Payot (p. 202-219).


XVII


C’est à cette époque qu’apparaît l’événement qui doit orienter sa vie.

Novembre est venu, avec un soleil faible comme un sang d’anémique :

— Je sens la gelée qui court dans mes rhumatismes, dit un terrassier, le temps va changer ; je vois les semaines de trois jours qui rappliquent avec le mauvais temps !

Comme c’est la pause, il extrait de sa poche un brûle-gueule et pêche en même temps une brochure à couverture blanche qu’il parcourt, en fronçant d’attention les sourcils.

— C’est beau à lire ? interroge Didier.

— Je pense bien, dit le camarade, surtout pour un jeune homme. Tu devrais la bouquiner, p’tit gas, pour t’instruire : je te la donne, cette brochure-là.

Elle s’appelle : Le Collectivisme ! Le soir, Didier l’ouvre, assis en face de Francine qui coud des blousettes. Mais la fatigue éparpille l’attention de l’ouvrier, puis, au début, la page est aride, il feuillette l’opuscule avant de le ranger.

Et soudain, voici qu’une phrase le saisit et lui ordonne d’absorber tout l’ouvrage. Elle énonce la misère des pauvres et indique un seul remède à leurs maux.

Didier lit, les coudes sur la table, les poings serrés à la tempe. À présent, les pages forment une rampe de lumière, les mots sont des signes électriques allumés dans la nuit. C’est écrit avec une conviction telle qu’on croirait la parole d’un prophète, livrant au peuple les commandements de Dieu.

Didier est ébloui :

« Le problème que le socialisme a pour mission de résoudre, dit la brochure, réside tout entier dans un fait dont on peut dire comme du soleil :

« Aveugle qui ne le voit point !

« L’outil n’appartient plus à celui qui l’utilise. Ni les mines ne sont aux mains des ouvriers du dessous qui les mettent en valeur, ni les tissages, filatures, hauts fourneaux, scieries mécaniques, ne sont la propriété du personnel qui les exploite. »

Et de ce fait que l’auteur vient de faire éclater, découle toute la série de souffrances que Didier avec le peuple a subies.

« Force humaine de travail que l’on emploie et que l’on n’entretient que dans la mesure où cela est demandé par la production, les ouvriers se sont vus exproprier de leur seul moyen d’existence, le travail, par la force non humaine de travail que représente la machine. Une partie seulement a pu continuer à travailler, c’est-à-dire à vivre ; pour les autres, c’est le chômage, ce fléau jusqu’alors inconnu, la morte-saison, c’est-à-dire la saison où l’on meurt. Pour ne pas mourir, ils se sont pressés à la porte des ateliers, offrant au rabais leurs bras et permettant aux employeurs d’abaisser, à l’aide de cette armée de réserve, le salaire des ouvriers occupés. »

Des figures de briquetiers apparaissent entre les lignes du manuel. Didier éprouve la plus forte émotion de sa vie.

Il lui semble que tout à coup, à cette minute même, les hommes s’aperçoivent que l’immense armée des gueux souffre un mal sans pareil : gueux d’usines, de boutiques, femmes de briquetiers, gamins torturés dans les maisons correctionnelles ! Alors, on les gracie tous, à tous on rend la vie. Le bélier cogne contre les prisons d’enfants. On prend d’assaut la Petite Roquette comme les gens de 89 prirent la Bastille ! Car l’écrivain ne se contente pas de dépeindre les peines de la vie ouvrière, les travailleurs sur le pavé, « la femme, l’enfant industrialisés, arrachés au foyer domestique, poussés dans l’usine par la faim ».

Il clame que « ce système va s’effondrer et que, fatalement, sur ses ruines, une société nouvelle va fleurir ».

« La société communiste est en germe dans le régime bourgeois. Ce qui sert à la production est chaque jour enlevé à la masse et devient la propriété de quelques individus ; les petites boutiques disparaissent pour faire place aux grands magasins, les petits ateliers sont happés par les grandes usines, les terres elles-mêmes, rongées par l’hypothèque, sont annexées aux grands domaines. Grands magasins, grandes usines, grands domaines sont la propriété des sociétés anonymes ou de puissants capitalistes.

