Payot (p. 278-287).


XXIV


Les temps sont agités. Les grèves tumultueuses qui se succèdent depuis plusieurs mois soulèvent des inquiétudes, affolent des intérêts. Le lock-out du bâtiment réduisant au chômage dix mille familles, exaspère les travailleurs parisiens. Leurs journaux publient des articles d’une grande violence : les articles de la presse dite bourgeoise semblent encore plus passionnés. Que de diatribes contre les syndicats, que d’appels à la répression gouvernementale ! Il semble qu’on a perdu, ici et là, le sens de la mesure. Mais ce qui est grave, c’est que le Président du conseil lui-même paraît oublier la notion précise des choses. Il se laisse émouvoir par les campagnes de presse qui terrifient l’opinion, annoncent la Révolution qui vient, les Barbares contre la Société. Il méconnaît le grand mouvement qui pousse à l’association les hommes du XXe siècle. Il ne retient de cette épopée que les épisodes mesquins ou douloureux. Le navire, en fendant l’onde, soulève de l’écume. Comment le syndicalisme bouillonnant n’aurait-il pas produit d’écume ? Et comment son noble ouvrage pouvait-il éviter les erreurs et les fautes ? Sincèrement le premier ministre s’imagine que les syndicalistes compromettent l’existence de la République. Trompé par des rapports d’agents zélés de la police, subissant, à son insu, l’influence de grands bourgeois effrayés, il n’hésite pas à proclamer l’alliance de la C. G. T. avec le parti bonapartiste et fait arrêter pour complots seize militants du comité confédéral.

Didier est du nombre.

À cinq heures du matin, trois coups violents ébranlent la porte de son logis, éveillant tous les locataires de l’étage. À travers l’huis, le commissaire de police entouré d’inspecteurs, s’excuse de sa visite intempestive. Devant le terrassier qui se frotte les yeux, il exhibe un mandat d’amener.

Didier bougonne : Charmant régime !

Le commissaire de police est courtois :

— Prenez votre temps, Monsieur Didier, pour vous habiller. Vous n’êtes pas plus pressé que moi sans doute. La matinée est très fraîche ! Couvrez-vous bien.

Il s’incline devant Francine.

— Excusez-moi, Madame, d’envahir votre domicile à une heure qui, pour être légale, n’en est pas moins indue !

— Mon Dieu ! s’écrie-t-elle, pourquoi l’arrêtez-vous ! Il n’a rien fait. Il n’y a pas d’homme meilleur au monde.

Le commissaire lève les bras au plafond.

— C’est la politique, Madame !

— Ah ! la politique… répète Francine bouleversée.

L’après-midi, la jeune femme se rend au Palais de justice. Elle attend longtemps dans le couloir — en compagnie d’autres femmes, femmes d’inculpés comme elle — que le magistrat chargé de mener l’affaire du complot veuille bien la recevoir.

Il croit utile de lui faire des remontrances, de lui dire sévèrement :

— Votre mari est un anarchiste. Voyez où le conduit son agitation continuelle. Vous devriez lui faire la morale, vous, c’est votre devoir. Vous avez l’air d’une femme sérieuse ! Il faut lui conseiller de rompre avec tous ces gens-là, qui sont des malfaiteurs, des repris de justice. Enfin vous êtes de mon avis, vous aimeriez mieux qu’il restât tranquille chez vous au lieu de courir les meetings.

Elle lui répond, furieuse :

— Qu’est-ce qui vous permet de me parler ainsi ! Tout ce que fait mon mari est bien, je pense comme lui, je suis avec lui, vous avez beau le mettre en prison, vous ne nous séparerez pas.

— Puisque vous êtes aussi exaltée, dit-il, je ne pourrai pas vous donner l’autorisation de le voir à la Santé.

— Eh ! bien gardez-le, votre permis. Pour rien au monde, vous ne me ferez dire du mal de mon mari !

— Heureux Didier ! murmure le juge. Et dire que celui-là se plaint, trouve le monde mal construit. Tenez, Madame, le voici, pour vous et votre fille, le permis de communiquer avec le détenu.

Trois fois par semaine, au quartier des prisonniers politiques, Francine et Marie vont voir papa. Ces visites sont des fêtes. La mère et la fille peuvent causer avec lui dans la cellule pendant une heure, et la complaisance du surveillant permet de doubler la durée de l’entretien. Il faut le dire. Jamais ils n’ont eu, depuis cinq ans, de conversations aussi longues, aussi suivies. Cette remarque ne vient heureusement pas à l’esprit de Francine ! Quelle n’eût pas été son amertume de constater qu’il fallait le hasard d’une détention arbitraire, l’isolement d’une prison, les murailles si hautes, la rotonde, les barreaux impressionnants pour qu’ils pussent retrouver des heures d’intimité et d’épanchement.

