Diderot et la Société du baron d’Holbach/1/4

Livre I


CHAPITRE IV


1762-1768


Intérieur de la famille de Diderot. — Sa fille Angélique. — Avoir de Diderot. — L’Impératrice de Russie achète sa bibliothèque. — Conditions du marché. — Manœuvre de Lebreton. — M. de Jaucourt et l’Encyclopédie. — Affaire de la Barre. — Les Encyclopédistes persécutés. — Le sculpteur Falconet. — Son dédain du jugement de la postérité. — Le baron d’Holbach en Angleterre. — Achèvement de l’Encyclopédie. — Les Salons de peinture. — Hume, sa vie et ses ouvrages. — Séjour de Rousseau en Suisse. — Son retour à Paris. — Il quitte la France en compagnie de Hume pour aller en Angleterre. — Horace Walpole. — Rupture de Jean-Jacques et de Hume.


En 1762, Diderot était très-préoccupé de ses affaires de famille. Sa fille devenait grande et il fallait songer à lui amasser une dot. D’un autre côté, il appréhendait qu’Angélique, bien qu’ayant le meilleur naturel, ne fût gâtée par sa mère. Dans une lettre à Sophie, il laissait échapper ses craintes à cet égard : « J’ai l’âme flétrie de tous côtés. Il y a environ vingt-cinq jours que je n’avais aperçu mon enfant, je l’ai trouvée tout à fait empirée. Elle grasseye, elle minaude, elle grimace ; elle connaît tout le pouvoir de son humeur et de ses larmes ; elle boude et pleure pour rien ; elle a la mémoire pleine de sots rébus ; elle est dégingandée ; on n’en peut venir à bout ; le goût du travail et de la lecture, qui lui était naturel, se perd. Je vois tout cela, et je m’en désolerais, si l’effet de ma présence depuis quelques jours ne me laissait espérer quelque réforme. Elle est grande, elle est assez bien de visage, elle a de l’aptitude à tous les exercices du corps et de l’esprit. Uranie ou sa sœur[1] en auraient fait un sujet surprenant. Sa mère, qui s’en est emparée, ne souffrira jamais que j’en fasse quelque chose. » Il était vrai que, pour avoir la paix, il avait dû abandonner à madame Diderot la direction de sa fille. Voltaire, qui savait cela, écrivait à Damilaville : « On dit que Tonpla (il avait donné pour surnom à Diderot, par manière de plaisanterie, l’anagramme de Platon) fait élever sa fille dans des principes qu’il déteste. » Heureusement, le mal n’était pas aussi grand qu’il paraissait. Élevée sous les yeux de son père, mademoiselle Diderot ne pouvait pas s’empêcher, en dépit de sa mère, de subir l’influence du Philosophe. Les lettres de Diderot témoignent que les leçons paternelles n’étaient pas perdues[2]. Plus tard, lorsque devenue l’épouse de M. de Vandeul, elle a écrit les Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Diderot, on voit, dans cette esquisse, combien étaient profondes l’admiration et l’affection que son père lui avaient inspirées. Naturellement, sa mère aussi lui était chère ; mais dans les louanges qu’elle lui accorde, il n’y a pas la même effusion. Nous avons vu d’ailleurs que le caractère de madame Diderot était loin d’être aimable : son mari avait certes des torts à son égard, mais avait-elle pris le moyen de l’amener à résipiscence ? Diderot en était venu au point de ne plus lui parler. Elle prenait texte du propos le plus indifférent en lui-même pour lui faire les scènes les plus vives, dans lesquelles sans doute le nom des dames Voland devait être souvent prononcé. Son mari n’était pas seul à supporter sa mauvaise humeur : la pauvre Jeanneton, sa domestique, était une de ses victimes. Diderot, écrivant à Sophie, s’apitoyait sur le sort de cette brave fille, si vaillante, si dévouée, et pourtant si maltraitée. Quand madame Diderot recevait quelquefois ses connaissances, le Philosophe, par condescendance, s’efforçait d’être aimable avec les invités de sa femme ; or, d’après le tableau qu’il en a retracé, son amabilité était très-méritoire. Rien ne lui était plus antipathique que leurs conversations terre à terre, leurs formules d’une politesse affectée et bourgeoise. « Je n’ai pas pour deux liards de cette monnoie-là, » écrivait-il à Sophie.

L’avoir de Diderot se composait alors, outre son petit pécule de province, provenant de l’héritage paternel, de ce qu’il recevait annuellement des éditeurs de l’Encyclopédie. Par un arrangement qui venait d’avoir lieu, ces libraires s’étaient engagés à lui servir d’abord une rente de quinze cent livres jusqu’à la fin de l’ouvrage, puis trois cent cinquante livres par volume de planches, et trois cent cinquante livres par volume de discours, c’est-à-dire quinze mille francs qui devaient être payés dans l’intervalle de cinq ans. Ce n’était pas là, comme on le voit, pour les besoins de Diderot, et surtout pour les vues qu’il avait sur sa fille, une fortune suffisante. Depuis quelque temps, il cherchait à augmenter ses ressources en vendant sa bibliothèque ; les offres qui lui furent faites à cette occasion, et qu’il refusa, montrent que cette bibliothèque était, pour un amateur, assez considérable, et son goût pour les livres[3] témoigne qu’elle devait être précieuse.

Toutefois, la vente en eût été bien difficile et Diderot y avait peut-être renoncé, lorsqu’il trouva un acquéreur sur lequel il était loin de compter.

L’impératrice de Russie, Catherine II, ayant appris par le général Betzky[4] que le Philosophe était dans l’obligation de se défaire de sa bibliothèque, la fit acheter pour vingt mille francs, sans en avoir vu le catalogue, et fit mettre dans le marché la clause que le possesseur garderait ses livres jusqu’à ce qu’il plût à sa Majesté impériale de les faire demander. Catherine, de plus, attachait à la conservation de cette bibliothèque une pension annuelle dont la première année devait être payée d’avance et ajoutée au capital.

En 1766, comme cette pension n’avait pas encore été payée, le général Betzky eut ordre de joindre à une de ses lettres le post-scriptum suivant :

« Sa Majesté Impériale, ayant été informée par une lettre que j’ai reçue du prince Galitzin que M. Diderot n’était pas payé de sa pension depuis le mois de mars dernier, m’a ordonné de lui dire qu’elle ne voulait point que les négligences d’un commis pussent causer quelque dérangement à sa bibliothèque ; que, pour cette raison, elle voulait qu’il fût remis à M. Diderot, pour cinquante années d’avance, ce qu’elle destinait à l’entretien et à l’augmentation de ses livres, et qu’après ce terme échu, elle prendrait des mesures ultérieures. À cet effet, je vous envoie une lettre de change de vingt-cinq mille livres, que vous trouverez ci-jointe payable à l’ordre de M. Diderot. »

L’impératrice avait déjà manifesté son bon vouloir et sa sympathie pour le Philosophe plusieurs années avant l’achat de sa bibliothèque. Vers la fin de 4762, l’ambassadeur de la Cour de Russie à Paris, le prince Galitzin, avait invité Diderot, de la part de Catherine, à aller achever à Pétersbourg l’impression de l’Encyclopédie. Elle offrait « liberté entière, protections, honneurs, argent, dignités[5]. »

L’impératrice ignorait que le manuscrit n’appartenait pas à Diderot ; que les libraires en avaient fait la dépense, et que les auteurs ne pouvaient en soustraire une feuille sans infidélité. En racontant à son amie ce trait de générosité d’une Cour étrangère, Diderot ajoute cette réflexion : « C’est en France, dans le pays de la politesse, des sciences, des arts, du bon goût, de la philosophie qu’on nous persécute ; c’est du fond des contrées barbares du Nord qu’on nous tend la main ! Si l’on écrit ce fait dans l’histoire, qu’en penseront nos descendants ? N’est-ce pas là un des plus énormes soufflets qu’il était possible de donner au sieur Omer de Fleury, qui nous chassait, il y a un ou deux ans, dans le beau réquisitoire que vous savez ? »