« Alors intervient le bouleversement sauveur. On brûle tous les titres de propriété, on allume des torches avec les actions, les obligations, les paperasses de l’enregistrement, le grand-livre de la dette publique. Et la collectivité rentre en possession du sol, du sous-sol, des outils autrefois détenus par les oisifs.

« Les conséquences de la transformation de la propriété bourgeoise en propriété sociale sont incalculables. Plus de classes, partant plus de lutte de classes. Au lieu du volons-nous, de l’exploitons-nous les uns les autres, l’entraidons-nous les uns les autres !

« Le Messie, le Rédempteur de ce monde régénéré, ce sont les machines, esclaves de fer et d’acier. Pour être cela, il suffit qu’elles cessent d’être la propriété de quelques-uns et deviennent la propriété sociale de tous, produisant pour tous. »

L’auteur termine son exposé, dans une grande envolée d’éloquence : « Je vous ai montré, dit-il, les phénomènes qui, dans les entrailles de la vieille société, élaborent un ordre nouveau, l’ordre collectiviste. Il reste à savoir comment, brisant la matrice qui l’emprisonne, cet ordre nouveau viendra au jour, par quelle délivrance, quel sera l’accoucheur, en un mot.

« C’est le prolétariat groupé en un parti de classe, l’ensemble des producteurs, qui aura pour mission de reconstituer le patrimoine de l’humanité au bénéfice de tous.

« Mais avant tout, il aura à s’emparer du pouvoir politique, à devenir le gouvernement, le facteur de la loi. Et pour conquérir l’État, il faut que les travailleurs viennent rejoindre les effectifs de leur parti, du parti socialiste… »

Le logis est silencieux. Francine a, depuis longtemps, abandonné son ouvrage. Un frisson secoue l’ouvrier. Dans cette maison où, depuis la cave jusqu’aux combles, logent des façonniers, familles entassées qui vivent de bas salaires, Didier perçoit l’effort des hommes asservis qui, depuis l’aube des siècles, essaient de soulever les dalles qui les murent vivants.

Sa mansarde est un écran, et, devant le gars, surgit tout à coup la milice des révolutions. Didier voit les pauvres, courbés sur les établis, se redresser et prendre un fusil. Il voit la colline de la Croix-Rousse, sur laquelle flotte le drapeau noir des canuts et le plateau de la Courtille, sur lequel frémit l’oriflamme rouge des communards. Il entend le cri des insurgés qui résume la plainte de l’humanité qui veut vivre. Vivre en travaillant ! Vive la République démocratique et sociale ! Vive la Commune !

L’orphelin de Paris reconnaît sa famille : l’homme de Transnonain, l’homme du Cloître-Saint-Merry, du Temple, du Père-Lachaise.

Ses parents, les combattants de Saint-Martin, d’Aubry-le-Boucher, qu’il fallut décimer à coups de canon, les douze mille républicains de 1848 saignés par l’armée d’Afrique, les trente-cinq mille fédérés de 1871.

Il a cette vision : le flot Réaumur ouvre toutes ses écluses ; les hommes, les femmes débouchent de toutes les rues où, trente, soixante ans auparavant, se dressèrent les barricades. Mais les passants ne circulent plus paisibles et museurs, comme à la sortie de l’atelier. La petite brochure les transforme ; ils grondent, ils revendiquent le travail et la liberté, la conquête de l’outil.

Didier reprend la tradition ; sa vie a désormais un but. Un nouveau soldat s’est engagé pour les luttes des clubs et de la rue.

Dès le lendemain, sous les auspices du terrassier, son collègue, le jeune homme s’inscrit au groupe de l’Alliance ouvrière (Unité socialiste).

Il attend sa convocation avec impatience. Elle lui donne rendez-vous, le samedi suivant, à huit heures et demie, salle du Raisin d’Or.

À cette heure-là, Didier, fiévreux, se rend dans le café. Il regarde les personnes qui l’entourent, sûr de reconnaître les militants à leur visage. Mais, seuls, dans la salle, des compagnons remplissent de picolo les verres bas qui font des ronds sur la table, et des joueurs à la manille étalent en éventail un « piquet » sur le tapis élimé.

« Peut-être me suis-je trompé d’établissement ? » Il demande au mastroquet si le groupe de l’Alliance ouvrière tient toujours là ses réunions.

