Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Corniche

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CORNICHE, s. f, Entablement. Couronnement d’une construction en pierre ou en bois et destiné à recevoir la base du comble. La corniche est un des membres de l’architecture du moyen âge qui indique le mieux combien les principes de cette architecture diffèrent de ceux admis par les Romains.

Dans l’architecture romaine, la corniche appartient à l’entablement, qui lui-même appartient à l’ordre, de sorte que si les Romains superposent plusieurs ordres dans la hauteur d’un monument, ils ont autant de corniches que d’ordres. Ainsi un édifice composé de plusieurs ordres superposés n’est qu’un échafaudage d’édifices placés les uns sur les autres. Bien mieux, si le Romain place un ordre à l’intérieur d’une salle, il lui laisse sa corniche, c’est-à-dire son couronnement destiné à recevoir le comble. Cela peut produire un grand effet, mais ne saurait satisfaire la raison. D’ailleurs, dans les ordres romains, qui sont dérivés des ordres grecs, la corniche, par la forme de ses moulures, sa saillie et les appendices dont elle est accompagnée, indique clairement la présence d’un chéneau, c’est-à-dire la base d’un comble et le canal longitudinal recevant les eaux de pluie coulant sur la surface de ce comble. Or, à quoi bon un chéneau à mi-hauteur d’un mur et surtout à l’intérieur d’une salle voûtée ou lambrissée ? Donc, pourquoi une corniche ? Nous avons dit ailleurs combien le Romain était peu disposé à raisonner l’enveloppe, la décoration de ses édifices[1]. Nous ne leur en faisons pas un reproche, seulement nous constatons ce fait : que, dès l’époque romane, les architectes, si grossiers qu’ils fussent, partaient de principes très-opposés à ceux des Romains, ne se servant des divers membres de l’architecture qu’en raison de leur fonction réelle, dépendante de la structure. Où avaient-ils pris ces principes ? Était-ce dans leur propre sentiment, par leur seule faculté de raisonner ? Était-ce dans les traditions byzantines ? C’est ce que nous ne chercherons pas à décider. Il nous suffit que le fait soit reconnu, et c’est à quoi les exemples que nous allons donner tendront, sans qu’il puisse rester de doutes à cet égard dans l’esprit de nos lecteurs. D’abord, en examinant les édifices les plus anciens de l’ère romane, nous voyons que les architectes ont une tendance prononcée à les élever d’une seule ordonnance de la base au faîte ; à peine s’ils marquent les étages par une faible retraite ou un bandeau. Cette tendance est si marquée, qu’ils en viennent bientôt à allonger indéfiniment les colonnes engagées, sans tenir aucun compte des proportions des ordres romains, et à leur faire toujours porter la corniche supérieure (la véritable corniche), si élevée qu’elle soit au-dessus du sol. Abandonnant l’architrave et la frise de l’entablement romain, la colonne porte directement la corniche, le membre utile, saillant, destiné à protéger les murs contre les eaux pluviales. Cela dérange les dispositions et proportions des ordres romains ; mais cela, par compensation, satisfait la raison. Les Romains percent des arcades entre les colonnes d’un ordre engagé, c’est-à-dire qu’ils posent une première plate-bande (l’architrave), une seconde plate-bande (la frise) et la corniche au-dessus d’un arc, ce que nous n’empêchons personne de trouver fort beau, mais ce qui est absolument contraire au bon sens. Les architectes romans, à l’imitation peut-être des architectes byzantins, adoptent les arcs pour toutes les ouvertures ou pour décharger les murs ; ils posent souvent, à l’extérieur, des colonnes engagées, mais ils ne font plus la faute de les surmonter d’un entablement complet, nécessaire seulement lorsque les colonnes sont isolées. La colonne engagée prend le rôle d’un contre-fort (c’est son véritable rôle), et son chapiteau vient porter la tablette saillante de couronnement de l’édifice, autrement dit la corniche.

