principes. — Pour que des principes nouveaux se développent, en toute chose, il faut qu’un état et des besoins nouveaux se manifestent. Quand l’ordre de saint Benoît se réforma, au XIe siècle, les tendances des réformateurs ne visaient à rien moins qu’à changer toute une société qui, à peine née, tombait déjà en décomposition. Ces réformateurs, en gens habiles, commencèrent donc par abandonner les traditions vermoulues de la société antique : ils partirent de rien, ne voulurent plus des habitations à la fois somptueuses et barbares qui jusqu’alors avaient servi de refuge aux moines corrompus des siècles précédents. Ils se bâtirent eux-mêmes des cabanes de bois, vécurent au milieu des champs, prenant la vie comme le pourraient faire des hommes abandonnés à leur seule industrie dans un désert. Ces premiers pas eurent une influence persistante, lorsque même la richesse croissante des monastères, leur importance au milieu de la société les porta bientôt à changer leurs cahutes contre des demeures durables et bâties avec luxe. Satisfaire rigoureusement au besoin est toujours la première loi observée, non-seulement dans l’ensemble des bâtiments, mais dans les détails de la construction ; ne jamais sacrifier la solidité à une vaine apparence de richesse est la seconde. Cependant la pierre et le bois sont toujours de la pierre et du bois, et si l’on peut employer ces matières dans une construction en plus ou moins grande quantité, leur fonction est la même chez tous les peuples et dans tous les temps. Quelque riches et puissants que fussent les moines, ils ne pouvaient espérer construire comme l’avaient fait les Romains. Ils s’efforcèrent donc d’élever des constructions solides et durables (car ils comptaient bien bâtir pour l’avenir) avec économie. Employer la méthode romaine la plus ordinaire, c’est-à-dire en composant leurs constructions de massifs de blocages enfermés entre des parements de brique ou de moellon, c’était mettre à l’œuvre plus de bras qu’ils n’en avaient à leur disposition. Construire au moyen de blocs énormes de pierre de taille, soigneusement taillés et posés, cela exigeait des transports impossibles, faute de routes solides, un nombre considérable d’ouvriers habiles, de bêtes de somme, des engins dispendieux ou d’un établissement difficile. Ils prirent donc un moyen terme. Ils élevèrent les points d’appui principaux en employant pour les parements de la pierre de taille, comme un revêtement, et garnirent les intérieurs de blocages. Pour les murs en remplissage, ils adoptèrent un petit appareil de moellon smillé pour les parements ou de carreaux de pierre, enfermant de même un blocage de cailloux et de mortier.
Notre fig. 2 donne une idée de ce genre de construction. Afin de relier les diverses parties des bâtisses, de chaîner les murs dans leur longueur, ils noyèrent dans les massifs, à différentes hauteurs, sous les appuis des fenêtres, au-dessous des corniches, des pièces de bois longitudinales, ainsi que nous l’avons figuré en A (voy. Chaînage). Dans ces constructions, la pierre est économisée autant que faire se peut ; aucun morceau ne présente d’évidements : tous sont posés en besace ; ce n’est qu’un revêtement exécuté d’ailleurs avec le plus grand soin ; non-seulement les parements sont layés, mais aussi les lits et les joints, et ces pierres sont posées à cru sans mortier, comme l’appareil romain.
Ce genre de bâtisse est apparent dans les grandes constructions monastiques de Cluny, de Vézelay, de la Charité-sur-Loire (XIe et XIIe siècles). Les matériaux employés par les moines sont ceux qu’ils pouvaient se procurer dans le voisinage, dans des carrières dont ils étaient propriétaires. Et il faut reconnaître qu’ils les employèrent en raison de leurs qualités et de leurs défauts. Si ces matériaux présentaient des vices, si la pierre était gélive, ne pouvant s’en procurer d’autres, qu’au moyen de frais considérables, ils avaient le soin de la placer dans les conditions les moins désavantageuses, et, afin de préserver ces matériaux des atteintes de l’humidité et des effets de la gelée ; ils cherchaient à les soustraire aux agents atmosphériques en les couvrant par des combles saillants, en les éloignant du sol, à l’extérieur, par des assises de pierres qu’ils allaient acheter dans des carrières plus éloignées.
Il y a toujours, dans les œuvres des hommes qui ne comptent que sur leurs propres ressources et leurs propres forces pour agir, une certaine somme d’intelligence et d’énergie d’une grande valeur aux yeux de ceux qui savent voir, ces œuvres fussent-elles imparfaites et grossières d’ailleurs, qu’on ne retrouve pas dans les œuvres produites par des hommes très-civilisés, mais auxquels l’industrie fournit de nombreux éléments, et qui n’ont aucun effort à faire pour satisfaire à tous leurs besoins. Ces chercheurs primitifs deviennent souvent alors des maîtres et leurs efforts un enseignement précieux, car il faut évidemment plus d’intelligence pour faire quelque chose lorsque toutes les ressources manquent que lorsqu’elles sont à la portée des esprits les plus médiocres.
Les constructions romaines, par suite de la stabilité absolue de leurs points d’appui et la concrétion parfaite de toutes les parties supérieures (résultat obtenu, comme nous l’avons déjà dit, au moyen de ressources immenses), présentaient des masses immobiles, passives, comme le pourraient être des monuments taillés dans un seul bloc de tuf. Les constructeurs romans, ne pouvant disposer de moyens aussi puissants, reconnurent bientôt que leurs bâtisses n’offraient pas un ensemble concret, lié, une agglomération parfaitement stable ; que les piliers, formés de placages de pierre enfermant un blocage composé souvent de médiocre mortier, que les murs, déliaisonnés dans toute leur hauteur, subissaient des effets, des tassements inégaux qui causaient des déchirures dans les constructions et, par suite, des accidents graves. Il fallut donc chercher les moyens propres à rendre ces effets nuls. Les constructeurs romans, dès le XIe siècle, voulurent, par des motifs développés ailleurs (voy. Architecture), voûter la plupart de leurs grands édifices ; ils avaient hérité des voûtes romaines, mais ils étaient hors d’état de les maintenir par les moyens puissants que les Romains avaient pu adopter. Il fallut donc encore que leur intelligence suppléât à ce défaut de puissance. La voûte romaine ne se peut maintenir qu’à la condition d’avoir des points d’appui absolument stables, car cette voûte, soit en berceau, soit d’arête, soit en demi-sphère, forme une croûte homogène sans élasticité, qui se brise en morceaux, s’il survient quelques gerçures dans sa concavité. Voulant faire des voûtes à l’instar des Romains, et ne pouvant leur donner des points d’appui absolument stables, il fallait que les constructeurs romans trouvassent une méthode nouvelle pour les maintenir, en rapport avec l’instabilité des points d’appui destinés à les porter et les contrebutter. La tâche n’était pas aisée à remplir : aussi les expériences, les tâtonnements, les essais furent-ils nombreux ; mais cependant, dès l’origine de ces essais, on voit naître un système de construction neuf, et ce système est basé sur le principe d’élasticité, remplaçant le principe de stabilité absolue adopté par les Romains. La voûte romaine, sauf de rares exceptions, est faite en blocages ; si elle est renforcée par des arcs en brique, ces arcs sont noyés dans l’épaisseur même du blocage et font corps avec lui. Les constructeurs romans, au lieu de maçonner la voûte en blocage, la construisirent en moellons bruts noyés dans le mortier, mais posés comme des claveaux, ou en moellons taillés et formant une maçonnerie de petit appareil ; déjà ces voûtes, si un mouvement venait à se déclarer dans les points d’appui, présentaient une certaine élasticité, par suite de la réunion des claveaux, ne se brisaient pas comme une croûte homogène, et suivaient le mouvement des piles. Mais cette première modification ne rassurait pas entièrement les constructeurs romans ; ils établirent sous ces voûtes, de distance en distance, au droit des points d’appui les plus résistants, des arcs doubleaux en pierres appareillées, cintrés sous l’extrados des voûtes. Ces arcs doubleaux, sortes de cintres permanents élastiques, comme tout arc composé d’une certaine quantité de claveaux, suivaient les mouvements des piles, se prêtaient à leur tassement, à leur écartement, et maintenaient ainsi, comme l’aurait fait un cintre en bois, les concavités en maçonneries bâties au-dessus d’eux.
Les constructeurs romans avaient pris aux Romains la voûte d’arête sur plan carré et engendrée par la pénétration de deux demi-cylindres de diamètres égaux. Mais lorsqu’ils voulurent élever des voûtes sur des piles posées aux angles de parallélogrammes, la voûte d’arête romaine ne pouvait être appliquée ; ils adoptèrent, dans ce cas, le berceau ou demi-cylindre continu sans pénétration, et, au droit des piles, ils renforcèrent ces berceaux par des arcs doubleaux en pierres appareillées sur lesquels ils comptaient pour éviter les fâcheux effets d’une rupture longitudinale dans ces berceaux, par suite d’un mouvement des piles. Encore une fois, et nous insistons sur ce point, c’était un cintrage permanent. Cependant les obstacles, les difficultés semblaient naître à mesure que les constructeurs avaient cru trouver la solution du problème. Les effets des poussées des voûtes si parfaitement connus des Romains étaient à peu près ignorés des constructeurs romans. Le premier, parmi eux, qui eut l’idée de bander un berceau plein cintre sur deux murs parallèles, crut certainement avoir évité à tout jamais les inconvénients attachés aux charpentes apparentes, et combiné une construction à la fois solide, durable et d’un aspect monumental. Son illusion ne dut pas être de longue durée, car, les cintres et couchis enlevés, les murs se déversèrent en dehors, et la voûte tomba entre eux. Il fallut donc trouver des moyens propres à prévenir de pareils sinistres. On renforça d’abord les murs par des contre-forts extérieurs, par des piles saillantes à l’intérieur ; puis, au droit de ces contre-forts et de ces piles, on banda des arcs doubleaux sous les berceaux. Noyant des pièces de bois longitudinales dans l’épaisseur des murs d’une pile à l’autre, à la naissance des berceaux, on crut ainsi arrêter leur poussée entre ces piles. Ce n’était là toutefois qu’un palliatif ; si quelques édifices ainsi voûtés résistèrent à la poussée des berceaux, un grand nombre s’écroulèrent quelque temps après leur construction.
Mais il est nécessaire que nos lecteurs prennent une idée exacte de ce genre de construction. Nous en donnons (3) l’ensemble et les détails. En A sont les piles intérieures portant les arcs doubleaux E, en B les contre-forts extérieurs destinés à maintenir leur poussée, en C les longrines en bois retenant le berceau D à sa naissance. Afin de reporter la poussée des arcs doubleaux aussi bas que possible, les constructeurs donnaient une forte saillie aux chapiteaux G. Si des voûtes ainsi conçues étaient bandées sur des piles assez solidement construites en matériaux bien liés ou très-lourds, si les murs étaient épais et pleins du bas en haut, si les contre-forts avaient une saillie suffisante ; et si les arcs doubleaux et par conséquent les piles n’étaient pas trop espacés, ces berceaux, renforcés de sous-arcs, pouvaient être maintenus. Mais si, comme il arrivait dans les nefs bordées de collatéraux, les murs portaient sur des archivoltes et des piles isolées ; si ces piles isolées, que l’on essayait toujours de faire aussi peu épaisses que possible pour ne pas gêner la circulation et la vue, ne présentaient pas une assiette suffisante pour recevoir des contre-forts extérieurs saillants au-dessus des voûtes des bas-côtés ; alors le berceau supérieur, malgré ses arcs doubleaux, ou avec ses arcs doubleaux, déversait peu à peu les murs et les piles en dehors, et toute la construction s’écroulait. Vers la fin du XIe siècle déjà, beaucoup d’églises et de salles ainsi voûtées, bâties depuis un demi-siècle, tombaient en ruine, et il fallait les reconstruire. Ces accidents étaient un enseignement pour les constructeurs : ils leur donnaient l’occasion d’observer certains phénomènes de statique dont ils n’avaient pas la moindre idée ; ils leur faisaient reconnaître que les longrines de bois noyées dans les maçonneries, dépourvues d’air, étaient promptement pourries, et que le vide qu’elles laissaient ne faisait que hâter la destruction des édifices ; que les murs ayant commencé à se déverser, la poussée des voûtes croissait en raison directe de leur écartement ; qu’enfin, si les voûtes en berceau étaient posées sur des nefs avec collatéraux, les désordres occasionnés par la poussée des voûtes hautes étaient tels qu’il n’était pas possible de maintenir les piles et les murs dans un plan vertical.
Cependant le moment n’était pas encore venu où les constructeurs allaient résoudre exactement le problème de la stabilité des voûtes posées sur des murs parallèles ; ils devaient encore faire des tentatives pour éviter les effets de la poussée sur les murs latéraux. Les constructeurs romans savaient que les voûtes d’arêtes présentaient cet avantage de n’exercer des pressions et des poussées que sur les quatre points d’appui recevant leurs sommiers. Reconnaissant que les berceaux exerçaient une poussée continue sur les têtes des murs, ils cherchèrent à les supprimer et à les remplacer, même dans les nefs composées de travées sur plan barlong, par des voûtes d’arêtes, afin de reporter toute leur charge et leur poussée sur les piles qu’ils espéraient rendre stables. Mais, ainsi que nous l’avons dit plus haut, la voûte d’arête romaine ne peut se bâtir que sur un plan carré : il fallait donc trouver une nouvelle combinaison de voûtes d’arêtes se prêtant aux plans parallélogrammes. Géométriquement, ces voûtes ne pouvaient se tracer, et ce n’était que par des tâtonnements qu’on arrivait à les construire.