— Oui, M’sieur, répond l’homme. Mais vous êtes en avance ! Les camarades ne viennent jamais que vers les neuf heures et demie…

Il se promène en attendant l’ouverture de la séance. Il ne veut pas arriver le premier au groupe ; aussi n’entre-t-il au Raisin d’Or qu’à dix heures sonnées.

Le lieu de réunion est une petite pièce, située sous un escalier, au fond du débit. Quinze personnes sont attablées, et le garçon est obligé de déranger l’une d’elles chaque fois qu’il prend un torchon dans un placard.

Didier présente à l’un des militants la lettre d’introduction que lui a donnée le terrassier. Celui qui la lit lui tend la main :

— Soyez le bienvenu !

Et à ses compagnons, il dit :

— Je vous présente le citoyen Didier, un nouveau membre du Parti, qui s’est fait inscrire au Groupe.

Le secrétaire de l’assemblée déclare la séance ouverte. Un président est désigné, qui donne la parole au secrétaire-adjoint pour la lecture du procès-verbal de la précédente réunion.

Alors, un citoyen présente une remarque : la phrase qui le concerne dans le résumé n’a pas été rapportée exactement.

— C’est un détail, dit-il, mais il a son importance ; les comptes rendus doivent être l’analyse fidèle des paroles prononcées.

Plusieurs membres du groupe interviennent, le débat se prolonge, devient âpre et, après une demi-heure de pourparlers, on convient que l’incident n’a pas d’importance ; on rectifie les mots qui l’ont provoqué, et l’on adopte le procès-verbal.

L’ordre du jour appelle la discussion sur la prochaine campagne électorale. Didier écoute avidement les orateurs à qui le président donne la parole suivant leur tour d’inscription.

Pendant le débat, Didier examine la physionomie de ses nouveaux camarades. Trois ouvriers manuels seulement ; les jaquettes et les vestons dominent dans l’assemblée. Le patron du café, qui est du Parti, fait la navette entre le comptoir et la réunion. C’est un homme trapu, à l’accent méridional, avenant comme tous les liquoristes. Les murs de la salle qu’il prête chaque semaine à ses amis politiques sont recouverts de tableaux ornés d’étiquettes. Elles mentionnent les noms des administrateurs des quatorze sociétés ayant leur siège dans l’établissement : « Les Pères tranquilles de Paris » (Société de mutualité commerciale) ; « la Boule de Soupe » (Société de prévoyance pour les épiciers et fruitiers) : « les Vieux Militaires », le groupe indépendant, et enfin, la section de l’Alliance. Le débitant est membre actif et cotisant de ces sociétés concurrentes.

Comme la discussion devient confuse, un assistant s’adresse à Didier :

— Vois-tu, camarade, dit-il, n’aie pas une mauvaise impression. Ce soir, nous discutons les questions de cuisine, toujours ennuyeuses, on voudrait bien les laisser de côté, mais le moment vient qu’elles s’imposent. Heureusement, la semaine prochaine, nous aurons une conférence éducative qui t’intéressera davantage.

La conversation se prolonge entre les deux hommes, interrompue seulement par les membres du groupe qui, pour avoir son avis, s’adressent à Dranis, l’interlocuteur de Didier.

C’est un médecin plein de gaieté et de finesse bonhomme. Il tutoie tout le monde, et s’il affecte dans son langage le laisser-aller, voire les incorrections, si ses manières sont bourrues comme celles du peuple, on sait qu’il est un savant et un lettré, deux fois docteur, sociologue estimé, soignant les malades du faubourg et défendant les grévistes devant les tribunaux. Le groupe est fier de ce tribun chez qui la simplicité est élégance, qui blague en argot, jusqu’au moment où la conversation s’engage sur le socialisme. Alors, aucun juron n’émaille plus son discours ; sa voix chaude vous retient et il atteint la grande éloquence, d’autant plus persuasive que, sous les paroles, on sent frémir la conviction du révolutionnaire. Mais lorsque vous êtes conquis, il dit en riant :

— Non, mais des fois, je ne vais pas pontifier et vous raser, avec les grands mots !

Il déteste le battage, comme il dit, et a refusé déjà les candidatures qu’on lui proposait en province, où les chances de succès étaient sérieuses, parce qu’il ne voulait pas quitter sa circonscription. Il a, par contre, accepté d’être candidat à l’élection municipale du quartier où son échec est assuré. Méprisant l’argent, il épousa naguère une orpheline fort jolie, mais sans fortune.