centrérVoici (1) un exemple entre mille de ce principe si naturel de construction[2]. La corniche n’est plus ici qu’une simple tablette recevant les tuiles de la couverture ; entre les colonnes engagées, cette tablette repose sur des corbeaux. Les eaux tombent directement sur le sol sans chéneau, et, afin de trouver à la tête du mur une épaisseur convenable pour recevoir le pied de la toiture, sans cependant donner aux murs une épaisseur inutile à la base, des arcs de décharge portés sur des pilastres ou contre-colonnes engagées AB et sur des corbeaux augmentent, sous la corniche, l’épaisseur de ce mur. Chaque morceau de tablette a son joint au-dessus de chacun des corbeaux, ce qui est indiqué par le raisonnement. Si la corniche romaine est décorée de modillons (lesquels figurent des corbeaux, des bouts de solives) comme dans l’ordre corinthien et l’ordre composite, ceux-ci sont taillés dans le bloc de marbre ou de pierre dont est composée cette corniche. C’est un travail d’évidement considérable ; il y a entre la forme apparente et la structure un désaccord complet. Dans ces corniches romanes, au contraire, l’apparence décorative n’est que la conséquence réelle de la construction. Chaque corbeau est un morceau de pierre profondément engagé dans la maçonnerie ; entre ces corbeaux, il n’y a plus qu’un carreau de pierre, posé comme le sont les métopes de l’ordre dorique grec ; puis, d’un corbeau à l’autre, repose un morceau de tablette. De distance en distance, les grosses colonnes engagées renforcent la construction en arrêtant tout effet de bascule ou de dérangement, qui pourrait se produire à la longue dans une trop grande longueur de ces tablettes posées seulement sur des corbeaux. Une pareille corniche se répare aisément, puisqu’elle se compose de membres indépendants les uns des autres, pouvant se déposer et se reposer sans nuire à la solidité de l’ensemble et sans qu’il soit besoin d’échafauds.

Les plus beaux exemples de corniches composées d’une simple tablette reposant sur les chapiteaux de colonnes engagées et sur des corbeaux se trouvent en Auvergne dès le XIe siècle. La corniche des chapelles absidales de l’église de Notre-Dame-du-Port à Clermont est une des plus riches ; car non-seulement les corbeaux et les chapiteaux sont finement travaillés, mais les tablettes sont décorées de billettes, et leur surface vue, entre les corbeaux, est ornée d’une sorte de petite rosace creuse. Les entre-corbeaux sont composés de pierres noires et blanches formant des mosaïques, et, sous les corbeaux, règne un cordon de billettes qui sépare nettement les divers membres dont se compose la corniche du nu du mur.


Nous donnons (2) l’aspect perspectif de cette corniche ; en A, son profil, et en B, une des rosaces creusées dans le lit inférieur de la tablette.

Ce système de corniches est généralement adopté dans les provinces du centre, dans toute l’Aquitaine et le Languedoc, pendant le XIe et la première moitié du XIIe siècle. En Bourgogne, l’époque romane nous fournit une grande variété de corniches. Il faut observer, d’ailleurs, que les corniches prennent d’autant plus d’importance, présentent des saillies d’autant plus prononcées qu’elles appartiennent à des contrées riches en beaux matériaux durs. Dans l’Île-de-France, en Normandie et dans le Poitou, on n’employait guère, avant le XIIe siècle, que les calcaires tendres si faciles à extraire dans les bassins de la Seine, de l’Oise, de l’Eure, de l’Aisne et de la Loire. Ces matériaux ne permettaient pas de faire des tablettes minces et saillantes. Les architectes s’en défiaient, non sans raison, et ils avaient pris l’habitude d’élever leurs bâtisses en petites pierres d’échantillon, c’est-à-dire ayant toutes à peu près la même dimension. Des carrières, on leur apportait des provisions de pierres toutes équarries[3], de huit pouces ou d’un pied de hauteur sur une épaisseur pareille, et sur une longueur de dix-huit à vingt-quatre pouces. Ils s’arrangeaient pour que tous les membres de l’architecture pussent concorder avec ces dimensions. On comprend qu’alors ils ne pouvaient donner une forte saillie à leurs corniches. Les monuments romans, si communs sur les bords de l’Oise, ne présentent ni corniches ni bandeaux saillants, et tout l’effet produit par ces membres de l’architecture est dû à une étude très-fine et judicieuse des rapports entre les parties lisses de la construction et les parties moulurées. La Bourgogne, au contraire, fournit des pierres dures, basses, et qu’il est facile d’extraire en grands morceaux ; aussi, dans cette province, les corniches ont une énergie de profils, présentent des variétés de composition que l’on ne trouve point ailleurs en France.