Grâce à la libéralité de la Czarine, le Philosophe était désormais sans souci sur l’avenir de sa famille. Un autre sujet de satisfaction bien plus vif encore pour lui, c’était d’avoir terminé la révision de l’Encyclopédie. Malgré les obstacles de toute sorte, la malveillance de ses ennemis, la lenteur de ses associés[6], il avait l’assurance que, désormais, rien ne pourrait en arrêter la publication. Son contentement éclate dans une lettre à Voltaire : « Incessamment, lui écrivait-il, le manuscrit sera composé, les planches gravées, et nous jetterons tout à la fois deux volumes in-folio sur nos ennemis, » et à mademoiselle Voland, il exprimait son opinion sur les effets de l’Encyclopédie : « Cet ouvrage produira sûrement avec le temps une révolution dans les esprits, et j’espère que les tyrans, les oppresseurs, les fanatiques, les intolérants n’y gagneront pas. Nous aurons servi l’humanité ; mais il y aura longtemps que nous serons réduits dans une poussière froide et insensible, lorsqu’on nous en saura quelque gré. Pourquoi ne pas louer les gens de bien, de leur vivant, puisqu’ils n’entendent rien sous la tombe ? Voilà le moment de se consoler, en se rappelant la prière du musulman : Ô mon Dieu, pardonne aux méchants, parce que tu n’as rien fait pour eux, puisque tu les as laissé devenir méchants ; les bons n’ont rien de plus à te demander, parce qu’en les faisant bons, tu as tout fait pour eux. »

L’impression de ce grand ouvrage ne devait pas s’effectuer avec la rapidité dont il se flattait. Bien des entraves, bien des chagrins lui restaient encore à supporter. Le plus cuisant vint d’un de ses libraires, de Lebreton. Effrayé de la hardiesse des articles de Diderot, il avait imaginé, pour en adoucir l’effet, de supprimer ou de corriger tout ce qui lui paraissait trop fort. « Mon père, dit madame de Vandeul dans ses Mémoires, pensa en tomber malade : il cria, s’emporta, il voulait abandonner l’ouvrage ; mais le temps, la bêtise, les excuses ridicules de ce libraire qui craignait la Bastille plus que la foudre, parvinrent à le calmer, mais non à le consoler. Jamais je ne l’ai entendu parler froidement à ce sujet ; il était convaincu que le public savait comme lui ce qui manquait à chaque article, et l’impossibilité de réparer ce dommage, lui donnait encore de l’humeur vingt ans après. Il exigea pourtant que l’on tirât un exemplaire pour lui, avec des colonnes où tout était rétabli ; cet exemplaire est en Russie, avec la bibliothèque[7]. »

Sur ces entrefaites, la publication de l’Encyclopédie avait été reprise, et le huitième volume avait paru en 1765 ; mais Diderot s’aperçut bientôt qu’il ne fallait pas compter sur la régularité qu’il avait un moment espérée. Il suffisait, en effet, d’appeler sur la reprise de l’ouvrage l’attention de l’autorité, pour que l’arrêt de 1739, qui n’avait pas été rapporté, fût appliqué dans toute sa rigueur. Or, Lebreton, qui n’était pas à bout de sottises, commit l’imprudence de porter à Versailles, juste au moment où le clergé s’assemblait, le huitième volume aussitôt qu’il eut été imprimé. Cette démarche maladroite avait ranimé les mauvaises intentions des ennemis de l’entreprise ; et au moindre prétexte, ils pouvaient laisser tomber l’épée de Damoclès qu’ils tenaient suspendue sur la tête de Diderot.

À ces difficultés, déjà suffisantes pour rendre presque impossible la continuation du travail, allaient s’en s’ajouter d’autres tout à fait imprévues. Le chevalier de la Barre venait d’être condamné au feu pour profanation. « L’atrocité de cette aventure, écrit Voltaire à d’Argental[8], me saisit d’horreur et de colère. Je me repens bien de m’être ruiné à bâtir et à faire du bien dans la lisière d’un pays où l’on commet de sang-froid, et en allant dîner, des actes qui feraient gémir des sauvages ivres. Et c’est là ce peuple si doux, si léger et si gai ! Arlequins anthropophages ! je ne veux plus entendre parler de vous. Courez du bûcher au bal, et de la Grève à l’Opéra-Comique ; rouez Calas, pendez Sirven, brûlez cinq pauvres jeunes gens[9] qu’il fallait mettre six mois à Saint-Lazare ; je ne veux pas respirer le même air que vous. »

Cet horrible procès fut le prétexte d’un redoublement de rigueur contre les encyclopédistes. On feignit d’attribuer aux livres des philosophes, et en particulier aux articles de l’Encyclopédie, que ces jeunes gens n’avaient jamais lus, les actes antireligieux qu’ils avaient commis[10].

Voltaire, craignant pour ses amis, engageait instamment Diderot à quitter la France. Il conjurait le roi de Prusse, avec lequel il avait repris sa correspondance, d’accorder aux encyclopédistes un asile dans ses États. Le grand Frédéric répondait : « … Les dévots, en France, crient contre les philosophes, et les accusent d’être la cause de tout le mal qui arrive. Dans la dernière guerre, il y eut des insensés qui prétendaient que l’Encyclopédie était la cause des infortunes qu’essuyaient les armées françaises. Il arrive pendant cette effervescence que le ministère de Versailles a besoin d’argent, et il sacrifie au clergé, qui en promet, des philosophes qui n’en ont point et qui n’en peuvent donner. Pour moi, qui ne demande ni argent, ni bénédictions, j’offre des asiles aux philosophes, pourvu qu’il soient sages… »

En lisant ces derniers mots, Voltaire dut bien comprendre à qui ils s’adressaient. L’homme d’État lui donnait à entendre qu’il n’avait pas oublié les tracasseries que Voltaire lui avait suscitées pendant son séjour à Berlin.

Après avoir fondé à grands frais une Académie dans sa capitale, Frédéric ne pouvait pardonner au poète d’en avoir compromis l’existence en ridiculisant Maupertuis, l’éminent géomètre à qui il en avait confié la direction. En un mot, fidèle à son principe de la séparation des pouvoirs, qui lui paraissait nécessaire, bien qu’il ne l’ait jamais nettement formulé, il consentait à accorder aux philosophes la liberté de penser, de parler et d’écrire, pourvu qu’ils lui laissassent celle d’agir, parce qu’il déniait aux théoriciens toute aptitude au gouvernement, et qu’il n’entendait, sous aucun prétexte, être traversé par eux dans ses actes politiques.

Diderot, qui n’avait pas accepté les offres bien plus gracieuses de Catherine, et qui n’avait pas, dans les dispositions de Frédéric, une confiance bien entière, était décidé à attendre en France que l’orage fût passé[11].