Avec le docteur Dranis, Didier se lie dès l’abord ; il sympathise ensuite avec ses compagnons. Ils sont tous honnêtes et désintéressés, ouverts aux questions d’économie sociale. Mais certains retiennent particulièrement l’attention du néophyte.

Il y a le vieil ouvrier, vétéran du groupe, le libraire qui vend des brochures et le journal Le Révolutionnaire. Didier, à chaque séance, moissonne son étalage. Seuls, les volumes à trois francs sont interdits à sa convoitise, parce que trop coûteux. Il est vrai que Didier imagine un biais pour tenter la chance de les acquérir.

Il conseille au camarade libraire d’organiser une tombola avec émission de billets à dix centimes. Le gros lot serait un livre. Ainsi, Didier gagne l’Insurgé, de Jules Vallès, et les Pamphlets socialistes, de Paul Lafargue.

Il y a le sous-agent des postes, l’étudiant en droit, Morisseau, le courtier enfariné, qui exerce sa verve, non seulement sur les ennemis de l’école marxiste (à cette époque, de vives dissensions séparaient les révolutionnaires), mais encore sur tout ce qui n’est pas le Parti.

Ces réunions du samedi sont une fête pour Didier, parce qu’il apprend la doctrine, parce qu’il est plongé dans le milieu socialiste et qu’il converse avec des militants. Il lit à sa femme les brochures du parti et les emporte au chantier pour les parcourir au moment du casse-croûte. Il fait des recrues, il voudrait que toute l’entreprise adhérât au Parti. La cotisation mensuelle est fixée à cinquante centimes : il eût désiré qu’on la doublât pour multiplier la propagande. Il fait changer le jour affecté à la réunion mensuelle de la section parce qu’elle coïncidait avec celui du groupe, ce qui diminuait le nombre des assemblées.

L’idéal socialiste l’enthousiasme ; les peines de sa vie d’ouvrier lui font aimer ses théories politiques.

Avec le mauvais temps, est venue la morte saison : comme le parti socialiste a raison de proclamer que l’insécurité générale est la base normale de la société ! Lorsqu’on dit : les ouvriers sont en chômage, ça ne signifie pas toujours que les compagnons valides n’ont plus qu’à se croiser les bras. Cela indique surtout qu’on les débauche en masse dans les chantiers et qu’avant de trouver un nouvel employeur, il faut aller voir dix patrons, faire le tour des entreprises pour ramasser un boulot qui dure à peine trois jours ; après quoi c’est la mise à pied et, pour vivre, la chasse aux corvées qui commence.

Mais, par bonheur, quand on a dix-huit ans, on ne rechigne pas aux gros ouvrages. Et puis, si Didier rentre à la maison après avoir battu sans succès le trimard, visité tous les cabots, Francine le console tout de suite :

— Eh bien ! quoi ! est-ce que les robes et manteaux ne vont pas maintenant ? Vois-tu, comme on a de la chance : c’est la morte-saison dans la terrasse, c’est le plein ouvrage à l’atelier. Va donc, mon petit, cet été, je me reposerai bien !

Mais Didier n’est pas homme à se laisser convaincre comme un feignant. Quand il ne boulonne pas dans sa profession, il masse dans celle des sans-métier et rapporte quand même sa petite journée.

Il veut que Francine réserve sa paye entière pour la Caisse d’Épargne, en prévision du moment qu’il accomplira son service militaire.

Aussi, pour boucler leur budget, les amoureux mettent-ils à contribution toutes les ressources de l’économie domestique. C’est une science étonnante : elle permet à un chômeur doté d’un bel appétit de faire deux repas quotidiens sans mettre plus d’un cran à sa ceinture. Voici la recette : on achète au marché, pour vingt sous, un quartier de tête de vache. Avec un quartier on peut manger de la viande pendant une semaine ; on accommode le museau, l’oreille au gros sel et à la vinaigrette, le reste en ragoût. On achète aussi des légumes cuits, cédés par les traiteurs à des prix minimes : deux sous le grand bol de haricots. Et si Francine déjeune, le midi, au bouillon-restaurant, elle se délecte, le soir, avec la cuisine préparée par Didier.