Déjà, pendant le XIe siècle, les constructeurs avaient composé des voûtes qui tiennent à la fois de la coupole et de la voûte d’arête, en ce que ces voûtes, au lieu d’être engendrées par deux demi-cylindres se pénétrant à angle droit, sont formées par quatre arcs plein cintre réunissant les quatre piles et deux arcs diagonaux, qui sont eux-mêmes des pleins cintres, et par conséquent présentent un rayon plus grand que ceux des quatre premiers. Quand on connaît les moyens employés pour construire une voûte d’arête, on comprend facilement quel avait été le motif de cette modification à la voûte d’arête romaine. Pour faire une voûte, il faut des cintres de bois sur lesquels on pose des couchis. Or, pour faire une voûte d’arête romaine, il faut tailler quatre cintres sur un demi-cercle et deux cintres diagonaux dont la courbe est donnée par la rencontre des demi-cylindres ; la courbe de ces cintres diagonaux n’est point un demi-cercle, mais une ellipse que l’on obtient au moyen d’ordonnées, ainsi que l’indique la fig. 4. Soit A B le diamètre des cylindres et B C la trace horizontale du plan sur lequel se rencontrent les deux cylindres A B, A C. Opérant sur un quart, et divisant le demi-cercle rabattu en un certain nombre de parties égales D E, E F, F G, G B, on abaisse des perpendiculaires de ces points diviseurs D E F G sur le diamètre A B, en les prolongeant jusqu’à leur rencontre avec la diagonale B C. On obtient ainsi sur cette diagonale des points diviseurs d e f g ; de ces points, élevant des perpendiculaires sur la diagonale B C et prenant sur ces perpendiculaires des longueurs d d′ égales à D′D, e e′, égales à E′E, etc., on pose des points d′e′f′g′ par lesquels devra passer la courbe de rencontre des deux demi-cylindres. Cette courbe ayant une flèche d d′ égale au rayon D′D, et un diamètre B C plus grand que le diamètre A B, ne peut être un demi-cercle. Bien que fort simple, ce tracé géométrique parut trop compliqué aux constructeurs romans. Ayant donc tracé un demi-cercle sur le diamètre A B pour faire tailler les cintres en charpente des quatre arcs générateurs de la voûte, ils tracèrent un second demi-cercle sur le diamètre B C pour faire tailler les deux cintres diagonaux. Ainsi les clefs d de rencontre de ces deux cintres diagonaux se trouvèrent placées à un niveau plus élevé que les clefs D des arcs générateurs, et la voûte, au lieu d’être le résultat de la rencontre de deux demi-cylindres, fut un composé de surfaces courbes sans nom, mais se rapprochant de la coupole. Cette démonstration élémentaire est nécessaire, car elle est la clef de tout le système des voûtes au moyen âge. Ce premier résultat, dû bien plutôt à l’ignorance qu’au calcul, fut cependant un des principes les plus féconds dans l’histoire de la construction. D’ailleurs il indique autre chose que l’ignorance grossière, il dénote une certaine liberté réfléchie dans l’emploi des moyens de bâtir, dont l’importance est considérable ; et, en effet, une fois affranchis des traditions romaines, les constructeurs du moyen âge furent de plus en plus conséquents avec leurs principes ; ils en comprirent bientôt toute l’étendue, et s’y abandonnèrent franchement ; cependant, suivons-les pas à pas. Il s’agissait donc, une fois le principe de la voûte d’arête romaine ainsi modifié, d’appliquer ces voûtes à des plans barlongs, car les constructeurs reconnaissaient le danger des larges voûtes en berceaux.
Soit donc (5) A B C D le parallélogramme d’une travée de nef en plan, qu’il s’agit de couvrir par une voûte d’arête. Soit A E B l’extrados demi-circulaire des arcs doubleaux rabattus, et A F C l’extrados demi-circulaire des formerets également rabattus. Il est clair que le rayon H F sera plus court que le rayon G E, partant, la clef E plus élevée que la clef F. Si nous traçons un demi-cercle sur la diagonale A D comme étant la courbe sur laquelle devront se rencontrer les voûtes engendrées par les demi-cercles A E B, A F C, il en résultera que les arêtes AI, BI, DI, CI, au lieu d’être saillantes dans tout leur développement, seront creuses, au contraire, à peu près dans les deux tiers de leur longueur, et principalement en se rapprochant de la clef I.
En effet, soit (6) la coupe transversale de la voûte suivant H O. Soit H′F′ la coupe du formeret, H′I′O′ la projection verticale de la diagonale AD ou BC. La ligne droite, tirée de la clef F′ à la clef I′, laisse un segment de cercle K L I′ au-dessus de cette ligne ; d’où il résulterait que cette portion de voûte devrait être convexe à l’intrados au lieu d’être concave, et que, par conséquent, elle ne serait pas constructible. Posant donc des formerets et arcs doubleaux sur les arcs diagonaux, des couchis en planches pour fermer les triangles des voûtes en maçonnerie, les constructeurs garnirent ces couchis d’un massif épais en terre suivant une courbe donnée par les trois points F′I′F″, c’est-à-dire donnée par les sommets des arcs diagonaux et des arcs formerets : ainsi les arêtes diagonales redevenaient saillantes ; sur ce massif, on posa les rangs de moellons parallèlement à la section F′I′ pour fermer la voûte.
Le résultat de ces tâtonnements fut que les voûtes d’arêtes n’étaient plus des pénétrations de cylindres ou de cônes, mais d’ellipsoïdes. La première difficulté étant franchie, des perfectionnements rapides ne devaient pas tarder à se développer. Mais d’abord, comment, par quels procédés mécaniques ces voûtes étaient-elles construites ? La voûte d’arête romaine, construite par travées, n’avait point d’arcs doubleaux : elle portait sur des piles ou des colonnes saillantes, ainsi que le représente la fig. 7,
c’est-à-dire (voy. la projection horizontale A d’une de ces voûtes) que les diagonales B C, D E, produites par la pénétration de deux demi-cylindres de diamètres égaux et formant arêtes saillantes, portaient sur angles saillants des piles. Mais les architectes romans ayant d’abord renforcé les grandes voûtes en berceau par des arcs doubleaux, ainsi que fait voir notre fig. 3, et venant à remplacer ces voûtes demi-cylindriques par des voûtes d’arêtes barlongues, conservèrent les arcs doubleaux ; ils ne pouvaient faire autrement, puisque les diagonales de ces voûtes étaient des demi-cercles et que leur sommet s’élevait au-dessus du sommet des arcs dont le diamètre était donné par l’écartement des piles.
Afin de nous faire comprendre, soit (8) la coupe longitudinale d’une voûte d’arête romaine composée de travées ; la ligne AB est horizontale : c’est la coupe du demi-cylindre longitudinal.
Soit (8 bis) la coupe longitudinale d’une voûte d’arête romane sur plan barlong, la ligne AB est une suite de courbes, ou tout au moins de lignes brisées réunissant les points CD, sommets des arcs transversaux aux points de rencontre E des demi-cercles diagonaux. Il fallait nécessairement conserver sous les points C D des arcs saillants, des arcs doubleaux, qui n’étaient, comme nous l’avons dit plus haut, que des cintres permanents. Dès lors les arêtes diagonales devaient prendre leur point de départ en retraite de la saillie des piles ou colonnes, celles-ci étant uniquement destinées à porter les arcs doubleaux,
c’est-à-dire (9) que les arêtes durent partir des points F au lieu de partir des points G, et que les sommiers des arcs doubleaux se reposèrent sur les assiettes F H G I. Lorsqu’il s’agissait donc de fermer les voûtes, les constructeurs posaient les couchis portant les massifs ou formes en terre sur l’extrados de ces arcs doubleaux et sur les deux cintres diagonaux en charpente.
Dans les constructions élevées chez tous les peuples constructeurs, les déductions logiques se suivent avec une rigueur fatale. Un pas fait en avant ne peut jamais être le dernier ; il faut toujours marcher : du moment qu’un principe est le résultat du raisonnement, il en devient bientôt l’esclave. Tel est l’esprit des peuples occidentaux ; il perce dès que la société du moyen âge commence à se sentir et à s’organiser ; il ne saurait s’arrêter, car le premier qui établit un principe sur un raisonnement ne peut dire à la raison : « Tu n’iras pas plus loin. » Les constructeurs, à l’ombre des cloîtres, reconnaissent ce principe dès le XIe siècle. Cent ans après, ils n’en étaient plus les maîtres. Évêques, moines, seigneurs, bourgeois, l’eussent-ils voulu, n’auraient pu empêcher l’architecture romane de produire l’architecture dite gothique : celle-ci n’était que la conséquence fatale de la première. Ceux qui veulent voir dans l’architecture gothique (toute laïque) autre chose que l’émancipation d’un peuple d’artistes et d’artisans auxquels on a appris à raisonner, qui raisonnent mieux que leurs maîtres et les entraînent malgré eux bien loin du but que tout d’abord ils voulaient atteindre, avec les forces qu’on a mises entre leurs mains ; ceux qui croient que l’architecture gothique est une exception, une bizarrerie de l’esprit humain, n’en ont certes pas étudié le principe, qui n’est autre que l’application rigoureusement suivie du système inauguré par les constructeurs romans. Il nous sera aisé de le démontrer. Poursuivons.
Nous voyons déjà, à la fin du XIe siècle, le principe de la voûte d’arête romaine mis de côté[1]. Les arcs doubleaux sont admis définitivement comme une force vive, élastique, libre, une ossature sur laquelle repose la voûte proprement dite. Si les constructeurs admettaient que ces cintres permanents fussent utiles transversalement, ils devaient admettre de même leur utilité longitudinalement. Ne considérant plus les voûtes comme une croûte homogène, concrète, mais comme une suite de panneaux à surfaces courbes, libres, reposant sur des arcs flexibles ; la rigidité des murs latéraux contrastait avec le nouveau système ; il fallait que ces panneaux fussent libres dans tous les sens, autrement les brisures, les déchirements eussent été d’autant plus dangereux que ces voûtes eussent été portées sur des arcs flexibles dans un sens et sur des murs rigides dans l’autre. Ils bandèrent des formerets d’une pile à l’autre, sur les murs, dans le sens longitudinal. Ces formerets ne sont que des demi-arcs doubleaux noyés en partie dans le mur, mais ne dépendant pas de sa construction. Par ce moyen, les voûtes reposaient uniquement sur les piles, et les murs ne devenaient que des clôtures, qu’à la rigueur on pouvait bâtir après coup ou supprimer. Il fallait une assiette à ces formerets, un point d’appui particulier ; les constructeurs romans ajoutèrent donc, à cet effet, un nouveau membre à leurs piles, et la voûte d’arête prit naissance dans l’angle rentrant formé par le sommier de l’arc doubleau et celui du formeret, ainsi que l’indique la fig. 10. A est l’arc doubleau : B le formeret, C l’arête de la voûte ; le plan de la pile est en D. Mais si la pile était isolée, si une nef était accompagnée de bas-côtés, elle prenait en plan la fig. 10 bis. A est l’arc doubleau de la grande voûte, B sont les archivoltes portant le mur. Au-dessus de ces archivoltes, ce mur se retraite en F de manière à permettre aux pilastres G de porter les formerets supérieurs. C est l’arc doubleau du collatéral ; D les arêtes des voûtes de ce collatéral, et H celles des voûtes hautes. Les voûtes des collatéraux sont bandées sur les arcs doubleaux C, les extrados des archivoltes B et sur un formeret noyé en partie dans le mur du bas-côté, et portant comme les formerets supérieurs de la fig. 10. Ainsi donc déjà les membres des voûtes donnent la section horizontale des piles, leur forme dérive de ces membres. Cependant ces voûtes étaient contre-buttées d’une manière insuffisante, des mouvements se faisaient sentir dans les piles ; par suite, les nerfs principaux des voûtes, les arcs doubleaux se déformaient. Ne sachant comment maintenir les poussées, les constructeurs se préoccupèrent d’abord de rendre leur effet moins funeste. Ils avaient observé que plus les claveaux d’un arc présentent une grande section de l’intrados à l’extrados, et plus les mouvements qui se produisent dans cet arc occasionnent de désordre. Ils n’étaient pas les premiers qui eussent reconnu cette loi. Les Romains, avant eux, lorsqu’ils avaient eu de grands arcs à bander, avaient eu le soin de les former de plusieurs rangs de claveaux concentriques, mais indépendants les uns des autres, ainsi que l’indique la fig. 11 en A.
Les arcs construits de cette manière forment comme autant de cerceaux agissant séparément et conservant une élasticité beaucoup plus grande, et, par suite, plus de résistance qu’un arc de même section construit d’après la méthode indiquée en B.
Les constructeurs romans composèrent, d’après ce principe, leurs arcs doubleaux de deux rangs de claveaux concentriques :l’un, celui d’intrados, prenant une section ou portion de rayon plus longue que celui de l’extrados ; et comme les arcs doubleaux n’étaient que des cintres permanents destinés à recevoir les bouts des couchis sur lesquels on maçonnait la voûte, ils donnèrent à ce second rang de claveaux une saillie sur le premier propre à porter ces bouts de couchis. La fig. 12 explique cette méthode.
En A est le rang des claveaux de l’intrados, en B celui des claveaux de l’extrados avec les deux saillies C destinées à recevoir les bouts des couchis D sur lesquels on maçonnait les voûtes. Les formerets ayant un moins grand diamètre, et n’étant pas sujets aux effets des poussées, sont composés d’un seul rang de claveaux portant, ainsi que le démontre la fig. 12 bis, la saillie nécessaire à la pose des couchis. On voit déjà que les constructeurs romans laissaient en évidence leurs moyens matériels de construction ; que, loin de chercher à les dissimuler, ils composaient leur architecture de ces moyens mêmes. Veut-on d’autres preuves de ce fait ? Les Romains terminaient le sommet de leurs colonnes par des chapiteaux ; mais la saillie du tailloir de ces chapiteaux ne portait rien : ce n’était qu’un ornement. Ainsi, lorsque les Romains posaient une voûte d’arête sur des colonnes, comme il arrivait fréquemment, dans les salles de thermes, par exemple, le sommier de la voûte était à l’aplomb du nu de la colonne (13).
Et alors, chose singulière et dont on ne peut donner la raison, non-seulement le fût de la colonne romaine portait son chapiteau, mais l’entablement complet de l’ordre ; de sorte que, par le fait, toute la partie comprise entre A et B ne servait à rien, et que les fortes saillies B n’avaient pu être utilisées que pour poser les cintres en charpente destinés à fermer les voûtes. Il faut avouer que c’était beaucoup de luxe pour un objet accessoire. Lorsque les constructeurs romans posent un arc sur une colonne isolée ou engagée, le chapiteau n’est qu’un encorbellement destiné à recevoir le sommier de l’arc, une saillie servant de transition entre le fût cylindrique de la colonne et l’assiette carrée du sommier (14). Alors le chapiteau n’est pas seulement un ornement, c’est un membre utile de la construction (voy. Chapiteau).
Les constructeurs romans avaient-ils une corniche de couronnement à placer à la tête d’un mur à l’extérieur, avares de temps et de matériaux, ils se gardaient bien d’évider à grands frais les divers membres de cette corniche dans une seule pierre ; ils posaient, par exemple, des corbeaux saillants entre la dernière rangée de moellons, et sur ces corbeaux ils plaçaient une tablette en pierre servant d’égout à la couverture (voy. Corniche). Il est inutile d’insister davantage sur ces détails, qui viendront se présenter à leur place dans le cours de cet ouvrage.