Indépendamment de la sympathie qu’il éprouvait pour l’impératrice de Russie, un autre motif devait le porter à choisir la cour de Catherine pour résidence, dans le cas où il eût résolu de quitter la France. Un de ses meilleurs amis, le sculpteur Falconet, y résidait depuis la fin de 1765, et c’est le Philosophe lui-même qui l’avait proposé à la souveraine pour exécuter la statue équestre qu’elle voulait ériger à la mémoire de Pierre-le-Grand. Dans la lettre qu’il avait adressée au général Betzky, ministre des arts en Russie, pour lui recommander son ami, il s’exprimait ainsi : « Ce n’est ni la soif de l’or, ni l’ambition d’une plus grande fortune qui déterminent Falconet à s’expatrier. Il méprise l’or, il est âgé, et il a la fortune du sage ; mais il est entraîné par son talent et le désir de s’immortaliser par une grande et belle chose. » Or, Diderot gratifiait son ami des sentiments qu’il sentait en lui-même, et l’idée du jugement de la postérité n’entrait, en réalité, pour rien dans les inspirations de l’artiste.

Le désaccord, sur ce point, entre le philosophe et le sculpteur, a été l’occasion d’une discussion qui a permis à Diderot d’écrire les pages les plus éloquentes qu’on ait vues jusqu’alors en faveur du sentiment de l’immortalité et du respect de la postérité. « Qu’est-ce que la voix du présent ? écrit Diderot : rien. Le présent n’est qu’un point, et la voix que nous entendons est toujours celle de l’avenir et du passé… Ces philosophes, ces ministres et ces hommes véridiques qui ont été victimes des peuples stupides, des prêtres atroces, des tyrans enragés ; quelle consolation leur restait-il en mourant ? C’est que le préjugé passerait et que la postérité reverserait l’ignominie sur leurs ennemis. Ô postérité sainte et sacrée ! soutien du malheureux qu’on opprime, toi qui es juste, toi qu’on ne corrompt point, qui venges l’homme de bien, qui démasques l’hypocrite, qui traînes le tyran ; idée sûre, idée consolante, ne m’abandonne jamais. La postérité pour le philosophe, c’est l’autre monde de l’homme religieux… Après moi le déluge est un proverbe qui n’a été fait que par des âmes petites, mesquines et personnelles. Il ne sera jamais répété par un grand monarque, un digne ministre, un bon père. La nation la plus vile serait celle où chacun le prendrait étroitement pour la règle de sa conduite. »

Dans une autre lettre, Diderot rappelle avec beaucoup d’à-propos, à Falconet, une des plus jolies fables de la Fontaine, celle du Vieillard et des trois Jeunes Hommes :


Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir ?
Autant qu’un patriarche, il vous faudrait vieillir.
À quoi bon charger votre vie
Des soins d’un avenir qui n’est pas fait pour vous ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mes arrière-neveux me devront cet ombrage :

Eh bien ! défendez-vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui ?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd’hui[12].


Au point de vue purement esthétique, la thèse que soutenait le sculpteur Falconet est des plus nuisibles. En ne travaillant que pour ses contemporains, l’artiste est nécessairement entraîné à obéir à la mode, et à flatter le goût du plus grand nombre, toujours bien au-dessous de l’idéal qu’il doit s’efforcer de représenter. Au contraire, l’artiste qui se préoccupe surtout du jugement de la postérité fait bon marché de ce qui est transitoire, et s’élève spontanément aux qualités qui caractérisent toute production durable. Sans chercher à rabaisser le talent de Falconet, nous croyons pouvoir assurer que cet habile artiste aurait été plus complet, s’il eût davantage pris souci de l’opinion de la postérité.

Les liens qui rattachaient Diderot à Paris étaient trop forts pour qu’il acceptât l’offre de l’impératrice de Russie, et qu’il se résignât à quitter Sophie et la société de ses amis.

Depuis quelque temps, les réunions chez le baron d’Holbach avaient été suspendues par l’absence de celui qui en était l’âme. Au commencement du mois d’août 1765, d’Holbach avait quitté Paris pour se rendre en Angleterre, sans doute dans un but philosophique, soit pour se procurer les derniers ouvrages publiés à Londres, ou bien pour y faire imprimer quelques-unes de ses productions. Quoi qu’il en soit, il revint après une absence de deux mois « mécontent, écrit Diderot à Sophie[13], de la contrée, qu’il ne trouvait ni aussi peuplée, ni aussi bien cultivée qu’on le disait ; mécontent des bâtiments qui sont presque tous bizarres et gothiques ; mécontent des jardins, où l’affectation d’imiter la nature est pire que la monotone symétrie de l’art ; mécontent du goût qui entasse dans les palais l’excellent, le bon, le mauvais, le détestable, pêle-mêle ; mécontent des amusements qui ont l’air de cérémonies religieuses ; mécontent des hommes sur le visage desquels on ne voit jamais la confiance, l’amitié, la gaieté, la sociabilité, mais qui portent tous cette inscription : Qu’est-ce qu’il y a de commun entre vous et moi ? mécontent des grands qui sont tristes, froids, hauts, dédaigneux et vains, et des petits, qui sont durs, insolents et barbares ; mécontent des repas d’amis où chacun se place selon son rang, et où la formalité et la cérémonie s’assoient à côté de chaque convive ; mécontent des repas d’auberge, où l’on est bien et promptement servi, mais sans aucune affabilité. Je ne lui ai entendu louer que la facilité de voyager ; il dit qu’il n’y a aucun village, même sur une route de traverse, où l’on ne trouve quatre ou cinq chaises de poste et vingt chevaux prêts à partir. Il a traversé toute la province de Kent, une des plus fertiles d’Angleterre ; il prétend qu’elle n’est pas à comparer à notre Flandre. Il a bien repris du goût pour le séjour de la France dans son voyage d’Angleterre. Il nous a avoué qu’à tout moment il se surprenait, disant au fond de son cœur : Oh ! Paris, quand te reverrai-je ? Ah ! mes chers amis où êtes-vous ? Oh ! Français, vous êtes bien légers et bien fous, mais vous valez cent fois mieux que ces maussades et tristes penseurs-ci[14]. »

Bien différente était l’opinion d’Helvétius sur l’Angleterre : c’est pourquoi il écrivait au baron, à Londres : « Mon ami, si comme je n’en doute pas, vous avez loué une maison à Londres, écrivez-moi bien vite afin que j’emballe ma femme, mes enfants et que j’aille vous trouver. » Et le baron de dire à ses amis : « Ce pauvre Helvétius, il n’a vu en Angleterre que les persécutions que son livre lui a attirées en France. »

Diderot, aussitôt après la révision du grand ouvrage qui lui avait coûté vingt années de travail et tant de tribulations de toute sorte, s’était donné, pour rendre service à Grimm, une nouvelle tâche : il venait de terminer la revue du Salon de 1765, que son ami devait envoyer aux princes, ses correspondants.

« J’ai écrit, dit Diderot[15], quinze jours de suite, du soir au matin, et j’ai rempli d’idées et de style plus de deux cents pages de l’écriture petite et menue dont je vous écris mes longues lettres et sur le même papier, ce qui fournirait un bon volume d’impression ; j’ai appris en même temps que mon amour-propre n’avait pas besoin d’une rétribution populaire, qu’il m’était même assez indifférent d’être plus ou moins apprécié par ceux que je fréquente habituellement, et que je pourrais être satisfait, s’il y avait un homme que j’estimasse et qui sût bien ce que je vaux. Grimm le sait, et peut-être ne l’a-t-il jamais su comme à présent ! Il m’est doux aussi de penser que j’aurai procuré quelques moments d’amusement à ma bienfaitrice de Russie, écrasé par-ci, par-là, le fanatisme et les préjugés, et donné, par occasion, quelques leçons aux souverains qui n’en deviendront pas meilleurs pour cela ; mais ce ne sera pas faute d’avoir entendu la vérité et de l’avoir entendue sans ménagements ; ils sont de temps en temps apostrophés et peints comme des artisans de malheur et d’illusions, et des marchands de crainte et d’espérance[16].

