Payot (p. 220-230).


XVIII


Ils planent au-dessus de la misère. Ils la bafouent ; et ils s’aiment tant que ces moments, tout de même un peu rudes, cimentent leur jeune amour.

De bonne heure, Didier se rend sur la place de la mairie, où les chefs d’équipes, les manutentionnaires viennent chercher les manœuvres dont ils ont besoin. À neuf heures, ils peuvent se retirer : si l’embauche n’est pas venue, elle ne viendra plus ce jour-là. Les malingres et les vieux vont dans les bureaux de publicité quémander les emplois de sandwichs et de distributeurs. Didier se fait garçon de peine chez les charbonniers et trouve sa vie dans le coltinage des sacs. Ou bien, il loue ses bras à Saint-Denis, dans les usines de gadoue et de produits chimiques. Naturellement, ce n’est pas ce qu’on appelle du bon travail ; on désigne même cela d’un nom assez sale. Dans les engrais, les acides, la céruse, « on en prend autant avec les dents qu’avec le nez », et ce n’est pas bon pour la santé[1].

Malgré la peine de ce temps-là, Didier ne délaisse pas le groupe. L’hiver se prolonge et, vers février, Didier se décide à prendre le grand trimard. Ça fait toujours gros cœur de laisser sa femme à Paris, pour gagner son pain à la cambrousse. Bien sûr, les terrassiers célibataires trimardent joyeusement ; quelques-uns parcourent même les chemins de France en société de leur bonne amie. Mais quand on est uni sérieusement, on est plus casanier.

Sur la ligne de Blois, on construit une grande tranchée, on pose une nouvelle voie, ce qui assure pour longtemps du travail aux compagnons. Alors, il n’y a pas à barguigner : trois mois de campagne sont bien vite passés, d’autant plus que la Compagnie donne un permis chaque quinzaine aux « bonshommes » pour qu’ils puissent embrasser leur femme à Paris.

Francine pleure tout de même, en voyant le gars s’éloigner, la pelle et la pioche sur l’épaule. Les outils luisent comme ceux de tout trimardeur aimant son turbin ; le fer de la pelle couvre la nuque de Didier.

Il fait le trajet à pied, suivant l’usage ; il a un petit baluchon de linge et les poches bourrées de brochures. Quand il ne trouve pas d’ouvrage dans une ville, il demande un morceau de pain.

Il n’y a pas de honte à cela. On ne rencontre pas le travail tout prêt qui vous attend au bout du pont. Et les hommes du peuple, les paysans accordent volontiers le quignon trempé de piquette au bon terrassier qui déambule. Il faut se rappeler que le fermier aime ce compagnon-là, car lorsqu’il a fouillé le sol des villes, il fait aussi la fauchée et la moisson. Ce n’est pas un galvaudeux.

Embauché avec de bons gars, Didier n’a pas un jour de chômage et, par surcroît de chance, le cantinier qui les nourrit n’est pas un trop grand voleur. Le soir, les hommes se retrouvent dans une salle d’auberge où bougonne un petit feu. Ils ouvrent leurs cahiers de chansons, ils fredonnent un refrain, un bruit d’accordéon monte, quelques curieux stationnent devant la porte pour voir deux compagnons qui dansent gravement avec les servantes.

Souvent aussi, l’on cause du métier, et Didier, devant ses frères, évoque l’espérance d’affranchissement qui est la religion du prolétariat. Les jeunes approuvent, les vieux sont sceptiques.

— T’auras beau faire et beau dire, c’est toujours le même tabac : il y a ceux qui tiennent la pelle et ceux qui tiennent le manche ; ceux qui ont la besace et ceux qui ont le pognon !

Il écrit régulièrement à Francine ; ainsi passent les jours, et quand la campagne est finie, le terrassier a ramassé des jaunets dans la brousse. Plus de trimard, cette année ; un train chauffe pour les Pantruchards, et Didier laisse aux piétons la grande route.

Il faut avoir couru l’embauche, cheminé avec les gars de pioche pour savourer les douceurs du retour, savoir ce que valent, après l’auberge et la chambrée des nomades, le foyer, et puis l’amante, dont la joie vous rend orgueilleux. Didier retrouve ses amis de groupe, les soirées d’études et les discussions. On est en pleine bataille ; une élection législative partielle mobilise les socialistes et, pour porter le drapeau du Parti, la section, puis la Fédération de la Seine ont désigné le citoyen-docteur Dranis à l’unanimité et par acclamations. On utilise le dévouement du terrassier. Dranis lui dit :

— Tu jaspineras à mes réunions, vieux ; il faut qu’un militant de ta trempe monte à la tribune.

