Payot (p. 231-240).


XIX


La même année, l’Alliance ouvrière, dans son Congrès national, invite ses membres à se faire inscrire à la Chambre syndicale de leur « corporation, pour y répandre l’idée socialiste et recruter des adhérents à la Politique et au Programme du Parti ».

Le lendemain de cet édit, le jeune homme demande à ses collègues de chantier :

— Es-tu syndiqué, toi ? Où se trouve le syndicat ?

On lui répond :

— Ça doit être à la Bourse du Travail. Mais dans la terrasse, c’est pas sérieux !

À la Bourse du Travail, dans un petit bureau, il voit le secrétaire, conseiller prud’homme, mélancolique, âgé, qu’on dénomme en dérision le magistrat et qui délivre un livret de syndiqué au jeune homme en lui confiant :

— Il n’y a rien à faire avec les terrassiers ; on est à peine trois cents inscrits, et la moitié des hommes ne paient pas seulement leurs cotisations.

— C’est peut-être que vous ne faites pas de propagande, répond Didier. Il y a déjà un bout de temps que je suis dans la terrasse, et je n’ai pas entendu parler du syndicat !

Jusqu’alors, Didier n’a pas eu le loisir d’étudier ses compagnons de travail. Son esprit vagabonde à travers les rêves communistes, tandis que ses bras chargent les tombereaux et les wagonnets sur la ligne du Métropolitain, où il a trouvé « l’embauche ».

Mais, du jour que le Parti lui fait une loi de former une association avec les salariés de la corporation, ses yeux s’ouvrent au spectacle des luttes qui l’environnent ; il sonde le cœur et le cerveau de ses compagnons.

Or, matin et soir, avant et après la besogne, dans l’entreprise, les hommes se chamaillent comme d’acariâtres époux.

Ils ont beau parfois se colleter, ils n’arrivent pas à vider leurs querelles, car les défauts qu’ils se reprochent ne peuvent se redresser.

À cause de leur différence d’origine, l’Auvergnat se dispute avec le Breton. « Mangeur de châtaignes ! » — « Va donc, anigous gousse d’ail ! les épluchures pour les Bretons ! »

C’est faire grave offense à un homme qui manœuvre la pioche de l’appeler terrassier, alors qu’il est mineur.

On fait toutes sortes de « mistouffles » au mousse, parce qu’il débute dans le métier. Didier n’a obtenu la paix qu’après une série de batailles avec les plus méchants de ses collègues. La qualité des horions qu’il a répartis à la bande vaut au gars un brin de considération, et ses surnoms de Pantruchard — parce qu’il est de Paris — de Curé — parce qu’il n’a pas de moustaches — sont désormais synonymes de costaud et de fort en poigne.

Le nouveau venu est l’ennemi. Ainsi le veulent les anciennes coutumes. Des brimades accueillent encore le jeune bourgeois dans les grandes écoles ; à la caserne, le briscard torturait autrefois les bleus. C’est une loi du vieux monde, pense Didier ; les peuples se font la guerre de nationalité sur les continents ; les ouvriers se font la guerre de province sur les chantiers. Nous, socialistes, sommes les premiers qui appelons « camarades » les hommes qui travaillent à nos côtés, et qui grognent entre eux comme des chiens à gueule sur un os.

Parmi les compagnons, le contre-maître ou chef d’équipe, ou cabot ou capotasse, règne en féodal. L’homme lui garde reconnaissance de l’avoir embauché parmi tous les quémandeurs de travail. Le cabot, dit Berri, Limousin ou Picard, est grossier, invective contre les hommes, s’oublie même jusqu’à frapper les bonnes têtes, celles qui paraissent résignées et bonasses.

Il pousse à la charge : « Hardi les gars ! Mettez-y-en, bon Dieu ! On dirait que vous ne savez pas travailler. »

L’amour-propre excité, on abat bon labeur. Le chef ajoute :

— Si vous avez fini la tâche avant l’heure, je paie une tasse.

Et pour la bleue ou le litre d’aramon, les hommes doublent l’effort.

C’est à ces ouvriers-là que Didier, dans un estaminet proche du chantier, dit un jour :

— C’est pas tout ça, les gars ; il s’agit maintenant de se grouiller pour le syndicat. Qui qui veut sa carte ? Elle ne coûte que vingt sous par mois.

Ils lui rient au nez. Pendant une demi-heure, Didier reçoit une volée de brocards. Il ne se fâche pas, mais il demande à chaque homme les raisons pour lesquelles il vilipende le syndicat.