Cette revue des salons de peinture de 1765 n’était pas la première qu’eût faite Diderot. En 1761, Grimm l’avait déjà chargé du compte-rendu du Salon. Pour obliger son ami, il dirigea ses méditations du côté des beaux-arts, et ces pages de causeries merveilleuses « qui, au dire d’un contemporain compétent[17], ont créé la critique en France, » furent le résultat de ses réflexions.

Les tableaux dont il a fait une étude toute spéciale sont ceux de Greuze. Ces deux artistes étaient faits pour se comprendre, et se ressemblaient par certains côtés. La réforme théâtrale, que Diderot avait tentée, il la voyait accomplie jusqu’à un certain point par le peintre : l’Accordée de village, le Fils ingrat, la Mère bien-aimée, étaient des sujets que le critique aurait aimé à traiter. Aussi, c’est surtout dans les observations qu’ils lui suggéraient qu’il se complaît. Vernet aussi est son peintre favori, mais en le comparant au Poussin, il le trouve bien en arrière du côté de l’idéal[18].

» Diderot, dans ses Salons, a dit M. Sainte-Beuve, a trouvé la seule et vraie manière de parler aux Français des beaux-arts, de les initier à ce sentiment nouveau, par l’esprit, par la conversation, de les faire entrer dans la couleur par les idées. Combien, avant d’avoir lu Diderot, auraient pu dire avec madame Necker : « Je n’avais jamais vu dans les tableaux que des couleurs plates et inanimées ; son imagination leur a donné pour moi du relief et de la vie ; c’est presque un nouveau sens que je dois à son génie[19]. »

Le portrait que Michel Vanloo a fait, en 1767, du Philosophe, a été de sa part le sujet d’un article que nous croyons devoir reproduire en partie, parce qu’il nous paraît très-propre à faire connaître sa manière en critique d’art, et qu’il complète l’idée que nous nous formons de sa physionomie :

« J’aime Michel, mais j’aime encore mieux la vérité. Assez ressemblant ; il[20] peut dire à ceux qui ne le reconnaissent pas, comme le jardinier de l’Opéra-Comique : c’est qu’ils ne m’ont jamais vu sans perruque. Très-vivant ; c’est sa douceur, avec sa vivacité ; mais trop jeune, tête trop petite, joli comme une femme, lorgnant, souriant, mignard, faisant le petit bec, la bouche en cœur, et puis, un luxe de vêtement à ruiner le pauvre littérateur, si le receveur de la capitation vient à l’imposer sur sa robe de chambre. L’écritoire, les livres, les accessoires aussi bien qu’il est possible, quand on a voulu la couleur brillante et qu’on veut être harmonieux. Pétillant de près, vigoureux de loin, surtout les chairs. Du reste, de belles mains bien modelées, excepté la gauche, qui n’est pas dessinée. On le voit de face, il a la tête nue ; son toupet gris, avec sa mignardise, lui donne l’air d’une vieille coquette qui fait encore l’aimable, la position d’un secrétaire d’État et non d’un philosophe. La fausseté du premier moment a influé sur tout le reste. C’est cette folle de madame Vanloo, qui venait jaser avec lui tandis qu’on le peignait, qui lui a donné cet air-là qui a tout gâté. Si elle s’était mise à son clavecin, et qu’elle eût préludé ou chanté :


Non ha ragione, ingrato.
Un core abbandonato,


ou quelque autre morceau du même genre, le Philosophe sensible eût pris un tout autre caractère ; et le portrait s’en serait ressenti. Ou mieux encore, il fallait le laisser seul, et l’abandonner à sa rêverie. Alors, sa bouche se serait entr’ouverte, ses regards distraits se seraient portés au loin, le travail de sa tête, fortement occupée, se serait peint sur son visage ; et Michel eût fait une belle chose. Mon joli Philosophe, vous me serez à jamais un témoignage précieux de l’amitié d’un artiste, excellent artiste, plus excellent homme. Mais que diront mes petits-enfants, lorsqu’ils viendront à comparer mes tristes ouvrages avec ce riant, mignon, efféminé, vieux coquet-là ? Mes enfants, je vous préviens que ce n’est pas moi. J’avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j’étais affecté. J’étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste ; mais je ne fus jamais tel que vous me voyez là. J’avais un grand front, des yeux très-vifs, d’assez grands traits, la tête tout à fait du caractère d’un ancien orateur, une bonhomie qui touchait à la bêtise, à la rusticité des anciens temps. »

Dans les premiers jours de décembre 1765, une nouvelle bien imprévue vint tout à coup agiter la société des philosophes. On annonçait que Jean-Jacques Rousseau avait quitté la Suisse et qu’il venait rejoindre Hume, avec qui il devait partir pour l’Angleterre.

Avant de raconter les événements qui décidèrent le citoyen de Genève à laisser son pays pour aller habiter l’Angleterre, nous allons donner un résumé de la vie et des travaux de l’illustre penseur qui devait l’accompagner.

David Hume naquit à Édimbourg, le 2 avril 1711. Sa famille était une branche de celle des comtes de Home ou Hume. Il était encore enfant quand son père mourut, et il resta livré, avec un frère aîné et une sœur, aux soins de sa mère, femme d’un mérite exceptionnel qui, quoique jeune et belle, se voua entièrement à l’éducation de ses enfants. Il fit ses études avec succès, et fut pris, dès sa jeunesse, d’une passion pour la littérature qui a été, dit-il[21], la passion dominante de sa vie et la principale source de ses plaisirs. Comme sa mère n’avait pas de fortune, et qu’il était le cadet de la famille, son patrimoine, selon la coutume du pays, devait être naturellement très-léger. On pensa donc à lui donner un état, et celui de légiste sembla le plus conforme à ses dispositions studieuses et à ses goûts sérieux. Mais il éprouvait une aversion insurmontable pour tout ce qui n’était pas du domaine de la philosophie ou des belles-lettres, et pendant qu’on le croyait plongé dans l’étude de Voët ou de Vinnius, Cicéron et Virgile étaient les auteurs qu’il dévorait en secret.

Sa petite fortune, ne lui permettant pas d’adopter ce mode d’existence, et sa santé s’étant altérée par une application trop constante, il se vit obligé d’embrasser un genre de vie plus actif. En 1734, il alla à Bristol pour apprendre le commerce ; mais au bout de quelques mois il reconnut que cette profession ne lui convenait pas. Il passa en France dans l’intention de se retirer à la campagne, et c’est là qu’il se traça le plan de conduite qu’il a toujours suivi depuis avec succès. Pour suppléer à ce qui lui manquait du côté de la fortune, il s’astreignit à la plus rigide sobriété : « Ainsi, dit-il, je conservais mon indépendance, et dédaignais tout ce qui ne concernait pas mes progrès en littérature. »

Pendant son séjour en France, d’abord à Reims, ensuite et principalement à la Flèche, il composa son Traité de la nature humaine. Après trois années de séjour en France, il revint en Angleterre et publia à Londres ce Traité, qui parut en 1738. Jamais tentative littéraire n’eut un plus triste sort : ce fut un livre mort-né. Mais son heureux caractère lui fit surmonter sans peine cette première infortune, et il continua à étudier avec plus d’ardeur. En 1742 parut à Édimbourg la première partie de ses Essais, qui rencontra un accueil assez favorable.