La construction des voûtes était donc la grande préoccupation des architectes du moyen âge ; ils étaient arrivés, ainsi que nous venons de le faire voir, à des combinaisons ingénieuses en elles-mêmes, qu’ils n’avaient pas encore trouvé les moyens propres à maintenir sûrement ces voûtes et qu’ils en étaient réduits aux expédients. Ainsi, par exemple, ils maçonnaient les remplissages de ces voûtes en tuf, en matériaux légers, afin de diminuer les effets des poussées ; ils les réduisaient d’épaisseur autant que possible ; ils bloquaient des maçonneries sous les combles des collatéraux au droit de ces poussées, dans l’espoir d’empêcher le déversement des piles ; ils posaient des chaînages en bois transversaux à la base de ces contre-forts masqués par la pente des combles, pour rendre les piles solidaires des murs extérieurs. Ces expédients étaient suffisants dans de petites constructions ; ils ne faisaient, dans les grandes, que ralentir l’effet des poussées sans les détruire complètement.
Il faut se rendre compte de ces effets pour concevoir la suite de raisonnements et d’essais par lesquels les constructeurs passèrent de l’ignorance à la science. Soit (15) la coupe transversale d’une église romane de la fin du XIe siècle, construite, comme celle de Vézelay, avec voûtes d’arêtes sur les collatéraux et sur la nef centrale. En A la construction est figurée telle que l’architecte l’avait conçue ; en B, telle que l’effort des voûtes hautes l’avait déformée. On avait eu le soin de laisser des tirants en fer C D à la naissance des arcs doubleaux ; mais ces tirants, mal forgés probablement, s’étaient brisés. Un siècle et demi après la construction de la nef, les effets produits avaient déjà causé la chute de plusieurs voûtes, et on avait à la hâte construit les arcs-boutants extérieurs E ponctués sur notre dessin. Ces effets étaient : 1o déversement des piles et murs qui les relient de F en G, par suite affaissement des arcs doubleaux en H à la clef, écrasement des lits des claveaux des reins de ces arcs en I à l’intrados ; 2o dislocation des arcs doubleaux K des collatéraux, comme notre figure l’indique ; par suite encore, déversement des murs extérieurs L des bas-côtés. Ces effets se produisaient partout de la même manière. En les étudiant, les constructeurs crurent, non sans raison, puisque le fait est constant, que tout le mal était produit par la poussée des arcs plein cintre et des voûtes qu’ils supportent en partie ; que la concavité trop plate de ces voûtes avait une action oblique, une poussée trop considérable ; que la poussée d’un arc plein cintre augmente en raison directe de son action ; que la déformation subie par ces arcs indique leurs points faibles, savoir : la clef et les reins ; que toutes les fois qu’un arc plein cintre n’est pas parfaitement contre-butté et que les piles qui le supportent s’écartent, ces arcs se déforment, ainsi que l’indique la fig. 16.
Soit une voûte dont le diamètre des arcs doubleaux ait 7m,00 et l’épaisseur des claveaux de ces arcs 0,60 c. ; les murs viennent à s’écarter à la naissance des arcs de 0,20 c. chacun ; dès lors le diamètre du demi-cercle dont le centre est en B, de 7m,00 atteint 7m,40, et les points a des naissances de l’arc doubleau sont reculés en a′. Le segment a b, qui est un peu moins que le quart du demi-cercle, se porte en a′b′ ; car, en supposant que la pile se rompe et pivote sur un point placé à 3m,00 en contre-bas de la naissance, cette naissance a′ descendra au-dessous du niveau du point a et le centre B remontera en b′. Les conséquences de ce premier mouvement seront : 1o l’abaissement de la clef D en d et l’affaissement du segment bc en bc′. Cet effet se continuera jusqu’au moment où la courbe diagonale be, tracée de l’intrados à l’extrados du segment b c, sera plus courte que la distance entre b′ et e′. Il faut remarquer en passant que les voûtes romanes, que l’on suppose avoir été construites en anse de panier, n’ont acquis cette courbe que par suite de l’écartement des piles. Quarante centimètres d’écartement entre ces piles, en dehors de la verticale, donnent 40 c. d’affaissement au sommet de l’arc ; la différence entre le demi-diamètre d’un arc, dans ce cas, et la flèche de la courbe est donc de 80 c. Les constructeurs durent observer ces effets et chercher les moyens de les prévenir. Le premier moyen qu’ils paraissent avoir employé est celui-ci : ayant une nef dont les arcs doubleaux ont 7m,00 de diamètre à l’intrados et 0,60 c. d’épaisseur de claveaux, et ayant remarqué (fig. 16) que le segment b′c′, en s’affaissant, pressait le segment inférieur a′b′ à l’intrados en b′ et la clef à l’extrados en e′, ils en ont conclu que le triangle curviligne b′e′c′ était inutile et que la diagonale b′e′ seule offrait une résistance ; donc, partant de ce principe, ils ont tracé (17) les deux demi-cercles d’intrados et d’extrados A B C, D E F ; puis, sur le diamètre A C, ils ont cherché le centre O d’un arc de cercle réunissant le point A de l’intrados au point E de l’extrados du plein cintre. Plaçant un joint en E G et non une clef, afin d’éviter l’effet d’équilibre visible dans la fig. 16, ils ont coupé les claveaux de ce nouvel arc A E suivant des lignes normales à la courbe A E, c’est-à-dire tendant au centre O. S’il se produisait encore des brisures dans ces arcs doubleaux, ainsi composés des deux diagonales courbes A E, les constructeurs procédaient avec cet arc A E comme avec le plein cintre, c’est-à-dire qu’ils reculaient sur le diamètre le centre O en O′, de manière à obtenir un arc réunissant le point A au point G.
C’est ainsi que, dans les voûtes du XIIe siècle, nous voyons peu à peu les arcs doubleaux s’éloigner du plein cintre pour se rapprocher de l’arc en tiers-point. La meilleure preuve que nous puissions donner à l’appui de notre hypothèse, c’est le relevé exact d’un grand nombre de ces arcs brisés primitifs qui donnent exactement une flèche plus longue que le demi-diamètre, de l’épaisseur des sommiers, une fois, deux fois, trois fois. Mais cette preuve n’est évidente que pour ceux qui ont été à même de mesurer exactement un grand nombre d’arcs doubleaux de cette époque. Voici donc une observation générale qui peut être faite par tout le monde, sans recourir à des mesures difficiles à prendre.
Il est des contrées, comme l’Île-de-France, par exemple, où les arcs doubleaux romans pleins cintres n’ont qu’une épaisseur de claveaux faible. Or ici, dans les premières voûtes possédant des arcs brisés, l’acuité de ces arcs est à peine sensible, tandis que dans les provinces où les arcs doubleaux romans pleins cintres avaient une forte épaisseur, comme en Bourgogne, l’acuité des arcs doubleaux des premières voûtes abandonnant le plein cintre est beaucoup plus marquée.
L’adoption de l’arc brisé était si bien le résultat des observations que les constructeurs avaient faites sur la déformation des arcs plein cintre, savoir : le relèvement des reins et l’affaissement de la clef, qu’il existe un grand nombre d’arcs doubleaux du XIIe siècle tracés comme l’indique la fig. 18, c’est-à-dire ayant quatre centres : deux centres A pour les portions d’arcs B C, D E, et deux centres G pour les portions d’arcs C D comprenant les reins ; cela pour présenter de C en D une plus grande résistance à l’effet de relèvement qui se fait sentir entre les points C et D ; car plus la ligne C D se rapproche d’une droite, et moins elle est sujette à se briser du dedans au dehors ; par ce tracé, les constructeurs évitaient de donner aux arcs doubleaux une acuité qui, pour eux encore habitués au plein cintre, ne pouvait manquer de les choquer.
Du moment que l’arc doubleau composé de deux arcs de cercle venait remplacer le plein cintre, il découlait de cette innovation une foule de conséquences qui devaient entraîner les constructeurs bien au delà du but auquel ils prétendaient arriver. L’arc brisé, l’arc en tiers-point (puisque c’est là son vrai nom), employé comme moyen de construction, nécessité par la structure générale des grands vaisseaux voûtés, obtenu par l’observation des effets résultant de la poussée des arcs plein cintre, est une véritable révolution dans l’histoire de l’art de bâtir. On a dit : « Les constructeurs du moyen âge, en adoptant l’arc en tiers-point, n’ont rien inventé : il y a des arcs brisés dans les monuments les plus anciens de Grèce et d’Étrurie. La section du trésor d’Atrée à Mycènes donne un arc en tiers-point, etc. » Cela est vrai ; toutefois on omet un point assez important : c’est que les pierres composant ces arcs sont posées en encorbellement, que leurs lits ne sont pas normaux à la courbe, qu’ils sont horizontaux ; cela est moins que rien pour ceux qui ne se préoccupent que de la forme extérieure ; mais pour nous, praticiens, ce détail a cependant son importance. Et d’ailleurs, quand les Grecs ou les Romains auraient fait des voûtes engendrées par des arcs brisés, qu’est-ce que cela ferait, si le principe général de la construction ne dérive pas de la combinaison de ces courbes et de l’observation de leurs effets obliques ? Il est évident que, du jour où l’homme a inventé le compas et le moyen de tracer des cercles, il a trouvé l’arc brisé : que nous importe s’il n’établit pas un système complet sur l’observation des propriétés de ces arcs ? On a voulu voir encore, dans l’emploi de l’arc en tiers-point pour la construction des voûtes, une idée symbolique ou mystique ; on a prétendu démontrer que ces arcs avaient un sens plus religieux que l’arc plein cintre. Mais on était tout aussi religieux au commencement du XIIe siècle qu’à la fin, sinon plus, et l’arc en tiers-point apparaît précisément au moment où l’esprit d’analyse, où l’étude des sciences exactes et de la philosophie commence à germer au milieu d’une société jusqu’alors à peu près théocratique. L’arc en tiers-point et ses conséquences étendues dans la construction apparaissent, dans nos monuments, quand l’art de l’architecture est pratiqué par les laïques et sort de l’enceinte des cloîtres, où jusqu’alors il était exclusivement cultivé.
Les derniers constructeurs romans, ceux qui après tant d’essais en viennent à repousser le plein cintre, ne sont pas des rêveurs : ils ne raisonnent point sur le sens mystique d’une courbe ; ils ne savent pas si l’arc en tiers-point est plus religieux que l’arc plein cintre ; ils bâtissent, ce qui est plus difficile que de songer creux. Ces constructeurs ont à soutenir des voûtes larges et hautes sur des piles isolées : ils tremblent à chaque travée décintrée ; ils apportent chaque jour un palliatif au mal apparent ; ils observent avec inquiétude le moindre écartement, le moindre effet produit, et cette observation est un enseignement incessant, fertile ; ils n’ont que des traditions vagues, incomplètes, l’obscurité autour d’eux, les monuments qu’ils construisent sont leur unique modèle ; c’est sur eux qu’ils font des expériences ; ils n’ont recours qu’à eux-mêmes, ne s’en rapportent qu’à leurs propres observations.
Lorsqu’on étudie scrupuleusement les constructions élevées au commencement du XIIe siècle, que l’on parvient à les classer chronologiquement, que l’on suit les progrès des principales écoles qui bâtissent en France, en Bourgogne, en Normandie, en Champagne, on est encore saisi aujourd’hui par cette sorte de fièvre qui possédait ces constructeurs ; on partage leurs angoisses, leur hâte d’arriver à un résultat sûr ; on reconnaît d’un monument à l’autre leurs efforts ; on applaudit à leur persévérance, à la justesse de leur raison, au développement de leur savoir si borné d’abord, si profond bientôt. Certes, une pareille étude est utile pour nous, constructeurs du XIXe siècle, qui sommes disposés à prendre l’apparence pour la réalité, et qui mettons souvent la vulgarité à la place du bon sens.
Déjà, au commencement du XIIe siècle, l’arc en tiers-point était adopté pour les grandes voûtes en berceau dans une partie de la Bourgogne, dans l’Île-de-France et en Champagne, c’est-à-dire dans les provinces les plus avancées, les plus actives, sinon les plus riches. Les hautes nefs des églises de Beaune, de Saulieu, de la Charité-sur-Loire, de la cathédrale d’Autun, sont couvertes par des voûtes en berceau formées de deux arcs de cercle se coupant, bien que, dans ces monuments mêmes, les archivoltes des portes et des fenêtres demeurent pleins cintres. C’est une nécessité de construction qui impose l’arc brisé dans ces édifices, et non un goût particulier ; car, fait remarquable, tous les détails de l’architecture de ces monuments reproduisent certaines formes antiques empruntées aux édifices gallo-romains de la province. Grâce à cette innovation de l’arc brisé appliqué aux berceaux, ces églises sont restées debout jusqu’à nos jours, non sans avoir cependant subi des désordres assez graves pour nécessiter, deux siècles plus tard, l’emploi de moyens nouveaux propres à prévenir leur ruine.
Mais l’édifice dans lequel on saisit la transition entre le système de construction roman et celui dit gothique est le porche de l’église de Vézelay. Ce porche est à lui seul tout un monument composé d’une nef à trois travées avec collatéraux et galerie voûtée au-dessus. Le plan de ce porche, bâti vers 1150[2], est tout roman et ne diffère pas de celui de la nef, élevée cinquante ans auparavant ; mais sa coupe présente avec celle de la nef des différences notables. Déjà, vers la fin du XIe siècle, les constructeurs de la nef de l’église de Vézelay avaient fait un grand pas en remplaçant les voûtes hautes, en berceau jusqu’alors, par des voûtes d’arêtes ; mais ces voûtes, établies sur plan barlong, engendrées par des doubleaux et des arcs formerets pleins cintres, font voir les tâtonnements, les incertitudes et l’inexpérience des constructeurs (voy. Architecture Religieuse, fig. 21). Dans le porche, tous les arcs sont en tiers-point, les voûtes sont d’arêtes sans arcs diagonaux saillants, et construites en moellons bruts enduits ; les voûtes hautes sont très-adroitement contre-buttées par celles des galeries de premier étage. Cet ensemble présente une stabilité parfaite.