Beaucoup lui répondent : « C’est une balançoire ! Les malins, les fins des fins la connaissent trop. Ce n’est pas à moi qu’on la fait à l’oseille ! Le syndicat est une fumisterie dans laquelle j’ai coupé et qui ne me repincera plus. — Syndicalistes, socialistes, tous banquistes. — Moi, je fais mes affaires tout seul avec les singes et les chefs, qui sont trop contents de m’apporter du boulot, hein ! parce qu’on peut faire la place de Paris et la cambrousse sans en trouver un seul qui fasse le poil à Bibi. — Moi, je ne connais qu’une chose : le pognon ; je suis pognonniste. — Donner vingt sous au syndicat ! et mon œil ? Je donne pas seulement un rond à ma femme, parce que c’est pas mon programme de nourrir une gonzesse. »

D’autres reprennent : « Bien, moi, je vais te dire deux mots… j’en étais, du vieux syndicat : le trésorier ramassait la monnaie, les cotisasses ; quand il y en a eu assez, crac, au revoir les voisins… bonjour, Luc… Il a joué la fille de l’air, il a bazardé la caisse… Voilà ce que c’est le syndicat ! »

— Combien t’a-t-il volé ? demande alors Didier.

— Oh ! il n’y avait pas longtemps que j’en étais, heureusement, mais j’avais bien versé trois balles en tout.

— C’est tout ce que vous avez à dire, les gars ? riposte le propagandiste. Eh bien ! je vais vous répondre une chose.

C’est pas du sang que vous avez dans les veines. Regardez donc un peu comme vous êtes traités dans l’usine ; un peu plus que des chiens, un peu moins que des nègres… Le cabot vous engueule et vous tape sur la figure… Il a raison : vous n’osez pas vous rebiffer…

On se fout tellement de vous qu’on s’arrange pour vous faire crever comme des mouches dans le chantier. Pour descendre au puits, il y a une échelle, alors qu’il faut un escalier ; hier encore, deux copains sont descendus la tête en bas… C’est bien fait, puisque vous êtes contents !

Il ne fait pas si chaud au tonnerre de Dieu que dans la galerie ; vous travaillez dans de vieux égouts qui sentent la vidange, il devrait y avoir des puits d’aération : vas-y voir, Jean, si on les fait creuser. Vous asphyxiez dans la fosse… tant mieux, puisque ça vous fait plaisir !

Pour un verre de pure, pour une zézette, on vous ferait faire le boulot de deux hommes avec vos ongles. Vous devriez toucher douze et quatorze sous l’heure, vous travaillez pour dix sous avec beaucoup de remerciements. Tas de lâches !

Oui, vous êtes des lâches. Si y en a qui ne sont pas contents, ils n’ont qu’à le dire, je n’ai pas mes poings dans la poche et vous le savez bien.

Vous n’aimez pas votre femme, ni vos gosses ; sans cela vous demanderiez la paie qu’on vous doit. Mais vous aimez bien mieux vous abrutir chez le bistro et crier contre le syndicat.

Regardez-moi ce grand outil qui se plaint de ce que le syndicat lui ait barboté son pognon. Combien qu’il t’a donc pris, dis, ballot ? Trois francs ? Mettons vingt sous pour être dans le vrai.

Tiens, les voilà, tes vingt sous.

Il lui lance une pièce à la figure.

— Tu ne pleureras plus maintenant, j’espère. Bien sûr, parce qu’il y a dix ans, il s’est trouvé dans l’organisation un voleur, tous ceux qui s’occupent de grouper les « bonshommes » sont des vendus, pas vrai ? Mais si tu n’étais pas si bouché, tu saurais que ces choses-là ne sont plus possibles aujourd’hui, que l’argent est placé dans une banque, qu’il y a une commission de contrôle et qu’il faut au moins trois signatures pour toucher la monnaie.

Y en a-t-il qui aient une observation à répliquer ? Non. Y en a-t-il au moins des hommes parmi vous ? S’il y en a, qu’ils se montrent, je les syndique tout de suite.

Un « intellectuel » en jaquette, parlant de la sorte, se fût fait écharper. « Il est bien de chez nous », pensent les travailleurs en écoutant Didier.

Des compagnons sortent du groupe et viennent lui serrer la main. Beaucoup pensent comme lui et sont contents qu’il ait secoué les copains. Mais aucune adhésion n’est faite ce jour-là, et c’est le lendemain seulement que les terrassiers viennent apporter au Pantruchard leur pièce de vingt sous.