En 1745, il reçut du marquis d’Annandale l’invitation de venir vivre avec lui en Angleterre, où il resta une année comme précepteur du jeune marquis. Ses appointements augmentèrent sa petite fortune Ensuite, il accompagna le général Saint-Clair, en qualité d’aide-de-camp à Vienne, puis à Turin, où le général avait été nommé ambassadeur. Pendant les deux années qu’il resta, soit en Autriche, soit en Italie, ses études se trouvèrent interrompues : « Je passais gaiement ma vie, dit-il, et en bonne compagnie, et mes appointements, que mes habitudes frugales me permettaient d’économiser, me mirent à la tête d’une petite fortune que je disais indépendante, quoique cette manière de parler excitât l’hilarité de mes amis. Bref, je possédais près de 1000 livres sterling. »

Hume était persuadé que l’insuccès de son Traité de la nature humaine tenait à ce qu’il s’était trop pressé de le faire imprimer. C’est pourquoi il refondit cet ouvrage qui prit place dans ses Recherches sur l’entendement humain. Ce livre, publié pendant qu’il était à Turin, ne fut pas mieux reçu du public que le Traité de la nature humaine. Grâce à une force de caractère peu commune, ces déceptions ne firent presque aucune impression sur lui. En 1749, il vivait dans la propriété de son frère, où sa mère venait de mourir. C’est là qu’il composa d’abord la seconde partie de ses Essais, auxquels il donna le titre de Discours politiques, et ensuite ses Recherches sur les principes de la morale, qui constituait une autre partie du Traité qu’il avait remanié. Dans l’intervalle, il recevait de son libraire l’avis que ses premiers travaux (sauf son infortuné Traité initial) commençaient à devenir un sujet d’entretien ; que leur vente augmentait peu à peu, et qu’on en demandait de nouvelles éditions. De plus, les critiques du docteur Warburton étaient une nouvelle preuve que ces ouvrages commençaient à être estimés par les gens éclairés. En 1751, il quittait la campagne pour la ville, « le vrai théâtre d’un homme de lettres, » et il publiait à Édimbourg, en 1752, ses Discours politiques ; puis, dans la même année, paraissaient à Londres ses Principes de la morale, qu’il considérait comme son meilleur ouvrage.

Nommé en 1752 bibliothécaire de la Faculté des avocats, cette position mit à sa disposition une grande quantité de livres ; et c’est alors qu’il se proposa d’écrire l’histoire d’Angleterre. Il commença par la maison de Stuart : le sujet était épineux, et ce premier volume ameuta contre lui tous les partis qu’il avait irrités par l’impartialité même dont il s’était fait une loi. Cette fois, le courage l’abandonna : « Si la France et l’Angleterre n’avaient pas été en guerre, dit-il, je me serais retiré en France dans quelque ville de province, j’aurais changé de nom et ne serais jamais revenu dans mon pays. » Mais comme le projet était inexécutable et le volume suivant presque terminé, force lui fut de rester à Londres où il publia, mais sans faire beaucoup de bruit, l’Histoire naturelle de la Religion et quelques morceaux de moindre importance.

En 1756, deux ans après la chute de son premier volume, parut le second volume de l’Histoire d’Angleterre qui contenait la période comprise entre la mort de Charles Ier et la Révolution. Ce volume causa moins de déplaisir que le précédent au parti Whig, et fut, par conséquent, mieux reçu. L’histoire de la maison de Tudor, qui fut publiée en 1759, donna lieu aux mêmes clameurs que celles des deux premiers Stuarts.

Toutefois, malgré les variations auxquelles ses écrits avaient été exposés, ils ne laissaient pas que de lui rapporter de beaux bénéfices. « Il était devenu non-seulement indépendant, mais opulent. » Il était retiré en Écosse quand il reçut en 1763 du comte d’Hertford, qu’il ne connaissait pas du tout, l’invitation de l’accompagner à Paris. Le comte, qui venait d’être élevé aux fonctions d’ambassadeur, lui laissait entrevoir la perspective de le faire nommer bientôt secrétaire d’ambassade. Si attrayante que fût l’offre, Hume pourtant la déclina, parce qu’il avait de la répugnance à se lier avec les grands, et parce qu’il craignait, par son âge et son caractère, de se trouver dépaysé dans la société parisienne. Mais sur l’insistance du comte, il finit par accepter.

« Ceux qui n’ont aucune idée, dit-il, de l’étrange effet de la mode, ne pourront jamais imaginer la réception que me firent à Paris hommes et femmes de tous rangs et conditions. Plus je cherchais à me soustraire à leurs politesses, plus ils m’en accablaient. On éprouve une satisfaction réelle à vivre à Paris à cause du grand nombre de gens cultivés, polis, sociables, dont cette ville abonde plus que toute autre ville de l’univers. J’ai pensé alors à m’y établir pour toute ma vie[22]. »

En 1765, lord Hertford ayant quitté Paris pour aller en Irlande, où il avait été nommé lord lieutenant, Hume fut chargé d’affaires, et c’est avec ce titre que nous le rencontrons dans le monde philosophique à Paris[23]. L’importance de ses fonctions rendrait raison de l’accueil que le penseur écossais reçut à Paris du monde officiel ; mais celui qu’il trouva dans la société des philosophes ne s’explique que par la haute valeur de ses ouvrages. Ses Essais sur l’entendement humain, ses Recherches sur les principes de la morale et ses écrits sur l’économie politique, étaient connus en France de tous ceux à qui les hautes questions philosophiques n’étaient pas indifférentes, et à plus forte raison de l’école encyclopédique et des économistes. On ne saurait douter que Diderot se soit inspiré des travaux de Hume ; mais l’influence du philosophe étranger se fait surtout sentir dans les Lettres de Georges le Roy sur les animaux, et bien plus encore dans les écrits des économistes.

Ses fameux Essais sur l’entendement, dans lesquels il a indiqué les bornes de l’intellect, le but de la science ( « elle doit rapporter directement à l’action et à la société, » ) et les écueils de la métaphysique, en font le précurseur de la philosophie positive, telle que l’a conçue, un siècle plus tard, le génie d’Auguste Comte. Sur l’origine de nos idées, il s’exprime ainsi : « Tous les matériaux de nos pensées sont pris, ou des sens extérieurs, ou du sentiment interne ; la fonction de l’âme consiste à en faire l’assortiment et le mélange, ou, pour parler plus philosophiquement, les idées sont les copies modifiées des impressions, et chaque perception languissante est l’affaiblissement de quelque perception plus vive. Deux raisons suffisent pour nous en convaincre : Premièrement, si nous analysons nos pensées ou nos idées, quelque compliquées, quelque sublimes qu’elles soient, elles se résoudront toujours en un assemblage d’idées simples dont chacune est copiée d’après quelque sentiment ou quelque sensation correspondante. Par une recherche exacte, on ramène à cette origine les idées mêmes qui, d’abord, en paraissent les plus éloignées : telle est l’idée de Dieu, c’est-à-dire d’un être dont l’intelligence, la sagesse et la bonté sont infinies ; elle nous vient en réfléchissant sur les opérations de notre âme, et en donnant une étendue illimitée aux qualités de sagesse et de bienfaisance que nous remarquons en nous. Qu’on pousse cet examen jusqu’où l’on voudra, on trouve toujours que chaque idée vient d’une impression correspondante.

» En second lieu, lorsqu’il arrive, par un défaut dans les organes, qu’un homme n’est pas susceptible d’une certaine espèce de sensation, nous le trouvons également privé des idées qui en naissent.

… » Dès que nous soupçonnons un terme philosophique d’être vide de sens et de n’avoir point d’idée correspondante, comme cela n’arrive que trop fréquemment, nous n’avons qu’à demander à quelle impression cette prétendue idée rapporte son origine ? »

Plus loin, à propos de la causalité ou de la liaison de cause à effet, Hume dit : « Je hasarderai ici une proposition que je crois générale et sans exception : c’est qu’il n’y a pas un seul cas assignable où la connaissance du rapport qui est entre la cause et l’effet, puisse être obtenue à priori ; mais qu’au contraire cette connaissance est uniquement due à l’expérience, qui nous montre certains objets dans une liaison constante. Il n’y a point d’objet qui manifeste, par ses qualités sensibles, les causes qui l’ont produit, ni les effets qu’il produira à son tour ; et notre raison, dénuée du secours de l’expérience, ne tirera jamais la moindre induction qui concerne les faits et les réalités.