Sur les bas-côtés de la nef de l’église abbatiale de Vézelay (dernières années du XIe siècle), on voit une corniche construite toujours d’après le principe roman, c’est-à-dire composée de corbeaux portant une tablette saillante ; mais son caractère ne rappelle en rien les corniches des provinces du centre. Comme style, elle leur est très-supérieure.
Nous la donnons ici (3) dans tous ses détails, vue en perspective et en coupe. Le corbeau est bien franchement accusé, il a tous les caractères d’un bout de solive de bois ; mais ses profils retournent devant la tablette de manière à former un encadrement autour des rosaces doubles qui sont, entre ces corbeaux, comme des métopes inclinées, comme des panneaux de bois embrévés au moyen de languettes. La construction est parfaitement d’accord avec la forme apparente ; les corbeaux sont des pierres longues pénétrant dans la maçonnerie ; la tablette est large, et les entre-corbeaux ne sont que des carreaux de pierre de 0,20 c. à 0,25 c. de profondeur. C’est là vraiment l’extrémité d’un comble en charpente reposant sur un mur en maçonnerie, et il est impossible de ne pas y trouver la tradition d’une construction de bois. Mais n’oublions pas que lorsqu’on construisait la nef de Vézelay, il y avait un siècle à peine que tous les grands édifices étaient couverts et lambrissés en bois, et que les voûtes étaient une innovation (voy. Construction).

Cette corniche est un exemple unique, d’ailleurs ; car, dans le même édifice, les murs de la haute nef sont couronnés d’une autre manière. Dans le court intervalle qui dut séparer la construction du sommet de la nef de celle des bas-côtés, les architectes avaient eu le temps de renoncer déjà aux traditions de charpenterie pour décorer la naissance des combles ; ils inventèrent une nouvelle corniche, fort singulière il est vrai, mais qui accuse déjà l’appareil de pierre. Elle se compose de morceaux de pierre égaux, formant une suite de corbeaux en quart de cercle ornés d’oreilles en manière de crochets (voy. fig. 4).


En A, la coupe de cette corniche faite entre deux corbeaux ; en B, sa face ; en C, sa projection horizontale, et en D, son aspect. Là est l’origine de la corniche franchement bourguignonne, qui ne cesse d’être adoptée jusque pendant le XIIIe siècle ; corniche dont les corbeaux sont juxtaposés sans intervalles entre eux, et dont la forme la plus générale est celle donnée par la fig. 5[4].


Le tracé de cette corniche, en projection horizontale, donne une suite de demi-cercles creusés entre chaque corbeau ; ceux-ci sont donc évidés latéralement en quart de cercle. En coupe, ces corbeaux sont tracés suivant un quart de cercle convexe, comme l’exemple fig. 4, avec ou sans crochets : ce sont les plus anciens ; ou en quart de cercle concave, avec biseaux, comme l’exemple fig. 5 : ce sont les plus modernes. Les corniches romanes bourguignonnes indiquent, comme tous les membres de l’architecture de cette province, un art du trait avancé, et surtout une observation très-fine des effets produits par les lumières et les ombres. Aussi ces corniches, bien que simples à tout prendre, ont-elles une apparence de fermeté et de richesse en même temps qui satisfait les yeux ; elles couronnent les murs d’une façon monumentale, en produisant un jeu de lumières et d’ombres très-piquant et qui contraste avec la nudité des parements. Avant le XIIIe siècle, c’est dans les provinces du centre et en Bourgogne qu’il faut aller chercher des corniches d’un grand caractère et bien combinées. Dans le nord, au contraire, pendant la période romane, les corniches sont pauvres, peu saillantes (ce qui tient à la qualité des matériaux, ainsi que nous l’avons dit plus haut) et peu variées comme composition. Cependant la corniche à corbeaux se rencontre partout, avant le XIIIe siècle : c’est un parti pris, et les exceptions sont rares. Les architectes romans du nord poussent même l’application du principe de la corniche à corbeaux jusque dans ses conséquences les plus absolues. Ainsi, les corbeaux étant faits pour empêcher la bascule des tablettes (ils n’ont pas d’autre raison d’être), les morceaux de pierre dont se composent ces tablettes n’étant pas tous de la même longueur, et les corbeaux devant se trouver naturellement sous les joints, il en résulte que ces corbeaux sont irrégulièrement espacés ; leur place est commandée par la longueur de chaque morceau de tablette. Il arrive même fréquemment que la moulure qui décore l’arête inférieure de la tablette s’arrête au droit de chaque corbeau et laisse voir le joint vertical. Cela est d’ailleurs parfaitement raisonné. Les murs des chapelles absidales de l’église de Notre-Dame-du-Pré au Mans sont encore couronnés de corniches du XIe siècle, qui sont taillées suivant ces principes (6).