Nous donnons (19) la coupe transversale du porche de Vézelay ; les voûtes des galeries sont engendrées par les formerets A des grandes voûtes, qui sont de véritables archivoltes, et par les formerets B, dont la naissance est beaucoup plus bas ; de là l’inclinaison A B des clefs des voûtes latérales qui forment une buttée continue enserrant les grandes voûtes. Les travées étant barlongues et les formerets ayant leur naissance au même niveau que les arcs doubleaux C, la clef de ces formerets A est à un niveau inférieur aux clefs de ces arcs doubleaux ; les grandes voûtes, par suite de cette disposition, sont très-relevées, leurs arêtes saillantes peu senties. En D′, nous avons figuré le détail des sommiers des arcs au niveau D de la pile, et en G le plan avec le départ des arcs et arêtes des voûtes. Cette construction de voûtes ne ressemble en rien à la construction romaine ; déjà le principe d’indépendance entre les diverses parties de la bâtisse est admis et développé.Cependant les voûtes du porche de Vézelay, sauf deux, sont dépourvues d’arêtiers ou d’arcs ogives saillants ; elles ne tiennent que par l’adhérence des mortiers et forment chacune une concavité homogène, concrète, comme les voûtes romaines. Les deux seules voûtes de ce porche possédant des arêtiers pourraient s’en passer : ceux-ci ne sont qu’une décoration et ne portent réellement pas les remplissages en moellons. Mais c’était là une tentative qui eut bientôt des conséquences importantes. Les constructeurs avaient obtenu déjà, au moyen des arcs doubleaux et des formerets indépendants et résistants pour chaque voûte, une sorte de châssis élastique sur lequel, s’il survenait des tassements, ces voûtes pouvaient se mouvoir indépendamment les unes des autres. Ils voulurent aller plus loin : ils voulurent que les triangles concaves de ces voûtes fussent eux-mêmes indépendants les uns des autres ; et pour ce faire, ils composèrent les voûtes de deux éléments bien distincts : les arcs et les remplissages ; les arcs considérés comme des cintres permanents, élastiques, et les remplissages comme des concavités neutres destinées à fermer les triangles vides laissés entre ces arcs. Ils commencèrent par éviter une première difficulté qui jusqu’alors avait toujours gêné les architectes ; ils revinrent à la voûte sur plan carré, comprenant deux travées barlongues, si la nécessité l’exigeait. C’est-à-dire qu’ils tracèrent leurs voûtes en projection horizontale, ainsi que l’indique la fig. 20.
Soit ABCD un carré parfait ou à peu près, peu importe, comprenant deux travées de nefs AE BF, EC FD ; ce sont les diagonales AD BC qui engendrent la voûte ; ces deux diagonales sont les diamètres de deux demi-cercles parfaits, rabattus sur le plan ; ces deux demi-cercles étant de même diamètre se rencontrent nécessairement au point G, qui est la maîtresse clef. Prenant une longueur égale au rayon GA et reportant ce rayon sur la perpendiculaire G I, on a tracé l’arc brisé EIF de manière à ce que le point I tombe sur le point G : c’est l’arc doubleau dont la projection horizontale est en EF. Prenant une longueur moins grande que le rayon GA, mais plus grande que la moitié de la largeur AB de la nef, et la reportant sur la perpendiculaire HK, on a tracé l’arc brisé AKB : c’est l’arc doubleau dont la projection horizontale est en A B ou en CD. Enfin, prenant une longueur LM moindre que la ligne HK et plus grande que la moitié de la ligne BF, on a tracé l’arc brisé BMF : c’est le formeret dont la projection horizontale est en BF, FD, etc. Taillant des cintres en bois suivant ces quatre courbes rabattues sur une même ligne OP (20 bis), on a bandé des arcs extradossés en pierre sur ces cintres, et on a obtenu l’ossature de la voûte représentée par la fig. 21.
Ce sont là les voûtes primitives dites en arcs d’ogive. On remarquera que ces voûtes sont engendrées par un plein cintre qui fournit tout d’abord les diagonales : c’est le plein cintre qui commande la hauteur des arcs brisés. Les arcs ogives, soit dit en passant (c’est ainsi qu’on nomme les arcs diagonaux) sont donc des pleins cintres ; ce qui indique assez que le mot ogive ne convient pas à l’arc brisé. Mais ce n’est pas le moment de discuter sur les mots (voy. Ogive), et notre remarque n’est faite ici que pour signaler une de ces erreurs parmi tant d’autres, sur lesquelles on se fonde souvent pour juger un art que l’on connaît mal. L’arc brisé avait été adopté par les derniers architectes romans, comme nous l’avons vu plus haut, pour diminuer les effets des poussées. Maintenant son rôle s’étend, il devient un moyen pratique de fermer des voûtes dont le véritable générateur est l’arc plein cintre.
Lorsque (22) une voûte d’arête est engendrée par deux demi-cylindres se pénétrant à angle droit, les arcs AB CD AC BD sont des pleins cintres et les pénétrations AD BC des arcs surbaissés, puisque la clef E ne dépasse pas le niveau de la clef F et que les diamètres AD BE sont plus longs que les diamètres des demi-cercles AB CD. Cela n’a aucun danger, si la voûte AB CD est homogène, concrète, si elle forme une croûte d’un seul morceau comme les voûtes romaines. Mais si le constructeur veut conserver aux triangles de ses voûtes une certaine élasticité, s’il veut nerver les arêtes diagonales AD BC, s’il veut que les triangles ABE CDE ACE BDE reposent sur ces nervures comme sur des cintres permanents, et si cette voûte a une grande portée, on conçoit alors qu’il y aurait imprudence à tracer les arcs diagonaux AD BC, qui remplissent une fonction aussi importante, sur une courbe qui ne serait pas au moins un demi-cercle. Si ce tracé n’est pas absolument contraire à la bonne construction, il présente du moins, lors de l’exécution, des difficultés, soit pour trouver les points par lesquels ces courbes surbaissées doivent passer, soit lors de la taille des claveaux. L’arc plein cintre évite ces embarras et est incomparablement plus solide. Les premiers constructeurs de voûtes franchement gothiques font une chose en apparence bien simple ; au lieu de tracer le plein cintre sur le diamètre AB comme les constructeurs romans, ils le tracent sur le diamètre AD. C’est là réellement leur seule innovation, et ils ne se doutaient guère en l’adoptant, nous le croyons, des conséquences d’un fait en apparence si naturel. Mais dans l’art du constructeur, essentiellement logique, basé sur le raisonnement, la moindre déviation à des principes admis amène rapidement des conséquences nécessaires, rigoureuses, qui nous entraînent bien loin du point de départ. Il faut dire que les premiers constructeurs gothiques, rebutés, non sans raison, par les tentatives des constructeurs romans, qui, la plupart, aboutissaient à des déceptions, ne s’effrayèrent pas des suites de leurs nouvelles méthodes, mais, au contraire, cherchèrent à profiter, avec une rare sagacité, de toutes les ressources qu’elles allaient leur offrir.
Les constructeurs gothiques n’avaient point trouvé l’arc brisé ; il existait, ainsi que nous l’avons vu plus haut, dans des constructions dont le système était franchement roman. Mais les architectes gothiques appliquèrent l’arc brisé à un système de construction dont ils sont bien les seuls et les véritables inventeurs. Il y a des arcs brisés, au XIIe siècle, par toute l’Europe occidentale. Il n’y a de construction gothique, à cette époque, qu’en France, et sur une petite partie de son territoire actuel, n’en déplaise à ceux qui n’admettent pas qu’on ait inventé quelque chose chez nous avant le XVIe siècle.
Il en est de l’arc brisé comme de toutes les inventions de ce monde qui sont à l’état latent bien avant de recevoir leur application vraie. La poudre à canon était inventée au XIIIe siècle ; on ne l’emploie réellement qu’au XVe, parce que le moment est venu où cet agent de destruction trouve son application nécessaire. Il en est de même de l’imprimerie : de tout temps on a fabriqué des estampilles ; mais l’idée de réunir des lettres de bois ou de métal et d’imprimer des livres ne vient que lorsque beaucoup de gens savent lire, que les connaissances et l’instruction se répandent dans toutes les classes et ne sont plus le privilège de quelques clercs enfermés dans leur couvent. Léonard de Vinci, et peut-être d’autres avant lui, ont prévu que la vapeur deviendrait une force motrice facile à employer ; on n’a cependant fait des machines à vapeur que de notre temps, parce que le moment était venu où cet agent, par sa puissance, était seul capable de suffire aux besoins de notre industrie et à notre activité. Il est donc puéril de nous dire que l’arc brisé étant de tous les temps, les constructeurs du XIIe siècle n’ont pas à revendiquer son invention. Certes, ils ne l’ont pas inventé, mais ils s’en sont servi en raison de ses qualités, des ressources qu’il présente dans la construction ; et, nous le répétons, c’est seulement en France, c’est-à-dire dans le domaine royal et quelques provinces environnantes, qu’ils ont su l’appliquer à l’art de bâtir, non comme une forme que l’on choisit par caprice, mais comme un moyen de faire prévaloir un principe dont nous allons chercher à faire connaître les conséquences sérieuses et utiles.
Si, en adoptant l’arc plein cintre pour les diagonales des voûtes, les constructeurs de la fin du XIIe siècle eussent voulu l’appliquer aux arcs doubleaux et aux formerets, ils auraient d’abord fait un pas en arrière, puisque leurs devanciers avaient adopté l’arc brisé, à la suite de fâcheuses expériences, comme poussant moins que l’arc plein cintre ; puis ils se fussent trouvés fort embarrassés de fermer leurs voûtes. En effet, les clefs des arcs doubleaux et des arcs formerets tracés sur un demi-cercle se seraient trouvés tellement au-dessous du niveau des clefs des arcs ogives, qu’il eût été difficile de fermer les remplissages en moellons, et que, les eût-on fermés, l’aspect de ces voûtes eût été très-désagréable, leur poussée considérable, puisqu’elle aurait été composée d’abord des arcs doubleaux plein cintre et de la charge énorme que les remplissages en moellons y eussent ajoutée. Au contraire, l’avantage de l’arc en tiers-point adopté pour les arcs doubleaux, dans les voûtes en arcs d’ogive, est, non-seulement de pousser très-peu par lui-même, mais encore de supprimer une grande partie de la charge des remplissages en moellons, ou plutôt de rendre cette charge presque verticale. En effet, soit (23) le plan d’une voûte en arcs d’ogive ; si les arcs AD CB sont des pleins cintres, mais que les arcs doubleaux AB CD soient aussi des pleins cintres, le rabattement de ces arcs donnera, pour les arcs ogives, le demi-cercle EFG, pour les arcs doubleaux le demi-cercle EHI. Dans ce cas, le remplissage en moellons du triangle COD chargera l’arc de cercle KHL, c’est-à-dire les trois cinquièmes du demi-cercle environ. Mais si les arcs doubleaux sont tracés suivant l’arc brisé EMI, le remplissage en moellons du triangle COD ne chargera que la portion de cet arc comprise entre PMR, les points P et R étant donnés par une tangente ST parallèle à la tangente VX, et les portions de remplissages comprises entre ER, IP agiront verticalement. Si les arcs doubleaux sont des demi-cercles, la charge oblique de chaque triangle de moellon sera ON QQ′ N’ ; tandis que, s’ils sont tracés en tiers-point comme l’indique notre figure, cette charge ne sera que ONY Y′N′.La méthode expérimentale suffit pour donner ces résultats, et, à la fin du XIIe siècle, les constructeurs n’en avaient point d’autre. C’est à nous de démontrer l’exactitude de cette méthode.
Nous venons de dire que le point K où commence la charge des remplissages donne un arc IK, qui est le cinquième environ du demi-cercle.
Or (24) soit AB un quart de cercle, OC une ligne tirée à 45 degrés divisant ce quart de cercle en deux parties égales ; les claveaux placés de C en B, s’ils ne sont maintenus par la pression des autres claveaux posés de B en D, basculeront par les lois de la pesanteur et pousseront par conséquent les claveaux posés de A en C. Donc c’est en C que la rupture de l’arc devrait avoir lieu ; mais il faut tenir compte du frottement des surfaces des lits des claveaux et de l’adhérence des mortiers. Ce frottement et cette adhérence suffisent encore pour maintenir dans son plan le claveau F et le rendre solidaire du claveau inférieur G. Mais le claveau F participant à la charge des claveaux posés de F en B entraîne le claveau G et quelquefois un ou deux au-dessous jusqu’au point où les coupes des claveaux donnent un angle de 35 degrés, lequel est un peu moins du cinquième du demi-cercle. C’est seulement au-dessus de ce point que la rupture se fait lorsqu’elle doit avoir lieu (voy. fig. 16) et par conséquent que la charge active commence.
Soit (26) ABC l’arc doubleau séparatif des grandes voûtes ; soit du point D, centre de l’arc AB, une ligne DE tirée suivant un angle de 35 degrés avec l’horizon ; soit FG une tangente au point H ; soit AI l’épaisseur du mur ou de la pile ; la tangente FG rencontrera la ligne IK extérieure de la pile au point L. C’est ce point qui donne l’intrados du claveau de tête de l’arc-boutant. Cet arc est alors un quart de cercle ou un peu moins, son centre étant placé sur le prolongement de la ligne KI ou un peu en dedans de cette ligne. La charge MN de l’arc-boutant est primitivement assez arbitraire, faible au sommet M, puissante au-dessus de la culée en N, ce qui donne une inclinaison peu prononcée à la ligne du chaperon NM. Bientôt des effets se manifestèrent dans ces constructions, par suite des poussées des voûtes et malgré ces arcs-boutants ; voici pourquoi : derrière les reins des arcs et des voûtes en T, on bloquait des massifs de maçonnerie bâtarde, autant pour charger les piles que pour maintenir les reins des arcs et de leurs remplissages. Ces massifs eurent en effet l’avantage d’empêcher la brisure des arcs au point H ; mais toute la charge des remplissages agissant de K en O, et cette charge ne laissant pas d’être considérable, il en résulta un léger relèvement à la clef B, l’arc n’étant pas chargé de O en B, et par suite une déformation indiquée dans la fig. 26 bis. Cette déformation produisit une brisure au point O′, niveau supérieur des massifs, et par conséquent une poussée très-oblique O′P au-dessus de la tête des arcs-boutants. Dès lors l’équilibre était rompu. Aussi fut-il nécessaire de refaire tous les arcs-boutants des monuments gothiques primitifs quelques années après leur construction ; et alors ou on se contenta d’élever la tête de ces arcs-boutants, ou on les doubla d’un second arc (voy. Arc-boutant).
Nous ne dissimulons pas, on le voit, les fausses manœuvres de ces constructeurs ; mais, comme tous ceux qui entrent dans une voie nouvelle, ils ne pouvaient arriver au but qu’après bien des tâtonnements. Il est facile, aujourd’hui que nous avons des monuments bâtis avec savoir et soin, comme la cathédrale d’Amiens ou celle de Reims, de critiquer les tentatives des architectes de la fin du XIIe siècle ; mais à cette époque où l’on ne possédait guère que des monuments romans petits et assez mal construits, où les sciences exactes étaient à peine entrevues, la tâche nouvelle que les architectes s’imposaient était hérissée de difficultés sans cesse renaissantes, que l’on ne pouvait vaincre que par une suite d’observations faites avec le plus grand soin. Ce sont ces observations qui formèrent les constructeurs si habiles des XIIe et XIVe siècles. Il faut dire, à la louange des architectes du XIIe siècle, qu’ayant adopté un principe de construction neuf, sans précédents, ils en poursuivirent les développements avec une ténacité, une persévérance rares, sans jeter un regard en arrière, malgré les obstacles et les difficultés qui surgissaient à chaque épreuve. Leur ténacité est d’autant plus honorable qu’ils ne pouvaient prévoir, en adoptant le principe de construction des voûtes gothiques, les conséquences qui découlaient naturellement de ce système. Ils agirent comme le font les hommes mus par une forte conviction, ils ouvrirent, pour leurs successeurs, une voie large et sûre, dans laquelle l’Europe occidentale marcha sans obstacles pendant trois siècles. Toute conception humaine est entachée de quelqu’erreur, et le vrai immuable, en toute chose, est encore à trouver ; chaque découverte porte dans son sein, en voyant le jour, la cause de sa ruine ; et l’homme n’a pas plus tôt admis un principe, qu’il en reconnaît l’imperfection, le vice ; ses efforts tendent à combattre les défauts inhérents à ce principe.