» On comprend maintenant pourquoi les philosophes sages et modérés ne se vantent jamais de pouvoir assigner les causes premières… Ils conviennent que le dernier effort de la raison humaine se réduit à simplifier les principes producteurs des phénomènes naturels ; et à résoudre, avec le secours de l’analogie, de l’expérience et des observations, la foule des effets individuels en un petit nombre de causes générales ; mais les causes de ces causes nous échapperont toujours. Les derniers ressorts, les premiers principes, voilà l’écueil éternel de la curiosité humaine… »

Dans le Neuvième essai sur l’entendement humain, qui forme le chapitre intitulé : De la Raison des bêtes, Hume s’exprime ainsi : « Il paraît évident qu’à bien des égards les bêtes s’instruisent par l’expérience, aussi bien que l’homme, et que, comme lui, elles infèrent les mêmes événements des mêmes causes. L’ignorance et l’inexpérience des jeunes animaux se distinguent manifestement de la ruse et de la sagacité des vieux, à qui de longues observations ont appris à éviter ce qui blesse et à poursuivre ce qui donne du plaisir.

» Cette vérité est mise encore dans un plus grand jour par les effets que produisent l’éducation et la discipline sur tous les animaux qui, par des récompenses et des punitions, dispensées à propos, peuvent être dressés aux actions les plus contraires à leurs instincts et à leurs penchants naturels. Or, quand les animaux attendent, des objets présents, les mêmes suites qu’ils ont toujours expérimentées dans les cas semblables, il est impossible que cette induction soit fondée sur une chaîne de raisonnements, par lesquels ils concluraient que des événements semblables doivent se trouver à la suite d’objets semblables, et que la marche de la nature demeure toujours régulière à cet égard. C’est la coutume, et la coutume seule, qui engage les animaux à inférer les suites ordinaires de chaque objet qui frappe leurs sens ; c’est elle qui, à la présence d’un objet, excite dans leur imagination cette conception forte et vive d’un autre objet, d’où naît le sentiment que nous nommons croyance. Et l’on ne saurait expliquer autrement cette opération, ni dans les classes supérieures, ni dans les classes inférieures des êtres, doués de sensations qui parviennent à notre connaissance. »

En morale, Hume reconnaît dans la nature humaine des sentiments désintéressés. Or, le seul fait de cette constatation nous dévoile un moyen de perfectionnement, jusqu’alors inemployé, au grand dommage de la morale. On conçoit, en effet, que ces dispositions bienveillantes peuvent être développées par l’éducation et servir à l’amélioration individuelle et collective.

L’influence du penseur écossais sur son ami Adam Smith et sur l’école des économistes français, ne saurait être niée. La division du travail, ou, en d’autres termes, la décomposition du travail industriel en fonctions distinctes, accomplies par des personnes différentes, était implicitement admise par Hume, qui avait effectué cette décomposition en divisant l’industrie en deux branches : celle des agriculteurs, et celle des manufacturiers[24].

De plus, Hume démontra que, malgré tous les obstacles artificiels, l’argent restait toujours, au bout d’un certain temps, dans un rapport déterminé avec le développement agricole et manufacturier de la population[25].

Les économistes français étendirent au blé ce théorème de Hume, et firent voir qu’il tendait toujours à s’établir, entre la production et la répartition du blé et les autres fonctions économiques, un équilibre, ou ordre naturel, qu’il fallait bien se garder de contrarier, sous peine des plus grands dangers. Ce point capital des idées de Quesnay et de Turgot a été clairement exposé par Condorcet[26]. Mais cette vue, quoique très-réelle au fond, avait le défaut de faire abstraction du temps. C’est la confiance absolue qu’ils avaient dans cet équilibre spontané, qui a conduit les économistes à la détestable formule : laissez faire, laissez passer.

Par cet exposé des idées contenues dans les principaux ouvrages de Hume, on peut se rendre compte de la considération qu’il dut trouver au sein de la société où se trouvaient réunis les esprits les plus capables de bien sentir leur profondeur et leur originalité.

À l’arrivée de Rousseau à Paris, Diderot écrivait à son amie[27] : « Il y a trois jours que Rousseau est ici. Je ne m’attends pas à sa visite ; mais je ne vous cèlerai pas qu’elle me ferait grand plaisir ; je serais bien aise de voir comment il justifierait sa conduite à mon égard. Je fais bien de ne pas rendre l’accès de mon cœur facile ; quand on y est une fois entré, on n’en sort pas sans le déchirer ; c’est une plaie qui ne cautérise jamais bien. Il y a quelque temps qu’il me tomba sous les mains une lettre de lui, où il y a des choses charmantes. Il y disait des prêtres, qu’ils s’étaient constituée juges du scandale, qu’ils excitaient le scandale, et qu’en conséquence du scandale qu’ils avaient excité, ils appelaient ensuite les hommes à leur tribunal, pour y être punis de la faute qu’ils avaient eux-mêmes commise. »

Jean-Jacques, après son départ de Montmorency où nous l’avons laissé, — départ motivé par un décret de prise de corps contre l’auteur d’Émile, en date du 9 juin 1762, — s’était dirigé vers la Suisse, en évitant Genève, où son livre avait été brûlé, et lui-même décrété, le 18 juin, neuf jours après l’avoir été à Paris. Il avait résolu de s’établir à Yverdun, à la sollicitation de M. Roguin, lorsqu’il apprit que le sénat de Berne n’était pas disposé à le laisser en repos dans sa retraite. Genève et la France lui étant fermés, il se trouvait fort en peine pour trouver un refuge, quand madame Boy de la Tour lui proposa d’aller s’établir dans une maison que possédait son fils, au village de Motiers, dans le Val-Travers, comté de Neufchâtel : « L’offre, dit-il, venait d’autant plus à propos, que, dans les États du roi de Prusse, je devais naturellement être à l’abri des persécutions, et qu’au moins, la religion n’y pouvait guère servir de prétexte. »

En arrivant à Motiers-Travers, il écrivit au gouverneur de Neufchâtel, milord Keith, — plus connu sous le nom de milord Maréchal, — pour lui donner avis de son arrivée dans les États de Frédéric, et pour lui demander sa protection. Rousseau rencontra chez le gouverneur un bon avocat, et chez le roi de Prusse les meilleures dispositions. C’est à Motiers qu’il adopta l’habit d’Arménien. Il prit donc la veste, le cafetan, le bonnet fourré, la ceinture, et, dans cet équipage, se rendit au service divin ; car, depuis son voyage à Genève, il était revenu au protestantisme, et il tenait à en observer tous les rites, la communion comprise. Mais la publication des Lettres de la Montagne, ayant produit à Genève une effervescence qui se propagea rapidement à Berne, à Neufchâtel, et jusqu’au Val-Travers, le ministre Montmolin conseilla à Jean-Jacques de s’abstenir de toute cérémonie publique. Au lieu de tenir compte de cet avis, Rousseau s’entêta, et la populace, de qui son habit d’Arménien le faisait reconnaître, le poursuivit de ses quolibets, quand il se rendit au temple. Une telle ovation, qui aurait dû le rendre plus circonspect, lui donna l’envie de s’ériger en martyr. « Je me promenais tranquillement dans le pays, dit-il, avec mon caffetan et mon bonnet fourré, entouré des huées de la canaille, et quelquefois de ses cailloux. » Peu de temps après, il reçut la visite de madame de Verdelin, qu’il avait connue à Paris. Ayant appris les vexations dont il était victime, cette dame l’engagea vivement à quitter la Suisse. Elle lui parla beaucoup de Hume, qui était alors à Paris, de l’amitié qu’il avait pour lui, et de son désir de lui être utile dans son pays.