Les murs sont bâtis en petits moellons bruts, et la tablette de la corniche est composée de morceaux, les uns longs, les autres courts. Les corbeaux, étant posés sous les joints de cette tablette, se trouvent irrégulièrement espacés. On voit, sur notre figure, que la moulure de la tablette n’existe qu’entre les corbeaux et laisse le joint franc. Ici encore on retrouve les corbeaux à copeaux rappelant ceux de l’Auvergne (voy. Corbeau), ce qui fait supposer que ce genre d’ornementation avait eu un grand succès pendant les XIe et XIIe siècles. Dans l’exemple que nous donnons (fig. 6), cependant, il semble que les sculpteurs ont imité cet ornement sans en comprendre le sens, et ils l’ont exécuté de la façon la plus barbare ; tandis que les écoles du centre, dès le XIe siècle, sont remarquables par la finesse et la pureté de leur sculpture.

Sur les bords de l’Oise et de l’Aisne, dès le XIe siècle, on voit apparaître entre les corbeaux et la tablette moulurée du centre et de Bourgogne une assise taillée en forme de petite arcature ou de dents de scie. Il existe autour du petit monument octogone qui, à Laon, passe pour avoir été une chapelle de templiers, une corniche fort étrange, du commencement du XIIe siècle, conçue d’après ces données.


Aux angles (7), elle porte sur des colonnes engagées terminées par des têtes ; sur les faces, ce sont des corbeaux épannelés qui reçoivent les intervalles entre les triangles formant décoration. Les joints de cette sorte de frise se trouvent au-dessus des corbeaux, et une tablette, à profil continu, couronne le tout. Sur les corbeaux, les tympans entre les triangles sont allégis par de petites arcades dont les fonds sont inclinés, ainsi que le fait voir la coupe A faite sur le milieu d’un corbeau.

La tradition de la construction de bois apparaît encore ici. Les corbeaux sont taillés comme on taille un bout de solive ; puis, sous les triangles, on retrouve encore le copeau que produirait le travail du charpentier pour évider un madrier en forme de dents de scie. Toutefois, ces derniers vestiges des constructions de bois disparaissent bientôt dans cette contrée si abondante en matériaux calcaires propres à la construction, et les corniches à petites arcatures simples ou subdivisées règnent seules jusqu’à la fin du XIIe siècle : or, ces corniches n’ont plus rien qui rappelle la construction en bois.

Voici (8) une de ces corniches si fréquentes dans le Beauvoisis ; elle provient de la petite église de Francastel (commencement du XIIe siècle). Dans cette même contrée, vers le commencement du XIIIe siècle, les architectes renoncent aux petites arcatures, mais ils conservent encore les corbeaux et ils commencent à décorer la tablette des corniches par de la sculpture ; nous en trouvons un exemple sur la nef de l’église de Saint-Jean-au-Bois près Compiègne (9).

Si les bords de l’Oise, de l’Aisne et de la Seine entre Montereau et Mantes, conservent les corbeaux sous les tablettes des corniches jusqu’au commencement du XIIIe siècle ; c’est-à-dire jusqu’à l’application franche du style gothique, la Champagne et la Bourgogne abandonnent encore plus difficilement cette tradition romane. Ainsi, au sommet du chœur de la cathédrale de Langres, XIIe siècle, nous voyons une corniche dans laquelle les corbeaux prennent une importance majeure (10).


