n’est pas seulement garde-malade : toute la journée trépide sa machine à coudre, tandis que Didier reste des heures à contempler sa fille Marie qui est bien turbulente.

Bientôt, il s’ennuie dans la maison. Il reprend des forces, mais ses amis l’empêchent d’aller au travail, on le voit alors à la Bourse et il écrit pour le Travailleur du Bâtiment.

Il retourne au Métropolitain et l’on dit maintenant dans les groupes : « Didier va passer. Il est foutu ! »

On lui donne un poste au ventilateur. C’est doux, c’est une place de vieux. Mais il est arrivé à l’âge difficile des mal nourris. À l’époque de la jeunesse, on ne mange pas le content, mais cela n’inquiète guère. Vers les vingt-cinq, trente ans, cela se paye douloureusement. On souffre des intestins ou bien de la poitrine. On tousse, cela s’appelle avoir un chat dans la gorge ou un bon Dieu de rhume. La maladie se plie d’ailleurs aux conditions sociales ; elle s’adapte au genre de vie ; il n’y a pas de maladie plus accommodante que la tuberculose : elle n’enjoint pas de cesser immédiatement le travail, elle laisse de longs délais. Au début, la tuberculose ne fait pas souffrir, elle sait bien que les pauvres n’ont pas le temps de se reposer.

Un jour qu’il gravit les escaliers de la Bourse, il sent comme un petit craquement dans le dos, comme une manivelle qui s’accroche là. Cependant, il assiste à la séance de la Commission pour le journal ; il considère le bulletin corporatif comme un instrument d’éducation autrement puissant que les grands meetings, il veut que les articles soient choisis avec soin, les polémiques rejetées, une place faite à l’exposé vivant de la doctrine, ce qu’il appelle le catéchisme. Au sortir de la conférence, Didier a la fièvre, puis la courbature et la toux l’empêchent de prendre le travail du lendemain.

Il consulte le médecin d’une officine qui couvre d’affiches les murs du quartier : l’Institut philanthropique annonce la guérison de tous les maux qui déciment le monde. Pourquoi Didier se laisse-t-il prendre à cette réclame grossière ? Parce qu’il est de ces gens dont la claire intelligence accomplit des merveilles lorsqu’elle est au service d’autrui, mais qui, pour leur gouverne, raisonnent comme des enfants. L’Institut philanthropique ne le guérit pas et lui rafle ses économies.

Pendant la journée du dimanche, les terrassiers viennent en visite ; certains de ces hommes simples pleurent en quittant le logis où Didier, qui va mourir, occupe encore son temps à étudier la langue internationale.

— Il faut que je remonte sur ma bête, dit-il parfois. Si je vis, vous verrez dans deux ans, le syndicat des terrassiers !

Une semaine passe, il est devenu irritable, il rudoie Francine. Il fait une scène au secrétaire-adjoint qui lui apporte un secours ; il ne veut pas accepter un sou de l’organisation, « car il n’est pas un feignant ».

Il faut que Francine reçoive en cachette l’indemnité et invente une histoire d’argent retiré de la caisse d’épargne. Il mange à peine ; lorsque, dans la rue, les marchandes crient les provisions : « Le colin, le beau colin et les sardines de Nantes ! » il ordonne à Francine : « Achète le colin ! » Quand elle présente le mets au malade, il repousse l’assiette en bougonnant. Les heures s’écoulent, mornes, dans la chambre chaude emplie par le tapage de la machine à coudre.

Une nuit, comme Francine pique des corsages, il quitte son lit, et vers elle va grelottant, le crâne et le front en sueur. Dans la figure squelettique, les yeux sont des taches, les joues sont trouées :

— Tu es folle, murmure-t-il, tu te crèves à l’ouvrage et tu ne penses pas qu’il faut vivre pour ta fille !

Il se fâche contre le nouveau médecin qu’il appelle farceur.

— Excusez-le, Monsieur, dit Francine, c’est la maladie qui le rend méchant !

Elle était allée livrer sa lingerie dans le Sentier. En rentrant, elle le trouve habillé, le feutre sur la tête, un ballot de linge au bras, et si maigre qu’elle recule, effrayée, devant ce cadavre vivant.

Il veut partir pour l’hôpital.

— Au moins, tu t’occuperas de la petite, et je serai mieux soigné que par toi !

— Mon pauvre homme… pourquoi es-tu si méchant ?