Peu de temps après l’établissement de Rousseau en Suisse, milord Maréchal lui avait fait aussi la proposition d’aller avec lui habiter l’Angleterre. Dans une lettre qu’il écrivait à madame de Boufflers, le vénérable Keith disait : « J’ai communiqué à Rousseau un projet (mais en le disant un château en Espagne), celui d’aller habiter une maison toute meublée que j’ai en Écosse ; d’engager le bon David Hume de vivre avec nous. Il devait y avoir une salle de compagnie ; car personne n’entrerait dans la chambre d’un autre, chacun ferait des règlements pour soi, tant pour le spirituel que pour le temporel : c’étaient toutes les lois de notre république, excepté que pour les dépenses de l’État, chacun devrait contribuer selon ses biens. Notre ami a fort goûté mon projet ; il aurait envie de l’exécuter, et moi de même, si je n’étais pas si vieux, et si ma terre n’était pas substituée. Une des raisons qui persuaderaient le plus Jean-Jacques à vouloir réaliser mon projet, est qu’il ignore la langue du pays. »

Cette lettre de milord Maréchal fait voir combien Rousseau était peu sociable, et elle montre en même temps que le projet d’habiter l’Angleterre datait de 1762.

Jean-Jacques quitta la Suisse le 29 octobre 1765, et se rendit, par Bâle, à Strasbourg, où il arriva le 4 novembre. Durant son séjour en cette ville, il reçut une lettre de Hume qui se mettait à sa disposition et s’engageait à lui trouver une retraite agréable et tranquille en Angleterre. Parti de Strasbourg le 9 décembre, il arrivait à Paris le 16. Sa présence dans la capitale, que son étrange costume rendit bientôt publique, fit sensation. Pour éviter toute émotion populaire, et surtout pour que les décisions de l’autorité ne fussent pas lettres mortes — le décret de prise de corps n’étant pas rapporté — M. de Choiseul lui fit donner l’ordre d’accélérer son départ. Rousseau, en conséquence, s’embarqua dans les premiers jours de janvier 1766, accompagné de Hume.

En partant de Paris, il y laissait une cause qui devait, à défaut d’autre prétexte, contribuer à le brouiller avec son nouveau protecteur. Nous voulons parler de la lettre qu’Horace Walpole[28] fit circuler sous le nom du roi de Prusse. Cette lettre supposée était ainsi conçue : « Vous avez renoncé à Genève, votre patrie ; vous vous êtes fait chasser de la Suisse, pays tant vanté dans vos écrits ; la France vous a décrété : venez donc chez moi. J’admire vos talents, je m’amuse de vos rêveries, qui, soit dit en passant, vous occupent trop et trop longtemps. Il faut, à la fin, être sage et heureux. Vous avez fait assez parler de vous par des singularités peu convenables à un véritable grand homme. Démontrez à vos ennemis que vous pouvez quelquefois avoir le sens commun ; cela les fâchera sans vous faire tort. Mes États vous offrent une retraite paisible ; je veux vous faire du bien, et je vous en ferai si vous le trouvez bon ; mais si vous vous obstinez à rejeter mes secours, attendez-vous que je ne le dirai à personne. Si vous persistez à vous creuser l’esprit pour trouver de nouveaux malheurs, choisissez-les tels que vous voudrez : je suis roi, je puis vous en procurer au gré de vos souhaits ; et ce qui sûrement ne vous arrivera pas vis-à-vis de vos ennemis, je cesserai de vous persécuter quand vous cesserez de mettre votre gloire à l’être. »

Cette lettre, sans être énormément spirituelle, fut jugée au-dessus du talent de Walpole ; et on l’attribua, les uns à madame du Deffand, d’autres à Hume ou à d’Alembert. Quoi qu’il en soit, elle fut le premier grief de Rousseau contre Hume. On trouve la trace d’un second grief dans une lettre que Jean-Jacques écrit d’Angleterre à la comtesse de Boufflers. Il impute à Hume le désir d’être indiscret. Enfin, un troisième reproche, c’est la froideur du philosophe anglais, quand Rousseau, honteux de ses soupçons, « se jette dans ses bras, l’inonde de larmes et s’écrie : Non ! non ! David n’est pas un traître. » On le voit, tous ces griefs n’avaient pas l’ombre du sens commun. Cependant, le 1er mai 1767, Rousseau, après avoir rompu avec Hume, quittait sa résidence de Wooton, et revenait en France, où le prince de Conti lui avait fait préparer un appartement dans son château de Trie. Nous verrons, par la suite, que ce ne devait pas être là sa dernière résidence.

Dans les premiers temps de la liaison du citoyen de Genève et de Hume, ce dernier écrivait à ses amis de Paris qu’il était très-satisfait de son protégé. « Mon pupille, disait-il, est arrivé en bonne santé ; il est très-aimable, toujours poli, souvent gai, ordinairement sociable ; » et dans une lettre adressée au baron d’Holbach il disait : « Il m’est pénible de penser que vous soyez injuste à son égard. Croyez-moi, Rousseau n’est rien moins qu’un méchant homme. Plus je le vois, plus je l’estime et je l’aime. » En lisant cela à ses amis, le baron ajoutait : « Il ne le connaît pas encore, patience ; il le connaîtra. » En effet, peu de temps après, il reçut une lettre dans laquelle Hume débute ainsi : « Vous aviez bien raison, monsieur le baron, Rousseau est un monstre. » « — Ah ! remarqua d’Holbach froidement et sans s’étonner, il le connaît enfin[29]. »



  1. Madame Legendre et Sophie elle-même.
  2. En effet, le 22 juillet 1769, il écrivait à mademoiselle Voland : « Je suis fou à lier de ma fille. Elle dit que sa maman prie Dieu, et que son papa fait le bien ; que ma façon de penser ressemble à mes brodequins, qu’on ne met pas pour le monde, mais pour avoir les pieds chauds ; qu’il en est des actions qui nous sont utiles et qui nuisent aux autres, comme de l’ail qu’on ne mange pas quoiqu’on l’aime, parce qu’il infecte ; que, quand elle regarde ce qui se passe autour d’elle, elle n’ose pas rire des Égyptiens ; que si, mère d’une nombreuse famille, elle avait un enfant bien méchant, bien méchant, elle ne se résoudrait jamais à le prendre par les pieds et à lui mettre la tête dans un poêle(1). Et tout cela en une heure et demie de causerie, en attendant le dîner. »

    (1) Allusion à l’enfer.