La tablette est alternativement supportée par des corbeaux moulurés et représentant des têtes d’hommes ou d’animaux. Au sommet du porche de l’église de Vézelay, dès 1130 environ, on remarque déjà ces alternances de corbeaux profilés et de têtes. À la fin du XIIe siècle, autour du chœur de l’église de Notre-Dame de Châlons-sur-Marne, la corniche présente encore des corbeaux à têtes, d’autres ornés de rosaces, d’autres simplement profilés. Mais ici la tablette prend déjà plus d’importance, et elle se couvre d’une riche décoration de feuillages (11).

Dans l’Angoumois, le Poitou et la Saintonge, la corniche à corbeaux, dans le style de celle d’Auvergne, est reproduite jusque vers la fin du XIIe siècle (voy., à l’article Chapelle, la fig. 33, qui représente une portion de l’abside de l’église de Saint-Euthrope de Saintes).

En Normandie, la corniche romane est d’une grande simplicité et ne présente qu’une faible saillie sur le nu des murs. Souvent elle ne se compose que d’une simple tablette de 0,10 c. à 0,15 c. d’épaisseur. Cependant les corbeaux, avec ou sans arcature, se rencontrent fréquemment. Ces corbeaux même reposent parfois sur un filet orné, comme autour de l’abside de l’abbaye aux Dames de Caen (12) (XIIe siècle).

De tous les exemples qui précèdent, on peut conclure ceci : c’est que, pendant la période romane, et dans les provinces diverses qui composent aujourd’hui la France, la corniche se compose, à très-peu d’exceptions près, d’un rang de corbeaux supportant une tablette saillante. Nous allons voir comment les architectes laïques de la fin du XIIe siècle adoptent un système de corniches tout nouveau, en empruntant cependant à la corniche romane quelque chose de sa physionomie, savoir : les alternances de lumières et d’ombres produites par les saillies des corbeaux plus ou moins espacés. D’abord, constatons qu’au moment de la transition, les architectes négligent les traditions romanes, cherchent même à s’en affranchir entièrement. Ainsi, autour de la cathédrale de Noyon, dont la construction remonte à 1150 environ, les corniches ne sont plus que de simples profils. L’église Saint-Martin de Laon, bâtie à peu près à la même époque, nous fait voir, au sommet du chœur, une corniche qui ne se compose que de deux tablettes superposées (13).


Sur la nef de la même église, on trouve pour toute corniche une tablette ornée de rosaces (14).


À la cathédrale de Senlis apparaissent déjà, vers 1150, les corniches à crochets ; or ces crochets ne sont autre chose que des tiges végétales, terminées par une sorte de bourgeon ou de paquet de feuilles non encore épanouies (voy. Crochet), et ils remplissent l’office de corbeaux très-rapprochés ; seulement ils ne soutiennent plus la tablette, qui, devenue plus épaisse, est indépendante.