Il n’y a pas moyen de lui résister, car ses colères de malade se terminent par des crises. Grâce à l’intervention du député, il est admis à l’hôpital Tenon. La clameur des salariés qui veulent un meilleur sort ne s’arrête pas au seuil de l’asile, les infirmiers se plaignent de leur paye insuffisante, et Didier demande encore à son veilleur s’il est du syndicat. Il semble qu’il ait recouvré la sérénité et la patience. Comme à son chevet Francine pleure, il lui dit :

— Console-toi, je pars avec le souvenir d’une vie heureuse. J’ai eu pour compagne une Francine adorable, qui m’a donné une enfant. J’ai été utile à mes amis, je laisse une œuvre solide. Ma vie a été longue, j’ai été heureux.

Elle l’embrasse fougueusement. Il lui fait promettre de se remarier. Le four à briques, la prison, la galerie n’ont pas pris toute la vitalité du gars. La lutte qu’il soutient contre la mort étonne l’interne. C’est la nuit qu’elle frôle le lit du malade. Didier se débat contre la rôdeuse. Les pensées fondent sur lui, comme sur une chair dépecée des insectes voraces. De-ci, de-là, renaît l’espoir, il se dit : « Ce n’est pas possible, ce n’est pas la fin, j’ai déjà été malade et je me suis rétabli. Que me faut-il, après tout, pour reprendre le dessus ? Une poitrine allégée, moins de fièvre… » Mais l’effort qu’il fait pour respirer l’air fade le fait tomber du haut de ses illusions.

« Alors ? C’est déjà mon tour ! Mais je n’ai pas vécu, je connais à peine Francine, nous venons de nous marier et vous nous séparez ! Vous voulez que je la quitte, que je reparte. Vous me volez mon temps, il n’est pas l’heure, laissez-moi dans mon lit, M. Wlaemick, il fait si bon se reposer.

« Francine, on me chasse encore une fois !

« Et toi, petite Marie, je ne t’ai pas vue, je ne me suis pas occupé de toi. Quand tu chantais, l’autre jour, je t’ai fait taire, tu m’empêchais de travailler. Je me disais : « Un moment viendra où nous ferons connaissance ; plus tard. Quand j’aurai des loisirs, je m’occuperai de ma petite fille. Elle me racontera des choses, elle me montrera ses devoirs d’écolière, nous les ferons ensemble. C’est sa mère qui s’occupe de Marie, maintenant. Marie est le complément de Francine. Pas un mot que Francine ne lui ait appris, pas un geste que je ne reconnaisse dans les gestes de Francine. Mais plus tard ! Ce sera son papa qui la promènera et la fera rire !… » Les yeux de l’ouvrier s’agrandissent ; à travers la muraille des jours, perçant l’avenir, ils veulent voir ce que sera la vie de la fillette. L’âme de Didier essaie de correspondre avec l’âme de Marie toute petite, puis adolescente et femme. Soudain, il bondit sur sa couche. Quelque chose de plus affreux que toutes les imaginations vient de surgir. Si Francine allait mourir elle aussi, laissant Marie sur la route, toute seule ? Si, par une malédiction redoublée, la fille, comme le père, restait sans parents, à la rue ?

Mais cela n’est pas possible. On ne conçoit pas Marie sans Francine, et Francine vivra tant que Marie aura besoin d’une mère. Pourtant…

Pourtant, une vision rassérène le fiévreux, enorgueillit son visage. Marie ne restera pas seule. Eux disparus, elle aura quand même une famille, celle que son père a créée, celle des syndiqués, des frères, qui ont dit leur dévouement avec des mots simples. « Si tu es dans la peine, toi, ta femme, ta gosse, n’importe où, n’importe quand, fais un signe, nous serons là ! » Même Francine morte, Marie ne sera pas orpheline…

La sueur baigne le phtisique, une ceinture de fer étreint ses os et, devant ses yeux troubles, le cerveau sans répit fait trépider les images. Après avoir songé à son amour, à sa descendance, il songe à sa souche, à ces rudes et tenaces paysans, à ces filles de la campagne, affinées par le séjour à la ville, ouvrières, femmes de chambre revenues aux champs, qui s’attendrissaient à la vue d’infortunes et, le dimanche, donnaient au vieux mendiant, non du pain sec, mais une tranche de gâteau. La patience, la probité des hommes, la douceur des femmes, tout cela mélangé avait produit le caractère de ce Didier, travailleur comme eux, enthousiaste et sensible comme elles.

Le souvenir de sa mère obsède le moribond. Il comprend que sa vie n’a pas été complète, puisqu’il a été privé de sa mère. Il cherche à s’en représenter les traits, mais, hélas ! elle a disparu depuis trop longtemps, tout est noir… Ce sont d’autres visages, à peine entrevus cependant, indifférents ou ennemis, les prisonniers du Dépôt, par exemple, qui s’imposent à la vision de Didier.

Cinq jours après son entrée à Tenon, Didier s’éteint sans agonie.