  3. Il ne se refusait pas un livre. Il avait des fantaisies d’estampes, de pierres gravées, de miniatures ; il donnait ces chiffons le lendemain du jour où il les avait achetés ; mais il fallait de l’argent pour les payer. (Mémoires de madame de Vandeul.)
  4. Ministre des arts en Russie. Il le tenait de Grimm par le prince Galitzin, ambassadeur à Paris.
  5. Lettre à mademoiselle Voland, du 3 octobre 1762.
  6. Quand il accuse ses associés de lenteur, Diderot fait une exception en faveur de M. de Jaucourt qu’il loue au contraire de son activité : « Cet homme, écrit-il, est depuis six à sept ans au centre de six ou sept secrétaires lisant, dictant, travaillant treize à quatorze heures par jour, et cette position-là ne l’a pas encore ennuyé. » On trouve, dans une lettre de Frédéric à d’Alembert, quelques détails intéressants sur ce laborieux encyclopédiste : « Il avait étudié la médecine chez Boerhaave ; une de ses parentes avait élevé deux sœurs du roi de Prusse. (Voy. lettre du 23 juin 1777).
  7. Espérons que M. Godard, qui a copié les manuscrits de Diderot à l’Ermitage, aura également pris copie de ces articles et que M. Assézat les rétablira dans sa belle édition des Œuvres complètes de Diderot.
  8. Des eaux de Rolle, 16 juillet 1766.
  9. Sur cinq accusés, la Barre, Moisnel, Douville de Maillefeu, Dumaisniel de Saveuse et d’Étallonde de Morival, la Barre seul fut brûlé.
  10. Ils avaient chanté des couplets contre la religion et ne s’étaient pas découverts en passant devant une procession.
  11. Voltaire cherchait en vain à le convaincre des bonnes intentions du roi de Prusse, et lui-même était disposé à accompagner à Clèves les encyclopédistes. Ses relations avec Diderot étaient des plus affectueuses en ce temps-là. Il écrivait à Damilaville, le 7 novembre 1766 : « Le pauvre Boursier (c’est lui-même) a versé des larmes en lisant la lettre de votre ami (Diderot). Pour lui il a fait son marché ; il est prêt à partir à la première occasion. Il dit qu’il mourra avec le regret de n’avoir point vu l’homme du monde qu’il vénère le plus. » Dans la préface des Scythes, il donnait un témoignage public de son admiration au Philosophe, « qui, à l’exemple d’Aristote, a su joindre aux sciences abstraites l’éloquence, la connaissance du cœur humain et l’intelligence du théâtre. »
  12. Livre XI, fable VIII.
  13. Le 20 septembre 1765.
  14. L’acteur Garrick disait : « Londres est bon pour les Anglais, mais Paris est bon pour tout le monde. » On peut rapprocher ce mot de l’acteur anglais de ce qu’a dit Gibbon. (Voy. la Préface.)
  15. Lettre à mademoiselle Voland, du 10 novembre 1765.
  16. Il est très-probable que Grimm, avant d’envoyer le travail de Diderot à ses royaux correspondants, avait soin d’effacer tout ce qui était de nature à les blesser.
  17. M. Sainte-Beuve.
  18. Voy. Sainte-Beuve, Causeries du lundi.

    La note suivante a été dictée par M. Sainte-Beuve, en 1864 ou 1865, en réponse à une consultation que son secrétaire avait été chargé de lui demander : « On parle beaucoup de la statue de Voltaire, et elle se fera. Il paraît qu’à Langres on ne peut venir à bout d’en élever une à Diderot. Mais pourquoi à Langres ? Diderot appartient à la France. La vraie place d’une statue de Diderot est à Paris..... On y verrait le grand et chaleureux amateur qui a fondé la critique d’art en France, dans le négligé flottant de son costume, le cou nu, le front inspiré, et annonçant du geste cette conquête nouvelle. »

    On dit que le Conseil municipal de Paris, se plaçant à un autre point de vue que M. Sainte-Beuve, a voté l’érection de la statue de Diderot sur la place des Arts et métiers. L’idée qui a présidé à cette décision est d’un ordre plus élevé que celle du critique. L’œuvre de Diderot, celle qui doit lui assurer à jamais la reconnaissance de la postérité, consiste bien plus dans les articles de l’Encyclopédie sur les arts proprement dits que dans ses Salons. C’est en traitant des métiers qu’il s’est surtout montré original et progressif : né dans un atelier, il s’est rappelé son origine et il a réhabilité le travail. « Les artisans, dit-il, se sont crus méprisables parce qu’on les a méprisés, apprenons-leur à mieux penser d’eux-mêmes ; c’est le seul moyen d’en obtenir des productions plus parfaites. » Voir dans l’Encyclopédie l’article Art.

    J’ai toujours été frappé de la force d’imagination qu’a déployée Diderot dans ce travail. Quel malheur qu’il n’ait pas connu l’application de la vapeur ou de l’électricité ! On trouve dans sa correspondance une réflexion qui fait voir jusqu’où il pouvait atteindre dans ses prévisions. En 1762, il décrivait l’appareil merveilleux, moins la pile de Volta, qui devait servir près d’un siècle après à correspondre à de grandes distances. À propos d’une invention récente du physicien Comus (le grand-père de Ledru-Rollin), il écrivait à Sophie : « Qui sait si cet homme-là n’étendra pas un jour la correspondance d’une ville à une autre, d’un endroit à quelques centaines de lieues de cet endroit, la jolie chose ! il ne s’agirait plus que d’avoir chacun sa boîte : ces boîtes seraient comme deux petites imprimeries, où tout ce qui s’imprimerait dans l’une, subitement s’imprimerait dans l’autre. »

  19. Les Salons de Diderot ne parurent point de son vivant, et ils n’ont été imprimés pour la première fois que dans la collection de ses œuvres donnée par Naigeon en 1798 ; mais ils étaient connus dans la société, et il en circulait des copies.
  20. L’original du portrait de Vanloo, c’est-à-dire Diderot lui-même.
  21. Voy. The life of David Hume written by himself. Le morceau que nous donnons ici est traduit de cette autobiographie.
  22. Voy. The life of David Hume.
  23. Il écrivait à Robertson : « Je ne mange que de l’ambroisie, je ne bois que du nectar, je ne respire que de l’encens, je ne foule que des fleurs. Tous les hommes et plus encore, toutes les femmes que je rencontre, se croient obligées de faire une harangue à ma louange. »
  24. Discours politiques. Discours I : du Commerce.
  25. Voir à ce sujet le beau travail de M. P. Laffitte, dans la Politique positive, page 115.
  26. Du Commerce du blé.
  27. Le 20 décembre 1765. Diderot paraît avoir fait faire auprès de Rousseau des démarches en vue d’une réconciliation ; mais celui-ci ne voulut rien entendre. (Voy. Musset-Pathay. Histoire de J.-J. Rousseau.)
  28. Horace Walpole, fils du célèbre ministre du roi Georges II d’Angleterre, était à Paris depuis le mois d’octobre. On s’étonne qu’une femme aussi intelligente que madame du Deffand se soit laissée prendre à la suffisance aristocratique de ce lord, pour qui la noblesse de la naissance était le premier mérite. « Il disait qu’il ne pouvait sentir Rousseau parce qu’il cherchait à faire regarder la naissance comme l’effet du hasard. » On voit que le grand seigneur anglais se croyait encore au régime primitif des castes. En France, les nobles eux-mêmes n’étaient plus à ce point de vue oriental : aussi Walpole n’aimait-il pas les Français. Dans une lettre qu’il écrivait de Paris, le 22 septembre 1765, il s’exprimait ainsi : « Les Français se passionnent pour la littérature et les idées libérales. La philosophie n’a jamais eu d’attraits pour moi : je suis las de la littérature : et quant aux idées libérales, on les a plutôt pour soi que pour la société. J’ai dîné hier avec une douzaine de savants ; et, quoique tous les domestiques fussent derrière nous, on parla, même de l’Ancien Testament, avec beaucoup plus de liberté que je ne l’eusse souffert à ma table, en Angleterre, en présence d’un seul valet. » Il faut dire à la décharge de Walpole qu’il était atteint de la goutte, et que lorsqu’il écrivait ces inepties, il était peut-être sous l’influence d’une crise.
  29. Quand Hume annonça au baron d’Holbach qu’il emmenait Rousseau dans sa patrie : « Monsieur, lui dit le baron, vous allez réchauffer une vipère dans votre sein ; je vous en avertis, vous en sentirez la morsure. » (Mémoires de Marmontel).