Si l’architecture inaugurée par l’école laïque, à la fin du XIIe siècle, diffère essentiellement, comme principe de construction, de l’architecture romane, elle s’en éloigne plus encore peut-être par les infinis détails qui entrent dans la composition d’un édifice. L’architecture romane suivait, sans les analyser, les traditions très-confuses de l’antiquité romaine, les influences byzantines et les habitudes locales. Une corniche, par exemple, pour l’architecte roman, est une tablette saillante destinée à éloigner du mur le bout des tuiles de la couverture, afin que les eaux pluviales ne lavent pas les parements. La tablette est simple ou décorée ; ce n’est toujours qu’une assise de pierre basse, dont le profil est donné par le caprice, mais qui ne remplit aucune fonction utile. N’étaient les tuiles qui couvrent ce profil, l’eau de la pluie coulerait le long des parements, car son tracé n’est pas fait en façon de coupe-larme, comme le larmier de la corniche grecque. Les architectes de l’époque de transition laissent de côté la corniche à corbeaux romane ; ils n’ont pas le loisir encore de s’occuper de ces détails ; ils ne pensent qu’à une chose tout d’abord, c’est à rompre avec les traditions antérieures. Mais lorsqu’ils eurent résolu les problèmes les plus difficiles imposés par leurs nouvelles méthodes de construction (voy. Construction), ils songèrent à appliquer aux détails de l’architecture les principes rationnels qui les dirigeaient. Ils ne voulurent plus de ces combles égouttant les eaux directement sur le sol ou sur les constructions inférieures : ils pensèrent, avec raison, qu’une corniche doit porter un chéneau, afin de diriger les eaux par certains canaux disposés pour les recevoir ; qu’il est utile de rendre l’accès des couvertures facile, pour permettre aux couvreurs de les réparer en tous temps. Dès lors ces corniches romanes, si peu saillantes, si faibles, ne pouvaient leur suffire, non plus que les minces tablettes qu’ils avaient placées sur leurs murs lorsqu’ils rejetèrent les corniches à corbeaux. Ils s’appliquèrent donc à chercher une forme convenable pour l’objet et qui n’empruntât rien aux traditions du passé. Cette forme, ils la trouvèrent et l’adoptèrent tout à coup ; car à peine si l’on aperçoit une transition, et c’est bien, sans qu’il soit possible de le contester, dans l’Île-de-France et la Champagne que cette nouvelle forme apparaît brusquement, c’est-à-dire au sein de cette grande école d’architectes laïques qui, à la fin du XIIe siècle, établit sur des principes nouveaux une architecture dont les formes étaient d’accord avec ces principes, nouvelles par conséquent.

Une des plus anciennes corniches gothiques qui existe est celle qui couronne les chapelles absidales de la cathédrale de Reims. centrérElle se compose d’une assise formant encorbellement, enrichie de crochets feuillus, et d’une seconde assise dont le profil est un larmier (15). Mais ici encore l’assise inférieure a, comparativement à l’assise supérieure, une grande importance ; le larmier rappelle encore la tablette de la corniche romane, et sur sa pente A, de distance en distance, sont réservées de petites surfaces horizontales que Villard de Honnecourt nomme des cretiaus, et qui permettaient d’abord aux ouvriers de marcher sur la saillie de ces larmiers, puis servaient à diviser les eaux tombant des combles ou découlant des parements et à les éloigner des joints ; car il faut remarquer que ces corniches ne devaient pas porter des chéneaux et gargouilles, mais qu’elles laissaient encore les eaux pluviales égoutter entre ces cretiaus. En effet, suivant le projet de Robert de Coucy, ces chapelles devaient être surmontées de combles pyramidaux qui venaient reposer immédiatement sur le bord des corniches[5].

Trouvant bientôt ces larmiers insuffisants, les architectes du XIIIe siècle leur donnèrent une plus grande saillie ; à l’assise, plus de hauteur.


Les corniches supérieures du chœur de la cathédrale de Paris (16), refaites au commencement du XIIIe siècle, nous montrent déjà des larmiers A très-saillants recevant un chéneau conduisant les eaux dans des gargouilles espacées. Peu après la pose de ces corniches A, les architectes de la cathédrale ajoutèrent une seconde assise B au larmier primitif, pour lui donner une apparence plus mâle et pour éviter le démaigrissement C, qui pouvait faire craindre des ruptures. Déjà ces larmiers A avaient été destinés à porter une balustrade, qui fut remplacée lorsque l’on reposa la seconde assise B[6]. On observera que chaque crochet ornant la première assise D est sculpté dans un morceau de pierre, comme s’il remplissait l’office d’un corbeau. Les corniches de la cathédrale de Paris peuvent être considérées comme les plus belles parmi celles du commencement du XIIIe siècle ; celles de la façade offrent cette particularité unique que leurs larmiers sont pris dans deux assises, afin de pouvoir leur donner une plus forte saillie.
Ainsi, la corniche qui couronne la galerie qui pourtourne les tours et les réunit est composée de trois assises : une assise de crochets et feuilles et deux assises de larmiers (17) ; l’assise supérieure est percée de trous, de distance en distance, sous la balustrade, pour laisser écouler les eaux tombant sur les terrasses (voy. Chéneau, fig. 2). Le larmier remplit ici l’office d’un égout très-saillant, destiné à éloigner les eaux des parements. Habituellement, les larmiers sont pris dans une seule hauteur d’assise ; mais les détails de la façade occidentale de la cathédrale de Paris sont d’une dimension au-dessus de l’ordinaire, et il semble que l’architecte à qui l’on doit la partie supérieure de cette façade, c’est-à-dire les deux tours avec leur galerie à jour (1225 environ), ait voulu donner aux membres de l’architecture une importance relative très-grande. La corniche supérieure des deux tours, qui était destinée à recevoir la base de flèches en pierre, dont la construction ne fut qu’amorcée, est unique comme hauteur d’assises dans le style gothique ancien. Elle se compose de deux assises de crochets, chacune de ces assises ayant 0,75 c. de hauteur entre lits ; d’un larmier surmonté de deux assises en talus, et de la balustrade posée lorsqu’on renonça à continuer la construction des flèches. Chaque crochet est taillé dans un bloc de pierre énorme ; ainsi que le fait voir notre fig. 18 ;
les assises du larmier et de la pente au-dessus sont cramponnées tout au pourtour par des crampons doubles A tenant lieu d’un quadruple chaînage. On voit que l’architecte avait pris ses précautions pour pouvoir élever ses flèches sans danger.