Or, de toutes les conceptions de l’esprit humain, la construction des édifices est une de celles qui se trouvent en présence des difficultés les plus sérieuses, en ce qu’elles sont de natures opposées, les unes matérielles, les autres morales. En effet, non-seulement le constructeur doit chercher à donner aux matériaux qu’il emploie la forme la plus convenable, suivant leur nature propre ; il doit combiner leur assemblage de manière à résister à des forces diverses, à des agents étrangers ; mais encore il est obligé de se soumettre aux ressources dont il peut disposer, de satisfaire à des besoins moraux, de se conformer aux goûts et aux habitudes de ceux pour lesquels il construit. Il y a les difficultés de conception, les efforts de l’intelligence de l’artiste ; il y a encore les moyens d’exécution dont le constructeur ne saurait s’affranchir. Pendant toute la période romane, les architectes avaient fait de vaines tentatives pour concilier deux principes qui semblaient inconciliables, savoir : la ténuité des points d’appui verticaux, l’économie de la matière et l’emploi de la voûte romaine plus ou moins altérée. Quelques provinces avaient, par suite d’influences étrangères à l’esprit occidental, adopté la construction byzantine pure.
À Périgueux on construisait, dès la fin du Xe siècle, l’église de Saint-Front ; de cet exemple isolé était sortie une école. Mais il faut reconnaître que ce genre de bâtisse était étranger à l’esprit nouveau des populations occidentales, et les constructeurs de Saint-Front de Périgueux élevèrent cette église comme pourraient le faire des mouleurs reproduisant des formes dont ils ne comprennent pas la contexture. Ainsi, par exemple, les pendentifs qui supportent les calottes de Saint-Front sont appareillés au moyen d’assises posées en encorbellement, dont les lits ne sont pas normaux à la courbe, mais sont horizontaux ; si ces pendentifs ne tombent pas en dedans, c’est qu’ils sont maintenus par les mortiers et adhèrent aux massifs devant lesquels ils moulent leur concavité. Dans de semblables bâtisses, on ne voit autre chose qu’une tentative faite pour reproduire des formes dont les constructeurs ne comprennent pas la raison géométrique. D’ailleurs, ignorance complète, expédients pitoyables, appliqués tant bien que mal au moment où se présente une difficulté ; mais nulle prévision.
Il est une grande quantité de constructions romanes qui indiquent, de la part des architectes, un défaut complet de prévoyance. Tel monument est commencé avec l’idée vague de le terminer d’une certaine façon, qui reste à moitié chemin, le constructeur ne sachant comment résoudre les problèmes qu’il s’est posés ; tel autre ne peut être terminé que par l’emploi de moyens évidemment étrangers à sa conception première. On voit que les constructeurs romans primitifs bâtissaient au jour le jour, s’en rapportant à l’inspiration, au hasard, aux circonstances, comptant même peut-être sur un miracle pour parfaire leur œuvre. Les légendes attachées à la construction des grands édifices (si les monuments n’étaient pas là pour nous montrer l’embarras des architectes) sont pleines de songes pendant lesquels ces architectes voient quelque ange ou quelque saint prenant la peine de leur montrer comment ils doivent maçonner leurs voûtes ou maintenir leurs piliers : ce qui n’empêchait pas toujours ces monuments de s’écrouler peu après leur achèvement, car la foi ne suffit pas pour bâtir.
Sans être moins croyants peut-être, les architectes de la fin du XIIe siècle, laïques pour la plupart, sinon tous, pensèrent qu’il est prudent, en matière de construction, de ne pas attendre l’intervention d’un ange ou d’un saint pour élever un édifice. Aussi (fait curieux et qui mérite d’être signalé) les chroniques des monastères, les légendes, les histoires, si prodigues de louanges à l’endroit des monuments élevés pendant la période romane, qui s’étendent si complaisamment sur la beauté de leur structure, sur leur grandeur et leur décoration, bien que beaucoup de ces monuments ne soient que de méchantes bâtisses en moellons mal conçues et plus mal exécutées, se taisent brusquement à la fin du XIIe siècle, lorsque l’architecture passe des cloîtres dans les mains des laïques. Par hasard, un mot de l’édifice, une phrase sèche, laconique ; sur les maîtres de l’œuvre, rien.
Est-il croyable, par exemple, que, dans le volumineux cartulaire de l’église Notre-Dame de Paris, qui comprend des pièces dont la date remonte au XIIe siècle, il ne soit pas dit un seul mot de la construction de la cathédrale actuelle ? Laborieux et intelligents artistes, sortis du peuple, qui, les premiers, avez su vous affranchir de traditions usées ; qui êtes entrés franchement dans la science pratique ; qui avez formé cette armée d’ouvriers habiles se répandant bientôt sur toute la surface du continent occidental ; qui avez ouvert la voie au progrès, aux innovations hardies ; qui enfin appartenez, à tant de titres, à la civilisation moderne ; qui possédez les premiers son esprit de recherche, son besoin de savoir : si vos contemporains ont laissé oublier vos noms ; si, méconnaissant des efforts dont ils profitent, ceux qui prétendent diriger les arts de notre temps essayent de dénigrer vos œuvres, que du moins, parmi tant d’injustices passées et présentes, notre voix s’élève pour revendiquer la place qui vous appartient et que votre modestie vous a fait perdre. Si, moins préoccupés de vos travaux, vous eussiez, comme vos confrères d’Italie, fait valoir votre science, vanté votre propre génie, nous ne serions pas aujourd’hui forcés de fouiller dans vos œuvres pour remettre en lumière la profonde expérience que vous aviez acquise, vos moyens pratiques si judicieusement calculés, et surtout de vous défendre contre ceux qui sont incapables de comprendre que le génie peut se développer dans l’ombre ; qu’il est de son essence même de rechercher le silence et l’obscurité ; contre ceux, en si grand nombre, qui jugent sur la foi des arrêts rendus par la passion ou l’intérêt, et non d’après leur propre examen.
Il faut le dire cependant ; aujourd’hui il n’est plus permis de trancher des questions d’histoire, que ces questions touchent aux arts, à la politique ou aux lettres, par de simples affirmations ou dénégations. Et les esprits rétrogrades sont ceux qui veulent juger ces questions en s’appuyant sur les vieilles méthodes ou sur leur passion. Il n’est pas un artiste sensé qui ose soutenir que nous devions construire nos édifices et nos maisons comme on le faisait au XIIe ou au XIIIe siècle ; mais il n’est pas un esprit juste qui ne soit en état de comprendre que l’expérience acquise par les maîtres de ce temps ne puisse nous être utile, d’autant mieux que ces maîtres ont innové. L’obstacle le plus difficile à franchir pour nous, l’obstacle réel, l’obstacle vivant, c’est, il faut bien l’avouer, c’est la paresse d’esprit : chacun veut savoir sans s’être donné la peine d’apprendre, chacun prétend juger sans connaître les pièces du procès ; et les principes les plus vrais, les mieux écrits, les plus utiles, seront rangés parmi les vieilleries hors d’usage, parce qu’un homme d’esprit les aura tournés en dérision, et que la foule qui l’écoute est trop heureuse d’applaudir à une critique qui lui évite la peine d’apprendre. Triste gloire, après tout, que profiter à qui consiste à prolonger la durée de l’obscurité ; elle ne saurait profiter à qui l’acquiert dans un siècle qui se vante d’apporter la lumière sur toute chose, dont l’activité est si grande que, ne pouvant trouver dans le présent une pâture suffisante à ses besoins intellectuels, il veut encore dérouler le passé devant lui.
Si notre architecture française de la renaissance est, aux yeux des personnes qui l’ont étudiée avec soin et ont apporté dans cette étude une critique éclairée, supérieure à l’architecture italienne des XVe et XVIe siècles, cela ne vient-il pas de ce que nos écoles gothiques, malgré les abus des derniers temps, avaient formé, de longue main, des praticiens habiles et des exécutants intelligents, sachant soumettre la forme à la raison ; de ce que ces écoles étaient particulièrement propres à délier l’esprit des architectes et des ouvriers, à les familiariser avec les nombreuses difficultés qui entourent le constructeur ? Nous savons que ce langage ne saurait être compris de ceux qui jugent les différentes formes de notre art d’après leur sentiment ou leurs préjugés ; aussi n’est-ce pas à ces personnes que nous nous adressons, mais aux architectes, à ceux qui se sont longuement familiarisés avec les ressources et les difficultés que présente la pratique de notre art. Certes, pour les artistes, l’étude d’un art où tout est prévu, tout est calculé, qui pèche même par un excès de recherches et de moyens pratiques, dans lequel la matière est à la fois maîtresse de la forme et soumise au principe, ne peut manquer de développer l’esprit et de le préparer aux innovations que notre temps réclame.
Ce serait sortir de notre sujet d’expliquer comment, à la fin du XIIe siècle , il se forma une puissante école laïque de constructeurs ; comment cette école, protégée par l’épiscopat, qui voulait amoindrir l’importance des ordres religieux, possédant les sympathies du peuple dont elle sortait et dont elle reflétait l’esprit de recherche et de progrès, admise par la féodalité séculière qui ne trouvait pas chez les moines tous les éléments dont elle avait besoin pour bâtir ses demeures ; comment cette école, disons-nous, profitant de ces circonstances favorables, se constitua fortement et acquit, par cela même, une grande indépendance. Il nous suffira d’indiquer cet état de choses, nouveau dans l’histoire des arts, pour en faire apprécier les conséquences.
Nous avons vu précédemment où les constructeurs en étaient arrivés vers 1160, comment ils avaient été amenés à modifier successivement la voûte romane, qui n’était qu’une tradition abâtardie de la voûte romaine, et à inventer la voûte dite en arcs d’ogive. Ce grand pas franchi, il restait cependant beaucoup à faire encore. Le premier résultat de cette innovation fut d’obliger les constructeurs à composer leurs édifices en commençant par les voûtes, et, par conséquent, de ne plus rien livrer au hasard, ainsi qu’il n’était arrivé que trop souvent à leurs prédécesseurs ; cette méthode, étrange en apparence, et qui consiste à faire dériver les plans par-terre de la structure projetée des voûtes, est éminemment rationnelle. Que veut-on lorsque l’on construit un édifice voûté ? Couvrir une surface. Quel est le but que l’on se propose d’atteindre ? Établir des voûtes sur des points d’appui. Quel est l’objet principal ? La voûte. Les points d’appui ne sont que des moyens. Les constructeurs romains avaient déjà été amenés à faire dériver le plan de leurs édifices voûtés de la forme et de l’étendue de ces voûtes mêmes ; mais ce principe n’était qu’un principe général, et de l’examen d’un plan romain du Bas-Empire, on ne saurait toujours conclure que telle partie était voûtée en berceau, en arêtes ou en portion de sphère, chacune de ces voûtes pouvant, dans bien des cas, être indifféremment posée sur ces plans.
Il n’en est plus ainsi au XIIe siècle : non-seulement le plan horizontal indique le nombre et la forme des voûtes, mais encore leurs divers membres, arcs doubleaux, formerets, arcs ogives ; et ces membres commandent à leur tour, la disposition des points d’appui verticaux, leur hauteur relative, leur diamètre. D’où l’on doit conclure que, pour tracer définitivement un plan par-terre et procéder à l’exécution, il fallait, avant tout, faire l’épure des voûtes, de leurs rabattements, de leurs sommiers, connaître exactement la dimension et la forme des claveaux des divers arcs. Les premiers constructeurs gothiques se familiarisèrent si promptement avec cette méthode de prendre toute construction par le haut, pour arriver successivement à tracer ses bases, qu’ils l’adoptèrent même dans des édifices non voûtés, mais portant planchers ou charpentes ; ils ne s’en trouvèrent pas plus mal, ainsi que nous le verrons plus loin.
La première condition pour établir le plan d’un édifice de la fin du XIIe siècle étant de savoir s’il doit être voûté et comment il doit être voûté, il faut donc, dès que le nombre et la direction des arcs de ces voûtes sont connus, obtenir la trace des sommiers sur les chapiteaux, car ce sera la trace de ces sommiers qui donnera la forme et dimension des tailloirs et chapiteaux, le nombre, la force et la place des supports verticaux.