Chaque matin, on peut voir Francine aller à la prison pour y porter quelques douceurs destinées à compléter l’ordinaire du prisonnier. L’après-midi, elle revient encore à la Santé et, par de longues veilles, rattrape tout ce temps soustrait au travail de couture.

Dans ces conditions, on comprendra qu’elle n’ait pas le temps de lire les journaux.

Didier les reçoit dans son réduit et savoure le filet suivant d’un organe conservateur du matin :

« Au nombre des « camarades » capturés hier par l’habile M. Laviore, chef de la Sûreté, se trouve un farouche révolutionnaire, M. Didier, à qui son talent de gréviculteur assura jadis un brin de notoriété. M. Didier n’a pas dû ressentir, d’ailleurs, une très vive émotion lorsque se referma sur lui la porte du cachot. Il est en effet familiarisé de longue date avec la « paille humide ». Repris de justice, il fit dès sa plus tendre enfance des stations prolongées à la Petite Roquette. Ajoutons, pour être impartiaux, que M. Didier n’a plus été condamné depuis son affiliation au syndicat des terrassiers.

« Une amusante anecdote nous revient sur ce gentleman. Il y a quelque temps, M. Didier ayant fomenté, pour n’en pas perdre l’habitude, une grève sur les chantiers du Métropolitain, nous lui demandâmes, pour la reproduire, sa photographie qu’il nous refusa. Pourquoi déclina-t-il l’honneur que nous lui fîmes en la circonstance ? Mystère et service anthropométrique. »

La petite presse départementale reproduit ce filet sous le titre :

Ces messieurs de la C. G. T…
Une bonne capture…
Les souteneurs de la Confédération…

Les journaux d’avant-garde protestent contre « les procédés d’une certaine presse ». Et l’organe diffamateur publie, quelques jours après, cette note en troisième page :

« M. Didier nous adresse, de sa prison, une lettre injurieuse que nous regrettons, vu sa forme, de ne pouvoir publier. Le leader syndicaliste se défend d’avoir été condamné dans son enfance, mais il reconnaît avoir été détenu à la Petite Roquette. Dont acte. Mais pourquoi M. Didier ne renonce-t-il pas définitivement à employer le langage de ceux avec qui le brave terrassier ne veut pas être confondu ? »

En ces jours, les angoisses harcèlent Francine. Elle murmure pour elle-même ces paroles que jamais elle n’a osé dire à son mari :

« Quand s’occupera-t-il un peu moins des autres, un peu plus de nous et de lui !… »

Cependant, le lock-out n’obtient pas le succès attendu.

Des feuilles radicales que l’on dit inspirées par Dranis attaquent le chef du gouvernement avec violence. Par contre, un député libéral l’interpelle sur ses complaisances à l’égard des anarchistes et demande la dissolution de la C. G. T.

Au Parlement, le ministre de l’Industrie et de la Prévoyance se révèle tacticien de premier ordre :

— Ne comptez pas sur nous, dit-il, pour faire œuvre réactionnaire ; jamais, pour ma part, je ne voudrai mettre le prolétariat hors du droit commun. Jamais je ne restreindrai le droit d’association et n’effleurerai même les garanties données à la classe ouvrière par la loi de 1884.

C’est un blâme direct au Président du Conseil, le désaveu des arrestations qu’il avait ordonnées. Le Ministère est menacé, la combinaison Dranis pointe à l’horizon.

Mais le chef du Gouvernement devine le piège, il applaudit aux déclarations de l’orateur. Il monte à la tribune : « C’est pour le respect de la loi, le maintien de l’ordre, la sûreté de l’État que le cabinet, à l’unanimité de ses membres a pris des mesures contre certains agitateurs. C’est en toute indépendance que le Parquet de la Seine a poursuivi les meneurs. Mais les inconscients qui se sont, une seconde, imaginé qu’on allait réformer la loi sur les syndicats professionnels, ceux-là peuvent se réjouir ; on la modifiera, certes, mais dans un sens plus libéral, plus généreux, plus démocratique encore, on donnera la capacité juridique et commerciale aux organisations ouvrières ».

Quelques jours après la réouverture des chantiers, le juge d’instruction ordonne la mise en liberté provisoire de tous les détenus et rend bientôt en leur faveur une ordonnance de non-lieu.