Cependant les larmiers de corniches du commencement du XIIIe siècle parurent probablement avoir des profils trop anguleux et rigides aux architectes déjà très-avancés du milieu de ce siècle, car, à cette époque, vers 1240, nous voyons souvent les coupe-larmes à plans droits de la dernière assise de corniche remplacés par un profil d’un aspect moins sévère. Un boudin avec une arête saillante sert de coupe-larme et remplace la mouchette du larmier primitif gothique. La corniche qui couronne le chœur de la cathédrale de Troyes est une des plus belles que nous connaissions de cette époque brillante de l’art gothique (1240), et elle est couronnée par un boudin à larmier, profilé ainsi que nous venons de le dire.

La figure 19 donne la face et le profil de cette corniche. On remarquera comme les joints A sont adroitement disposés pour se combiner avec le double rang de crochets et ne pas venir tout à travers de la sculpture, ainsi que ne manquent pas de le faire aujourd’hui nos architectes. Ici, l’ornement, courant en apparence, ménage parfaitement la place de ce joint vertical. Vers la même époque, dans les provinces où le style gothique, avec toutes ses conséquences, pénétrait difficilement, comme en Normandie par exemple, nous voyons les traditions romanes persister encore à côté des formes nouvelles. La corniche de la nef de la cathédrale de Rouen est, sous ce rapport, très-curieuse à observer. On y retrouve la petite arcature romane mêlée aux crochets du XIIIe siècle et surmontée du larmier arrondi (20).
Elle nous présente, comme tous les membres d’architecture de cette époque, un appareil très-judicieux.

Les corniches, pendant le cours du XIIIe siècle, offrent peu de variétés ; elles se composent presque toujours de deux assises : l’une en forme de gorge décorée de crochets ou de feuilles, la seconde portant un larmier saillant. Toutefois le larmier avec talus n’existe que si la corniche forme chéneau, car si (comme il arrive fréquemment dans l’architecture civile et militaire) l’égout du toit repose directement sur le bord de la corniche, celle-ci est terminée par un listel vertical et non plus par une pente. Ainsi l’ardoise ou la tuile forme larmier devant ce listel, et l’assise supérieure de la corniche est profilée elle-même en coupe-larme, afin d’éviter toute chance de bavure sur les parements, dans le cas où l’égout du toit viendrait à faillir.

Nous donnons (21) une de ces corniches si fréquentes pendant les XIIIe et XIVe siècles dans l’architecture civile, corniche dont l’assise supérieure sert au besoin de coupe-larme, et dont l’assise inférieure, dépourvue de toute sculpture, forme un gros boudin saillant.


Il existe encore, au Palais-de-Justice de Paris, plusieurs corniches de ce genre qui sont d’un fort bon effet, quoique très-simples.

Voici maintenant une jolie corniche composée d’une seule assise formant coupe-larme ; elle est placée au sommet de la tour dite de la Justice, à Carcassonne (21 bis) (fin du XIIIe siècle).