Supposons donc une salle (27) devant être voûtée, ayant, dans œuvre, 12m,00 de large et composée de travées de 6m,00 d’axe en axe. Adoptant le système de voûtes en arcs d’ogive traversés par un arc doubleau, suivant la méthode des constructeurs de la fin du XIIe siècle. Il s’agit de tracer le lit inférieur des sommiers des arcs retombant en A et B, et de connaître la force des claveaux. Nous admettons que ces claveaux doivent, pour une salle de cette étendue, avoir 0,40 c. de largeur et de hauteur ; nous reconnaissons qu’à cette époque, presque toujours les divers arcs d’une voûte sont bandés avec des claveaux semblables comme dimension et forme. Nous reconnaissons encore que les formerets, naissant beaucoup plus haut que les arcs doubleaux et arcs ogives, les colonnettes leur servant de support dépassent souvent le niveau des sommiers des arcs ogives et doubleaux ; qu’en traçant le lit du sommier des arcs doubleaux et ogives, nous devons tenir compte du passage de la colonnette portant formeret, comme nous tiendrions compte du formeret lui-même. Soit (28) le détail de la trace horizontale de la naissance des arcs en B ; sur ce point il ne naît qu’un arc doubleau et deux formerets. Ce sont ceux-ci qui commandent, car il faut que l’arc doubleau se dégage de ces formerets dès sa naissance. Soit le nu du mur AB ; le formeret a de saillie, habituellement, la moitié de la largeur de l’arc ogive ou de l’arc doubleau lorsque ces deux arcs ont une coupe semblable, la moitié de l’arc ogive lorsque celui ci et l’arc doubleau donnent une section différente. Dans le cas présent, le formeret a donc 0,20 c. de saillie sur le nu du mur. En C, nous tirons une ligne parallèle à AB. L’axe de l’arc doubleau étant DE, les points F et G étant pris à 0,20 c. chacun de cet axe, nous tirons les deux parallèles FI, GK, qui nous donnent la largeur de l’arc doubleau. De F en I′, portant 0,40 c., nous avons sa hauteur entre l’intrados et l’extrados ; nous pouvons alors, dans le carré F′I′K′G, tracer le profil convenable : c’est le lit inférieur du sommier. Ou la colonne portant le formeret s’élève au-dessus du niveau de ce lit, ainsi qu’il est indiqué en L, ou le formeret, comme il arrive quelquefois[3], prend naissance sur le chapiteau portant l’arc doubleau ; et alors, de l’axe DE portant 0,40 c. sur la ligne AB qui nous donne le point M, nous inscrivons le profil du formeret dans le parallélogramme EONM. Il est entendu que cet arc formeret pénètre dans le mur de quelques centimètres. Le lit inférieur du sommier étant ainsi trouvé, il s’agit de tracer le tailloir du chapiteau, dont le profil doit former saillie autour des retombées d’arcs. Si le formeret est porté sur une colonnette montant jusqu’à sa naissance, ainsi qu’il est marqué en L, le tailloir PRS retourne carrément mourir contre la colonnette L du formeret. Si, au contraire, le profil du formeret descend jusque sur le chapiteau de l’arc doubleau, le tailloir prend sur plan horizontal la figure PTVX. Pour tracer la colonne sous le chapiteau, dans le premier cas, du sommet de l’angle droit R du tailloir, nous tirons une ligne à 45 degrés ; cette ligne vient rencontrer l’axe DE en un point O, qui est le centre de la colonne, à laquelle on donne un diamètre tel que la saillie du tailloir sur le nu de cette colonne devra être plus forte que le rayon de la colonne. Il reste alors, entre la colonne et le nu AB du mur, un vide que l’on remplit par un pilastre masqué par cette colonne et la colonnette du formeret. Pour tracer la colonne sous le chapiteau, dans le second cas, nous prenons un centre Y sur l’axe DE, de façon à ce que la saillie du tailloir sur le nu de la colonne soit plus forte que son demi-diamètre ; alors le chapiteau forme corbeille ou cul-de-lampe, et se trouve plus évasé sous le formeret que sous la face de l’arc doubleau.
Prenons maintenant sur la fig. 27 la naissance A de deux formerets, de deux arcs ogives et d’un arc doubleau. Soit AB (28 bis) le nu du mur, CD la directrice de l’arc doubleau, DE la directrice de l’arc ogive ; nous traçons la saillie du formeret comme ci-dessus. Les arcs ogives commandent l’arc doubleau. De chaque côté de la ligne DE, nous portons 0,20 c., et nous tirons les deux parallèles FG, HI, qui nous donnent la largeur de l’arc ogive. Du point H, rencontre de la ligne HI avec l’axe CD sur cette ligne HI, nous prenons 0,45 c., c’est-à-dire un peu plus que la hauteur des claveaux de l’arc-ogive, et nous tirons la perpendiculaire IG, qui nous donne la face de l’arc ogive. Dans le parallélogramme FGIH, nous traçons le profil convenable. Des deux côtés de l’axe CD, prenant de même 0,20 c., nous tirons les deux parallèles KL, MN. Du point H, portant 0.40 c. sur l’axe CD de H en C′, nous tirons une perpendiculaire LN à cet axe, qui nous donne la face de l’arc doubleau ; nous inscrivons son profil. En P, nous supposons que la colonne portant formeret dépasse la naissance des arcs ogives et doubleaux ; en R, nous admettons, comme précédemment, que le profil du formeret vient tomber verticalement sur le tailloir du chapiteau. Pour tracer ce formeret, dans ce dernier cas, nous prenons sur la ligne AB, du point M en Q, 0,40 c., et de ce point Q, élevant une perpendiculaire sur la ligne AB, nous avons le parallélogramme inscrivant le profil du formeret ; les tailloirs des chapiteaux sont tracés parallèles aux faces des arcs, ainsi que le démontre notre figure. Des sommets G et L, tirant des lignes à 45 degrés, nous rencontrons l’axe DE en O, qui est le centre de la colonnette portant les arcs ogives, et l’axe CD en S, qui est le centre de la colonne de l’arc doubleau ; nous traçons ces colonnes conformément à la règle établie précédemment. Derrière ces colonnes isolées, on figure les retours de pilastres qui renforcent la pile ; alors le formeret R retombe sur une face de ces pilastres portant chapiteau comme les colonnes.Souvent les formerets ne descendaient pas sur le tailloir des chapiteaux des grands arcs, et ne possédaient pas non plus une colonnette portant de fond : ils prenaient naissance sur une colonnette posée sur la saillie latérale du tailloir, ainsi que l’indique la fig. 29 en plan et en élévation perspective. Dès lors les tailloirs des colonnettes latérales A étaient coupés de façon à ce que leur face oblique CD, perpendiculaire à la directrice B des arcs ogives, fût partagée en deux parties égales par cette directrice.
Cependant, il faut reconnaître que les constructeurs ne se décidèrent que peu à peu à accuser la forme, la direction et les membres des voûtes sur le plan de terre. Ils conservèrent pendant quelque temps les piles monocylindriques à rez-de-chaussée, en ne traçant le plan commandé par les voûtes que sur les tailloirs des chapiteaux de ces piles. Ce qui les préoccupa, dès la fin du XIIe siècle, ce fut l’observation rigoureuse d’un principe qui jusqu’alors n’avait pas été impérieusement admis. Ce principe était celui de l’équilibre des forces substitué au principe de stabilité inerte, si bien pratiqué par les Romains et que les constructeurs romans s’étaient vainement efforcés de conserver dans leurs grands édifices voûtés composés de plusieurs nefs. Reconnaissant l’impossibilité de donner aux piles isolées une assiette suffisante pour résister à la poussée des voûtes, les constructeurs du XIIe siècle prirent un parti franc : ils allèrent chercher leurs moyens de résistance ailleurs. Ils ne voulurent plus admettre les piliers isolés que comme des points d’appui maintenus verticalement, non par leur propre assiette, mais par des lois d’équilibre. Il importait alors seulement qu’ils eussent une force suffisante pour résister à une pression verticale. Toutefois, même lorsqu’un principe est admis, il y a, pendant un certain temps, dans son application, des indécisions, des tâtonnements ; on ne s’affranchit jamais des traditions du jour au lendemain. En trouvant les voûtes en arcs d’ogive sur plan carré traversées par un arc doubleau, les constructeurs cherchaient encore des points espacés de deux en deux travées, plus stables au droit des poussées principales. En effet, dans la fig. 27, les points A reçoivent la charge et maintiennent la poussée d’un arc doubleau et de deux arcs ogives, tandis que les points B ne reçoivent que la charge et ne maintiennent que la poussée d’un arc doubleau. Ce système de construction des voûtes, adopté pendant la seconde moitié du XIIe siècle, engageait les constructeurs à élever sous les points A des piles plus fortes que sous les points B ; puis à donner aux claveaux des arcs doubleaux principaux tombant en A une largeur et une épaisseur plus grandes que celles données aux claveaux des arcs ogives et arcs doubleaux secondaires ; car, dans les voûtes gothiques primitives, il est à remarquer, comme nous l’avons dit déjà, que les claveaux de tous les arcs présentent généralement la même section.
L’arc en tiers-point était si bien commandé par la nécessité de diminuer les poussées ou de résister aux charges, que nous voyons, dans les constructions gothiques primitives, les arcs brisés uniquement adoptés pour les arcs doubleaux et les archivoltes inférieures, tandis que l’arc plein cintre est conservé pour les baies des fenêtres, pour les arcatures des galeries et même pour les formerets, qui ne portent qu’une faible charge ou ne présentent que peu d’ouverture. À la cathédrale de Noyon, dont les voûtes primitives durent être élevées vers 1160[4], les formerets, qui sont de cette époque, sont plein cintre. À la cathédrale de Sens, bâtie vers ce même temps, les formerets étaient plein cintre[5], tandis que les archivoltes et les arcs doubleaux sont en tiers-point. Il en est de même dans le chœur de l’église abbatiale de Vézelay, élevé à la fin du XIIe siècle ; les formerets sont plein cintre. Dans ces édifices, et à Sens particulièrement, les piles, sous les poussées et charges combinés des arcs ogives et arcs doubleaux, présentent une section horizontale très-considérable formée de faisceaux de colonnettes engagées ; tandis que sous la charge de l’arc doubleau seul les piles se composent de colonnes monocylindriques jumelles posées perpendiculairement à l’axe de la nef. À Noyon, les arcs doubleaux intermédiaires, avant la reconstruction des voûtes, posaient sur une seule colonne. Mais la nef de la cathédrale de Sens est beaucoup plus large que celle de la cathédrale de Noyon, et la construction est de tous points plus robuste. Cette disposition de voûtes, comprenant deux travées et répartissant les poussées et charges principales de deux en deux piles, avait, dans l’origine, permis aux constructeurs de ne placer des arcs-boutants qu’au droit de ces piles principales. Il est probable qu’à la cathédrale de Sens c’était là autrefois le parti adopté ; peut-être en était-il de même à la cathédrale de Noyon, comme à celle de Paris. Mais ces édifices ayant été plus ou moins remaniés au XIIIe siècle, il est impossible de rien affirmer à cet égard. Ce dont on peut être certain, c’est qu’à la fin du XIIe siècle les constructeurs n’avaient adopté l’arc-boutant qu’en désespoir de cause, qu’ils cherchaient à l’éviter autant que faire se pouvait, qu’ils se défiaient de ce moyen dont ils n’avaient pu encore apprécier les avantages et la puissance ; qu’ils ne le considéraient que comme un auxiliaire, une extrême ressource, employée souvent après coup, et lorsqu’ils avaient reconnu qu’on ne pouvait s’en passer. La meilleure preuve que nous en puissions donner, c’est que, quelques années plus tard, les architectes, ayant soumis définitivement, dans les édifices à trois nefs, leur système de voûtes à une raison d’équilibre, opposèrent des arcs-boutants aux poussées des voûtes qui n’en avaient eu que partiellement ou qui n’en possédaient pas, et supprimèrent les arcs-boutants du XIIe siècle, probablement mal placés ou insuffisants, pour les remplacer par des buttées neuves et bien combinées, sous le rapport de la résistance ou de la pression.
Il nous faut, avant de passer outre, entretenir nos lecteurs des procédés de construction, de la nature et des dimensions des matériaux employés. Nous avons vu, au commencement de cet article, comment les constructeurs romans primitifs élevaient leurs maçonneries, composées de blocages enfermés entre des parements de pierre de taille ou de moellon piqué. Les constructeurs du XIIe siècle apportèrent quelques modifications à ces premières méthodes. Bâtissant des édifices plus vastes comme étendue et plus élevés que ceux de la période romane, cherchant à diminuer l’épaisseur des points d’appui intérieurs et des murs, il leur fallait, d’une part, trouver un mode de construction plus homogène et résistant ; de l’autre, éviter, dans des monuments d’une grande hauteur déjà, la dépense de main-d’œuvre que le montage de matériaux d’un fort volume eût occasionnée. Ils renoncèrent dès lors à l’emploi du grand appareil (sauf dans des cas particuliers ou dans quelques édifices exceptionnels), et préférèrent la construction de petit appareil, tenant du moellon bien plutôt que de la pierre de taille. Autant que possible, la majeure partie des pierres employées alors, formant parements, claveaux d’archivoltes, d’arcs doubleaux et d’arcs ogives, sont d’un assez faible échantillon pour pouvoir être montées à dos d’homme et posées par un maçon comme notre moellon ordinaire. La méthode admise, ce petit appareil est fort bien fait, très-judicieusement combiné : c’est un terme moyen entre la construction romaine de grand appareil et celle de blocages revêtus de briques ou de moellon. En adoptant le petit appareil dans les grands édifices, les constructeurs du XIIe siècle avaient trop de sens pour poser ces assises basses et peu profondes, à joints vifs, comme certaines constructions romanes ; au contraire, ils séparèrent ces assises par des lits et joints de mortier épais (de 0,01 c. à 0,02 c.), afin que ces lits établissent une liaison entre le massif intérieur et les parements. Cette méthode était la méthode romaine, et elle est bonne. On comprendra en effet que si (30) on pose des assises à joints vifs devant un massif en blocaille et mortier, le massif venant à tasser par l’effet de la dessiccation des mortiers sous la charge, et les assises de pierres posées à crû les unes sur les autres ne pouvant diminuer de volume, il se déclarera une rupture verticale AB derrière le parement, qui ne tardera pas à tomber. Mais si (30 bis) nous avons eu le soin de laisser entre chaque assise de pierre un lit de mortier épais, non-seulement ce lit soudé au massif retiendra les assises de pierre, mais encore il permettra à celles-ci de subir un tassement équivalent au tassement des blocages intérieurs.Les constructeurs romans primitifs, surtout dans les contrées où l’on peut se procurer de grandes pierres dures, comme dans la Bourgogne, en Franche-Comté et en Alsace, sur la Saône et le Rhône, n’ont pas manqué de singer l’appareil romain, en posant, à joints vifs, des carreaux larges et hauts, des dalles, pour ainsi dire, devant les blocages ; mais aussi payèrent-ils cher ce désir de faire paraître leurs constructions autres qu’elles ne sont. Il se déclara dans la plupart de ces édifices des ruptures entre les parements et les blocages, des lézardes longitudinales qui occasionnèrent chez presque tous des désordres sérieux pour le moins la ruine souvent. Ces effets étaient d’autant plus fréquents et dangereux que les édifices étaient plus élevés. Mieux avisés, et instruits par l’expérience, les architectes du XIIe siècle, autant par une raison d’économie et de facilité d’exécution que pour éviter ce défaut d’homogénéité entre les parements et les massifs, adoptèrent la construction par assises très-basses et séparées par des lits épais de mortier. Ces lits n’avaient pas seulement l’avantage de tasser et de relier les parements aux massifs : faits de mortier de chaux grasse, ils ne prenaient de consistance que lentement, et, en attendant la solidification parfaite, les constructions avaient le temps de s’asseoir, de subir même certaines déformations, sans occasionner des brisures dans la maçonnerie.