Didier refuse, le docteur se fâche, le jeune homme se décide à parler en public. L’assurance lui vient, la foule comprend son langage étonnamment puissant, alimenté qu’il est par l’argot de métier, qui sent la rue, dont les mots sont la substance même de la pensée. Mais Didier sert surtout son parti en collant des manifestes. Le soir, avec un militant, il placarde les affiches de la section. Elles sont peu nombreuses, mais il semble que l’art du colleur les multiplie ; très haut, elles paradent, elles chevauchent les appels des candidats, elles sont partout et on les respecte. Didier connaît la joie que donnent les humbles labeurs accomplis pour la cause. Malgré la fatigue du travail quotidien, il circule, durant une quinzaine, presque toute la nuit, et cette promenade dans les rues silencieuses lui procure une émotion bien douce : les habitants sont endormis, Didier leur apporte la vérité qu’au réveil ils liront sous leurs fenêtres, la vérité sous la forme d’une déclaration signée par le Conseil national du Parti socialiste.

… La tournée est finie ; Didier rentre furtivement à son logis, prenant garde d’éveiller Francine. Précaution inutile : elle ne dort pas, car elle est inquiète…

Au commencement de la période, il a eu regret de délaisser ainsi sa femme, après la longue absence de la campagne. Mais lorsqu’il lui a demandé si elle n’était pas fâchée de cet abandon, elle lui a dit qu’elle aimait tout ce qu’il aimait, et qu’elle était socialiste, puisque telles étaient les idées de son ami.

Le Parti reconnaît les efforts du camarade : Dranis l’embrasse au sortir d’une réunion tumultueuse.

— Je ne vois qu’un seul homme, s’écrie-t-il, qui donne autant que toi à la cause, c’est Martin Bréger ; il faut que je te présente à lui !

Au scrutin de ballottage, le citoyen Dranis est élu par 5.442 voix contre 4.929 à M. Arsène Pacotte, commerçant-industriel, candidat républicain libéral…

Lorsque Francine avait fait cette gentille réponse : « J’aime tes idées, puisque ce sont les tiennes », elle s’imaginait que les absences de Didier allaient cesser bientôt. Mais lui, de plus en plus est conquis par le Parti, la doctrine, la propagande. Les meetings, les commissions, la coopérative prennent tous ses loisirs et sa femme murmure timidement :

— Nous n’avons même plus le temps de nous parler !

Elle songe : « Je ne lui plais peut-être plus autant qu’autrefois ! » Comme elle se trompe ! Ce qui est sûr, c’est que tout, hormis les idées politiques, a perdu de l’importance aux yeux du gas. Âme ardente, cet enfant qui n’avait pas eu d’enfance, cet adolescent qui avait toujours connu la férule, possède une réserve de tendresse qu’il répand sur la collectivité. Ce qui concerne sa personne, ses intérêts matériels, par exemple, lui semble mesquin, indigne de retenir l’attention : c’est comme s’il se mettait à se soigner, à se dorloter pour un bobo. Non, sa personne ne compte pas ! D’autre part, il considère tellement son amie comme partie intégrante de lui-même qu’il ne songe pas plus maintenant à s’occuper d’elle, qu’il ne s’occupe de lui. Voilà comment s’explique cette sorte de détachement dont souffre la pauvre Francine.

Il lui annonce un jour :

— Nous allons entrer dans la grande semaine ! Le 28 mai c’est une date mémorable !

Elle sourit. Elle dit :

— Je pense bien que c’est une date à retenir.

— Tu sais donc ?…

— Mais certainement, mon chéri !

— Comment ! Tu sais que le 28 mai commence le Congrès du Parti ?

Elle le regarde, elle se maîtrise et d’une voix à peine altérée :

— Le 28 mai, c’est le jour où nous nous sommes rencontrés pour la première fois !

Il l’embrasse, il lui dit des choses tendres : que pour lui, non seulement celui-là, mais tous les jours sont anniversaires de bonheur et que sa femme lui fait la vie si douce qu’il n’a pas à préférer tel à tel autre jour.

Et il ajoute :

— Mais comment ne comprends-tu pas que mon devoir est de militer, que je ne puis rester dans ma coquille comme un égoïste ?

Elle répond :

— Tu n’es donc pas heureux dans ta coquille ?

— Mais les autres, Francine, les autres sont malheureux. Et moi aussi je l’ai été, et je n’essaierais pas de préparer un avenir meilleur pour les autres ? Que dis-je, pour ceux qui seront là quand nous n’y serons plus, pour nos enfants, car nous aurons des enfants, Francine !

Il conclut :

— Au fond, c’est ma faute ! je n’ai pas fait ton éducation socialiste, mais il faut, Francine, que tu comprennes la grandeur de la Cause, il faut que tu t’y dévoues, toi aussi !

Quand il a quitté la maison pour assister à la réunion du groupe, elle se pare du collier dont une année précédente, pour l’anniversaire de leur bonheur, il lui avait fait don. De cette façon, elle peut s’imaginer en être encore à l’année dernière, alors que tout l’esprit de l’amant était occupé par l’amoureuse !



  1. Didier veut parler des poussières que les manœuvres respirent en quantités.