Les édifices élevés, de 1140 à 1200, dans l’Île-de-France, le Beauvoisis, le Soissonnais, la Picardie, la Champagne et la Normandie, sont d’une petitesse d’appareil qui ne laisse pas de surprendre ; car déjà ces édifices sont vastes, d’une structure compliquée et cependant fort légère. Employer le moellon taillé dans de pareilles constructions, comme moyen principal, c’était une grande hardiesse ; réussir était le fait de gens fort habiles. Si l’on examine avec soin l’appareil des portions appartenant au XIIe siècle des cathédrales de Noyon, de Senlis, et d’un grand nombre d’églises de l’Oise, de la Seine, de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne, de la Marne, de la Seine-Inférieure, etc., on s’étonne que des constructeurs aient osé monter des monuments d’une assez grande hauteur et très-légers avec des moyens qui semblent si faibles ; et cependant la stabilité de ces édifices est assurée depuis longtemps, et si quelques-uns d’entre eux ont subi des altérations sensibles, cela tient presque toujours à des accidents particuliers, tels que les incendies, le défaut d’entretien ou des surcharges postérieures. De tous ces monuments, l’un des plus parfaits et des mieux conservés est la cathédrale de Noyon, bâtie de 1150 à 1190. Sauf les colonnettes, les gros chapiteaux, les sommiers et quelques morceaux exceptionnels, toute la bâtisse n’est en réalité composée que de moellon peu résistant.
On prendra une idée de ce qu’est cette construction par notre fig. 31, qui donne une partie des travées intérieures jumelles de la nef. Les colonnettes isolées de la galerie du premier étage, celles du petit triforium supérieur, celles séparant les fenêtres hautes, sont des monolythes de pierre dure posés en délit. Quant aux colonnettes triples A qui, avant la reconstruction des voûtes au XIIIe siècle, recevait l’arc doubleau d’intersection des arcs ogives et les formerets, elles sont composées de grands morceaux en délit retenus de distance en distance par des crampons à T. Mais ces colonnettes ont été posées après que la construction avait subi son tassement, et par le fait elles ne sont qu’une décoration et ne portent rien, l’assise de chapiteau et le sommier dont les queues s’engagent dans la maçonnerie suffisant pour soutenir les claveaux de cet arc doubleau. Nous avons indiqué en B la naissance des anciens arcs ogives des grandes voûtes et en C le formeret derrière les arcs ogives. On remarquera qu’ici, comme dans la plupart des églises bâties à cette époque dans les provinces voisines de l’Île-de-France, et notamment dans le Beauvoisis, les piles qui portent les retombées des arcs ogives et arcs doubleaux sont beaucoup plus fortes que celles supportant seulement l’arc doubleau de traverse. En d’autres termes (voy. le plan), les piles D se composent d’un faisceau de colonnes, tandis que les piles intermédiaires E ne sont que des colonnes monocylindriques à rez-de-chaussée surmontées du faisceau de colonnettes A. L’extrême légèreté d’une pareille construction, la facilité avec laquelle tous les matériaux qui la composent pouvaient être taillés, montés et posés, expliquent comment, même avec de faibles ressources, on pouvait songer à bâtir des édifices d’une grande étendue et fort élevés au-dessus du sol. Aujourd’hui que nous avons pris l’habitude d’employer des masses énormes de pierre d’un fort volume dans nos édifices les moins considérables, de mettre en œuvre des forces dix fois plus résistantes qu’il n’est besoin, nous n’oserions pas entreprendre de bâtir une cathédrale de la dimension de celle de Noyon avec des moyens en apparence aussi faibles, et nous dépenserions des sommes fabuleuses pour exécuter ce qu’au XIIe siècle on pouvait faire avec des ressources comparativement minimes. Nous trouvons ces constructions dispendieuses, parce que nous ne voulons pas employer les procédés alors en usage. Cependant la cathédrale de Noyon est debout depuis sept siècles, et pour peu qu’elle soit entretenue convenablement, elle peut durer encore cinq cents ans : or douze cents ans nous paraissent être une durée raisonnable pour un édifice, les grandes révolutions sociales auxquelles est soumise l’humanité prenant le soin de les détruire s’ils sont faits pour traverser une plus longue période.Outre les avantages de l’économie, de la facilité d’approvisionnement et d’exécution, les constructions en petits matériaux convenaient d’ailleurs parfaitement au système adopté par les architectes du XIIe siècle. Ces bâtisses légères, ne donnant en plan par terre qu’une surface de pleins peu considérable eu égard à celle des vides, soumises à des pressions obliques et à des lois d’équilibre remplaçant les lois romaines de stabilité inerte, exigeaient dans tous les membres qui les composaient une certaine élasticité. Là où les constructeurs, moins pénétrés des nouveaux principes alors admis, cherchaient à reproduire les formes que les artistes laïques du XIIe siècle avaient adoptées, sans en connaître exactement la raison d’être, en employant des matériaux d’une grande dimension, il se produisait dans les constructions des déchirements tels que l’équilibre était bientôt rompu. Si les arcs n’étaient pas parfaitement indépendants les uns des autres ; si sur un point on avait posé des matériaux d’une grande hauteur de banc, et si, à côté, la bâtisse n’était faite que de pierres d’un petit échantillon, les parties rigides ou trop engagées dans la masse, ou trop lourdes, présentaient une résistance qui n’avait d’autre résultat que de causer des brisures et des lézardes ; les points trop solides de la construction écrasaient ou entraînaient les points faibles. Observons encore que, dans ces monuments, les piles, d’une faible section horizontale, reçoivent toute la charge, et qu’en raison même du peu de surface de leur assiette, elles doivent tasser beaucoup plus que les murs, par exemple, qui ne portent rien, puisqu’ils sont même déchargés du poids des combles et maçonneries supérieures par les formerets. Si, dans ce système, il y a une solidarité complète entre ces points d’appui chargés et les remplissages, les clôtures, les murs, qui ne le sont pas, il faudra nécessairement qu’il y ait rupture. Mais si, au contraire, les constructeurs ont eu le soin de faire que tout ce qui porte charge conserve une fonction indépendante, puisse se mouvoir, tasser librement ; si les parties accessoires ne sont que des clôtures indépendantes des effets de pression ou de poussée, alors les ruptures ne peuvent se faire et les déliaisonnements sont favorables à la durée de la construction au lieu de lui être nuisibles.
Les Romains, qui n’opposaient que des résistances passives aux poussées, avaient parfaitement admis ce principe de déliaisonnement, de liberté entre les parties chargées des constructions voûtées et celles qui ne le sont pas. Les grandes salles des Thermes antiques sont en ce genre des chefs-d’œuvre de combinaison. Tout le système consiste en des piles portant des voûtes ; les murs ne sont que des clôtures faites après coup, que l’on peut enlever sans nuire en aucune façon à la solidité de l’ossature générale de la bâtisse. Ce sont là des principes très-naturels et très-simples ; pourquoi donc ne les pas mettre toujours en pratique ? Ces principes, les constructeurs gothiques les ont étendus beaucoup plus loin que ne l’avaient fait les Romains, parce qu’ils avaient, ainsi que nous l’avons dit bien des fois, adopté un système de construction où toute force est active, et où il n’y a point, comme dans la construction romaine, de résistances inertes agissant par leur masse compacte.
Les constructeurs du XIIe siècle, en élevant leurs grands édifices sur des plans dont les pleins couvrent peu de surface, et avec des matériaux légers ; en opposant aux poussées obliques des résistances actives au lieu d’obstacles passifs, ne furent pas longtemps à s’apercevoir qu’il fallait toujours trouver quelque part cette stabilité inerte. S’ils élevaient des arc-boutants contre les parois des voûtes aux points de leur poussée, ces arcs-boutants devaient, pour remplir efficacement leur rôle, trouver une assiette immobile : cette assiette, c’étaient les contre-forts extérieurs, sortes de piles élevées en dehors des édifices et sur lesquelles venaient se résoudre toutes les poussées. Donner à ces contre-forts une section horizontale assez large pour conserver l’immobilité de leur masse à une grande hauteur, c’était encombrer le dehors des édifices de lourdes maçonneries qui interceptaient l’air, la lumière, et qui devenaient fort dispendieuses. Les constructeurs n’avaient plus la recette de ces mortiers romains, agent principal de leurs grandes constructions ; les piles qu’ils eussent pu élever n’avaient pas eu la cohésion nécessaire. Il fallait donc trouver le moyen de suppléer aux résistances inertes des points d’appui romains par une force aussi puissante, mais dérivée d’un autre principe. Ce moyen, ce fut de charger les points d’appui destinés à maintenir les poussées jusqu’à ce qu’ils atteignissent une pesanteur suffisante pour résister à l’action de ces poussées. Il n’est pas besoin d’être constructeur pour savoir qu’une pile prismatique ou cylindrique, composée d’assises superposées et ayant plus de douze fois son diamètre, ne pourra se maintenir debout, si elle n’est chargée à sa partie supérieure. Cette loi de statique bien connue, les architectes gothiques crurent avoir trouvé le moyen d’élever des édifices dont les points d’appui pouvaient être grêles, à la condition de les charger d’un poids capable de les rendre assez rigides pour résister à des poussées obliques et contrariées.
En effet, supposons une pile AB (32), sollicitée par deux poussées obliques CD, EF contrariées et agissant à des hauteurs différentes : la poussée la plus forte, celle CD, étant 10, celle EF étant 4. Si nous chargeons la tête B de la pile d’un poids équivalant à 12, non-seulement la poussée CD est annulée, mais, à plus forte raison, celle DF, et la pile conservera son aplomb. Ne pouvant charger les piles des nefs d’un poids assez considérable pour annuler les poussées des grandes voûtes, les constructeurs résolurent d’opposer à la poussée CD un arc-boutant G. Dès lors, le poids BO, augmenté de la pression CD, devenant 15, par exemple, la poussée EF est annulée. Si l’arc-boutant G oppose à la poussée CD une résistance égale à cette pression oblique et la neutralise complètement, la poussée CD devient action verticale sur la pile AB, et il n’est plus besoin que de maintenir l’action oblique de l’arc-boutant sur le contre-fort extérieur. Or, si cette action oblique est par elle-même 8, elle ne s’augmente pas de la totalité de la poussée CD, mais seulement d’une faible partie de cette poussée ; elle est comme 10, 12 peut-être, dans certains cas. Le contre-fort extérieur H opposant déjà, par sa propre masse, une résistance de 8, il suffira de le charger d’un poids K de 5 pour maintenir l’équilibre général de la bâtisse.Nous nous garderons bien de résoudre ces questions d’équilibre par des formules algébriques que la pratique modifie sans cesse, en raison de la nature des matériaux employés, de leur hauteur de banc, de la qualité des mortiers, de la résistance des sols, de l’action des agents extérieurs, du plus ou moins de soin apporté dans la construction. Les formules sont bonnes pour faire ressortir la science de celui qui les donne ; elles sont presque toujours inutiles au praticien : celui-ci se laisse diriger par son instinct, son expérience, ses observations et ce sentiment inné chez tout constructeur qui lui indique ce qu’il faut faire dans chaque cas particulier. Nous n’espérons pas faire des constructeurs de ceux auxquels la nature a refusé cette qualité, mais développer les instincts de ceux qui la possèdent. On n’enseigne pas le bon sens, la raison, mais on peut apprendre à se servir de l’un et à écouter l’autre.
L’étude des constructions gothiques est utile, parce qu’elle n’adopte pas ces formules absolues, toujours négligées dans l’exécution par le praticien, et dont le moindre danger est de faire accorder à l’erreur la confiance que seule doit inspirer la vérité.
Si la construction gothique n’est pas soumise à des formules absolues, elle est l’esclave de certains principes. Tous ses efforts, ses perfectionnements tendent à convertir ces principes en lois, et ce résultat, elle l’obtient. Équilibre ; forces de compression opposées aux forces d’écartement ; stabilité obtenue par des charges réduisant les diverses forces obliques en pesanteurs verticales ; comme conséquence, réduction des sections horizontales des points d’appui : tels sont ces principes, et ce sont encore ceux de la véritable construction moderne ; nous ne parlons pas de celle qui cherche aveuglément à reproduire des édifices élevés dans des conditions étrangères à notre civilisation et à nos besoins, mais de la construction que réclament nos besoins modernes, notre état social. Si les constructeurs gothiques eussent eu à leur disposition la fonte de fer en grandes pièces, ils se seraient emparés avec empressement de ce moyen sûr d’obtenir des points d’appui aussi grêles que possible et rigides, et peut-être l’auraient-ils employé avec plus d’adresse que nous. Tous leurs efforts tendent, en effet, à équilibrer les forces, et ne plus considérer les points d’appui que comme des quilles maintenues dans la verticale non par leur propre assiette, mais par la neutralisation complète de toutes les actions obliques qui viennent agir sur elles. Faisons-nous autre chose dans nos constructions particulières, dans nos grands établissements d’utilité publique, où les besoins sont si impérieux qu’ils font taire l’enseignement de la routine ? Et si un fait doit nous surprendre, n’est-ce pas de voir aujourd’hui, dans la même ville, élever des maisons, des marchés, des gares, des magasins qui portent sur des quilles, couvrent des surfaces considérables, en laissant aux pleins une assiette à peine appréciable, et, en même temps, des édifices où la pierre accumulée à profusion entasse blocs sur blocs pour ne couvrir que des surfaces comparativement minimes, et ne porter que des planchers n’exerçant aucune pression oblique ? Ces faits n’indiquent-ils pas que l’architecture est hors de la voie qui lui est tracée par nos besoins et notre génie moderne ? Qu’elle cherche à protester vainement contre ces besoins et ce génie ? Que le temps n’est pas loin où le public, gêné par un art qui prétend se soustraire à ses tendances, sous le prétexte de maintenir les traditions classiques, dont il se soucie médiocrement, rangera l’architecte parmi les archéologues bons pour enrichir nos musées et nos bibliothèques de leurs compilations savantes et amuser quelques coteries de leurs discussions stériles ? Or, nous le répétons, la construction gothique, malgré ses défauts, ses erreurs, ses recherches, et peut-être à cause de tout cela, est une étude éminemment utile : elle est l’initiation la plus sûre à cet art moderne qui n’existe pas et cherche sa voie, parce qu’elle pose les véritables principes auxquels nous devons encore nous soumettre aujourd’hui, parce qu’elle a rompu avec les traditions antiques, qu’elle est féconde en applications. Peu importe qu’un clocheton soit couvert d’ornements qui ne sont pas du goût de telle ou telle école, si ce clocheton a sa raison d’être, si sa fonction est nécessaire, s’il nous permet de prendre moins de place sur la voie publique. Peu importe que l’arc brisé choque les yeux des partisans exclusifs de l’antiquité, si cet arc est plus solide, plus résistant que le plein cintre, et nous épargne un cube de pierre considérable. Peu importe qu’une colonne ait vingt, trente diamètres, si cette colonne suffit pour porter notre voûte ou notre plancher. Le beau n’est pas, dans un art tout de convention et de raisonnement, rivé éternellement à une seule forme : il peut toujours résider là où la forme n’est que l’expression du besoin satisfait, du judicieux emploi de la matière donnée. De ce que la foule ne voit dans l’architecture gothique que sa parure et que cette parure n’est plus de notre temps, est-ce une preuve que la construction de ces édifices ne puisse trouver son application ? Autant vaudrait soutenir qu’un traité de géométrie ne vaut rien parce qu’il serait imprimé en caractères gothiques, et que les étudiants lisant dans ce livre « que les angles opposés au sommet sont égaux entre eux », n’apprennent qu’une sottise et se fourvoient. Or, si nous pouvons enseigner la géométrie avec des livres imprimés d’hier, nous ne pouvons faire de même pour la construction, il faut nécessairement aller chercher ses principes là où ils sont tracés, dans les monuments ; et ce livre de pierre, si étranges que soient ses types ou son style, en vaut bien un autre quant au fond, quant à la pensée qui l’a dicté.
Dans aucune autre architecture nous ne trouvons ces moyens ingénieux, pratiques, de résoudre les nombreuses difficultés qui entourent le constructeur vivant au milieu d’une société dont les besoins sont compliqués à l’excès. La construction gothique n’est point, comme la construction antique, tout d’une pièce, absolue dans ses moyens ; elle est souple, libre et chercheuse comme l’esprit moderne ; ses principes permettent d’appliquer tous les matériaux livrés par la nature ou l’industrie en raison de leurs qualités propres ; elle n’est jamais arrêtée par une difficulté, elle est ingénieuse : ce mot dit tout. Les constructeurs gothiques sont subtils, travailleurs ardents et infatigables, raisonneurs, pleins de ressources, ne s’arrêtant jamais, libres dans leurs procédés, avides de s’emparer des nouveautés, toutes qualités ou défauts qui les rangent en tête de la civilisation moderne. Ces constructeurs ne sont plus des moines assujettis à la règle ou à la tradition : ce sont des laïques qui analysent toute chose, et ne reconnaissent d’autre loi que le raisonnement. Leur faculté de raisonner s’arrête à peine devant les lois naturelles, et, s’ils sont forcés de les admettre, c’est pour les vaincre en les opposant les unes aux autres. Si c’est là un défaut, nous convient-il de le leur reprocher ?
On voudra bien nous pardonner cette digression ; elle est nécessaire pour faire comprendre le sens des constructions dont nous allons présenter de nombreux exemples. Connaissant les tendances, l’esprit indépendant des constructeurs gothiques, leurs travaux patients au milieu d’une société qui commençait à peine à se constituer, nos lecteurs apprécieront mieux leurs efforts et le sentiment qui les provoque. Peut-être trouveront-ils comme nous, dans ces novateurs hardis, l’audacieux génie moderne distrait, mais non étouffé par la routine et les préjugés de l’esprit de système, par des doctrines exclusives.
Nous avons vu, en commençant cet article, que si la construction romaine est de tous points excellente, sage, coordonnée, comme la constitution sociale de ce peuple, une fois trouvée, elle marchait sûrement dans la même voie, suivant invariablement les mêmes lois et employant les mêmes moyens d’exécution jusqu’à la fin du Bas-Empire. Cela était bon, cela était admirable, mais cela ne pouvait se transformer. Ce fut la force principale du peuple romain de conserver sa constitution sociale malgré les symptômes de dissolution les plus évidents. Son architecture procède de même : on voit, sous les derniers empereurs païens, l’exécution s’abâtardir, le goût dégénérer ; mais la construction reste la même, l’édifice romain est toujours romain. Si ce n’est la voûte sphérique sur pendentifs qui apparaît à Byzance alors que l’empire romain touche à sa fin, nul progrès, nulle transformation, nul effort. Les Romains construisent comme les abeilles font leurs cellules : cela est merveilleux ; mais les ruches d’aujourd’hui se remplissent comme les ruches du temps de Noé. Donnons aux architectes des thermes de Titus de la fonte, des fers forgés, de la tôle, du bois et du verre, et demandons-leur de faire une halle, ils nous diront qu’on ne peut rien construire avec ces matières. Le génie moderne est autre : dites-lui d’élever une salle de vingt mètres d’ouverture avec du carton, il ne vous dira pas que la chose soit impossible ; il essayera, il inventera des moyens pour donner de la rigidité au carton, et nous pouvons être assurés qu’il élèvera la salle.
Le Romain trace le plan de son édifice avec un grand sens ; il prend les bases nécessaires, il procède avec assurance : nulle inquiétude pendant l’exécution ; il est certain du résultat prévu d’avance, il a pris toutes les précautions nécessaires, il monte sa construction avec sécurité, rien ne peut contrarier ses projets ; il a su écarter toutes les éventualités, il dort tranquille pendant que son édifice s’élève sur ses bases inébranlables. Que lui manque-t-il d’ailleurs ? La place ? il la prend. Les matériaux ? il les trouve partout : si la nature les lui refuse, il les fabrique. Les bras, les transports, l’argent ? il est le maître du monde. Le Romain est un être surhumain : il a quelque chose de la grandeur mesurée que l’on prête à la Divinité ; rien ne peut entraver son pouvoir. Il bâtit comme il veut, où il veut, à la place qu’il choisit, à l’aide des bras qui lui sont aveuglément soumis. Pourquoi irait-il se créer des difficultés à plaisir ? Pourquoi inventerait-il des machines propres à monter les eaux des rivières à une grande hauteur, puisqu’il peut aller chercher leur source dans les montagnes et les amener dans la ville par une pente naturelle, à travers de vastes plaines ? Pourquoi lutter contre l’ordre régulier des choses de ce monde, puisque ce monde, hommes et choses, est à lui ?
L’erreur des premiers temps du moyen âge, ça été de croire que, dans l’état d’anarchie où la société était tombée, on pouvait refaire ce qu’avaient fait les Romains. Aussi, tant que cette époque de transition se traîne sur les traces des traditions romaines, quelle impuissance ! quelle pauvreté ! Mais bientôt surgit l’esprit des sociétés modernes ; à ce désir vain de faire revivre une civilisation morte succède l’antagonisme entre les hommes, la lutte contre la matière. La société est morcelée, l’individu est responsable, toute autorité est contestée, parce que tous les pouvoirs se neutralisent, se combattent, sont victorieux tour à tour. On discute, on cherche, on espère. Parmi les débris de l’antiquité, ce ne sont pas les arts que l’on va exhumer, mais la philosophie, la connaissance des choses. Au XIIe siècle déjà, c’est chez les philosophes grecs que les esprits d’élite vont chercher leurs armes. Alors cette société, encore si imparfaite, si misérable, est dans le vrai ; ses instincts la servent bien ; elle prend aux restes du passé ce qui peut l’éclairer, la faire marcher en avant. Vainement le clergé lutte contre ces tendances ; malgré tout le pouvoir dont dispose la féodalité cléricale, elle-même est entraînée dans le mouvement ; elle voit naître chaque jour autour d’elle l’esprit d’examen, la discussion, la critique. D’ailleurs, à cette époque, tout ce qui tend à abaisser une puissance est soutenu par une puissance rivale. Le génie national profite habilement de ces rivalités : il se forme, il s’enhardit ; matériellement dominé toujours, il se rend moralement indépendant, il suit son chemin à lui, à travers les luttes de tous ces pouvoirs trop peu éclairés encore pour exiger, de la foule intelligente qui s’élève, autre chose qu’une soumission matérielle. Bien d’autres, avant nous, ont dit, avec plus d’autorité, que l’histoire politique, l’histoire des grands pouvoirs, telle qu’on la faisait autrefois, ne présente qu’une face étroite de l’histoire des nations ; et d’illustres auteurs ont en effet, de notre temps, montré qu’on ne peut connaître la vie des peuples, leurs développements, les causes de leurs transformations et de leurs progrès, qu’en fouillant dans leur propre sein. Mais ce qu’on n’a point fait encore, c’est l’histoire de ces membres vivaces, actifs, intelligents, étrangers à la politique, aux guerres, au trafic ; qui, vers le milieu du moyen âge, ont pris une si grande place dans le pays ; de ces artistes ou artisans, si l’on veut, constitués en corporations ; obtenant des privilèges étendus par le besoin qu’on avait d’eux et les services qu’ils rendaient ; travaillant en silence, non plus sous les voûtes des cloîtres, mais dans l’atelier ; vendant leur labeur matériel, mais conservant leur génie indépendant, novateur ; se tenant étroitement unis et marchant tous ensemble vers le progrès, au milieu de cette société qui se sert de leur intelligence et de leurs mains, sans comprendre l’esprit libéral qui les anime. Que d’autres entreprennent une tâche tracée seulement ici par nous : elle est belle et faite pour exciter les sympathies ; elle embrasse des questions de l’ordre le plus élevé ; elle éclairerait peut-être certains problèmes posés de nos jours et qui préoccupent, non sans cause, les esprits clairvoyants. Bien connaître le passé est, nous le croyons, le meilleur moyen de préparer l’avenir ; et de toutes les classes de la société, celle dont les idées, les tendances, les goûts varient le moins, est certainement la classe laborieuse, celle qui produit. En France, cette classe demande plus ou autre chose que son pain de chaque jour : elle demande des satisfactions d’amour-propre ; elle demande à conserver son individualité ; elle veut des difficultés à résoudre, car son intelligence est encore plus active que ses bras. S’il faut l’occuper matériellement, il faut aussi l’occuper moralement ; elle veut comprendre ce qu’elle fait, pourquoi elle le fait, et qu’on lui sache gré de ce qu’elle a fait. Tout le monde admet que cet esprit règne parmi nos soldats, et assure leur prépondérance : pourquoi donc ne pas reconnaître qu’il réside chez nos artisans ? Pour ne parler que des bâtiments, la main-d’œuvre a décliné chez nous aux époques où l’on a prétendu soumettre le labeur individuel à je ne sais quelles règles classiques établies par un pouvoir absolu. Or, quand la main-d’œuvre décline, les crises sociales ne se font guère attendre en France. De toutes les industries, celle des bâtiments occupe certainement le plus grand nombre de bras, et demande, de la part de chacun, un degré d’intelligence assez élevé. Maçons, tailleurs de pierre, chaufourniers, charpentiers, menuisiers, serruriers, couvreurs, peintres, sculpteurs, ébénistes, tapissiers, et les subdivisions de ces divers états, forment une armée innombrable d’ouvriers et d’artisans agissant sous une direction unique, très-disposés à la subir et même à la seconder lorsqu’elle est éclairée, mais bientôt indisciplinée lorsque cette direction est opposée à son génie propre. Nos ouvriers, nos artisans n’écoutent et ne suivent que ceux qui peuvent dire où ils vont et ce qu’ils veulent. Le pourquoi ? est perpétuellement dans leur bouche ou dans leurs regards ; et il n’est pas besoin d’être resté longtemps au milieu des ouvriers de bâtiments, pour savoir avec quelle indifférence railleuse ils travaillent aux choses dont ils ne comprennent pas la raison d’être, avec quelle préoccupation ils exécutent les ouvrages dont ils entrevoient l’utilité pratique. Un tailleur de pierre ne travaille pas le morceau qu’il sait devoir être caché dans un massif avec le soin qu’il met à tailler la pierre vue, dont il connaît la fonction utile. Toutes les recommandations du maître de l’œuvre ne peuvent rien contre ce sentiment. C’est peut-être un mal, mais c’est un fait facile à constater dans les chantiers. Le paraître est la faiblesse commune en France ; ne pouvant la vaincre, il faut s’en servir. On veut que nous soyons Latins, par la langue peut-être ; par les mœurs et les goûts, par le caractère et le génie, nous ne le sommes nullement, pas plus aujourd’hui qu’au XIIe siècle. La coopération à l’œuvre commune est active, dévouée, intelligente en France, lorsqu’on sait que cette coopération, telle faible qu’elle soit, sera apparente, et par conséquent appréciée ; elle est molle, paresseuse, négligée, lorsqu’on la suppose perdue dans la masse générale. Nous prions nos lecteurs de bien se pénétrer de cet esprit national, trop longtemps méconnu, pour comprendre le sens des exemples que nous allons successivement faire passer sous leurs yeux.
Pour se familiariser avec un art dont les ressources et les moyens pratiques ont été oubliés, il faut d’abord entrer dans l’esprit et les sentiments intimes de ceux auxquels cet art appartient. Alors tout se déduit naturellement, tout se tient, le but apparaît clairement. Nous ne prétendons, d’ailleurs, dissimuler aucun des défauts des systèmes présentés ; ce n’est pas un plaidoyer en faveur de la construction gothique que nous faisons, c’est un simple exposé des principes et de leurs conséquences. Si nous sommes bien compris, il n’est pas un architecte sensé qui, après nous avoir lu avec quelque attention, ne reconnaisse l’inutilité, pour ne pas dire plus, des imitations de l’art gothique, mais qui ne comprenne en même temps le parti que l’on peut tirer de l’étude sérieuse de cet art, les innombrables ressources que présente cette étude, si intimement liée à notre génie.
Nous allons poursuivre l’examen des grandes constructions religieuses, d’abord parce que ce sont les plus importantes, puis parce qu’elles se développent rapidement à la fin du XIIe siècle, et que les principes en vertu desquels ces édifices s’élèvent sont applicables à toute autre construction. Nous connaissons maintenant les phases successives par lesquelles la construction des édifices voûtés avaient dû passer pour arriver du système romain au système gothique ; en d’autres termes, du système des résistances passives au système des résistances actives. De 1150 à 1200, on construisait, dans le domaine royal, dans le Beauvoisis et la Champagne, les grandes églises de Notre-Dame de Paris, de Mantes, de Senlis, de Noyon, de Saint-Remy de Reims (chœur), de Sens et de Notre-Dame de Châlons-sur-Marne, toutes d’après les nouveaux principes adoptés par l’école laïque de cette époque, toutes ayant conservé une stabilité parfaite dans leurs œuvres principales.
- ↑ C’est dans la nef de l’église de Vézelay qu’il faut constater l’abandon du système romain. Là les voûtes hautes d’arêtes, sur plan barlong, sont déjà des pénétrations d’ellipsoïdes, avec arcs doubleaux saillants et formerets.
- ↑ Il faut dire ici que l’architecture bourguignonne était en retard de vingt-cinq ans au moins sur celle de l’Île-de-France ; mais les monuments de transition nous manquent dans l’Île-de-France. L’église de Saint-Denis, élevée vers 1140, est déjà presque gothique comme système de construction, et les édifices intermédiaires entre celui-ci et ceux franchement romans n’existent plus ou ont été presque entièrement modifiés au XIIIe siècle.
- ↑ Église de Nesle (Oise).
- ↑ Ces voûtes furent refaites, au XIIIe siècle, sur la grande nef, sauf les formerets primitifs laissés en place.
- ↑ Ces formerets furent rehaussés à la fin du XIIIe siècle, ainsi qu’on peut encore le reconnaître dans les travées de l’abside.