La moulure est arrêtée au droit de chaque joint renforcé d’une saillie formant corbeau. Cela est bien raisonné, surtout lorsque toutes les pierres doivent être taillées sur le chantier avant la pose, car alors il est certain que les joints ne présentent point de balèvres et que les moulures ne sont pas jarretées. Les profils de ces corniches sans talus sont toujours coupés de façon à ce que le bord inférieur du listel forme mouchette pour égoutter les eaux en dehors des parements, si le premier rang de tuiles ou d’ardoises ne remplit pas cette fonction (22).

Le XIVe siècle conserve généralement les corniches en deux assises, et la seule différence que l’on signale entre ces corniches et celles du XIIIe siècle, c’est que les profils des larmiers sont plus maigres, et les ornements, feuilles ou crochets, plus grêles et d’une exécution plus sèche. Il ne faudrait pas croire cependant que les architectes de cette époque n’aient point cherché parfois des combinaisons nouvelles. Ainsi, nous voyons autour du chœur de l’église de Saint-Nazaire de Carcassonne (1325 environ) une corniche dont la composition est aussi originale que l’exécution en est belle. Cette corniche revient aux traditions romanes, c’est-à-dire qu’elle se compose d’un rang de corbeaux supportant une assise formant larmier, mais décorée de larges feuillages entre chacun de ces corbeaux ; elle reçoit un chéneau et une balustrade.


Voici (23) le détail perspectif de cette corniche. En A est tracée sa coupe entre les corbeaux. Posée à une grande hauteur, cette corniche produit beaucoup d’effet, à cause du jeu des ombres et des lumières sur ces saillies si franchement accusées.

Ici, contrairement aux habitudes des artistes du XIVe siècle, les détails de la sculpture sont à l’échelle du monument ; ils ne rapetissent pas les masses, mais les font valoir, au contraire, par une exécution grasse et large.

Pendant le cours du XIVe siècle, nous voyons peu à peu les crochets remplacés, dans l’assise inférieure des corniches, par des frises de feuillages profondément refouillées, mais dont l’irrégularité et l’exécution maigre ne donnent plus ces points saillants à espaces égaux, ces têtes de crochets qui, à distance, sont d’un effet si monumental et rappellent encore les corbeaux de l’époque romane. Nous présentons (24) une de ces corniches, de la fin du XIVe siècle, provenant du sommet de la tour nord de la cathédrale d’Amiens. Les corniches du XIVe siècle, indépendamment de la maigreur des profils et de la sécheresse de la sculpture, sont généralement peu saillantes, ce qui devenait nécessaire alors que tous les membres horizontaux de l’architecture étaient sacrifiés aux lignes verticales ; mais, vers le milieu du XVe siècle, les corniches de couronnement, au contraire, prennent de la saillie, se composent souvent d’un assez grand nombre d’assises superposées en encorbellement, ornées de cordons de feuillages, de manière à présenter une circulation facile à la base des combles. Les feuillages courent devant des gorges profondes, séparées entre elles par de fines moulures, et les larmiers rappellent la forme exagérée du larmier à boudins de la fin du XIIIe siècle, c’est-à-dire que le talus supérieur est concave, que le boudin s’aplatit, se termine par une mouchette très-saillante, et que la gorge inférieure est largement évidée (25).

Au commencement de la renaissance, on aperçoit déjà, dans l’architecture civile surtout, un retour vers les formes de la corniche romaine : le larmier gothique est supprimé. Cependant, ce n’est guère que vers le milieu du XVIe siècle que l’entablement romain reparaît dans les édifices. La belle corniche de la tour carrée du château de Blois, bâtie sous Louis XII, conserve encore ses membres gothiques, avec quelques détails empruntés à l’architecture antique. Sur un rang d’oves retournées est posée une arcature soutenue par des corbeaux, qui rappelle les mâchicoulis de couronnement des châteaux-forts du XIVe siècle. Sur l’arcature, on retrouve l’assise en gorge décorée de feuillages disposés comme les crochets des XIIIe et XIVe siècles, puis le larmier du XVe siècle à peine altéré[7].

L’hôtel de ville d’Orléans, bâti en 1442 par maître Viart, et qui présente, malgré cette date ancienne, tous les caractères de l’époque de Louis XII, est couronné d’une corniche dans le genre de celle du pavillon carré du château de Blois[8]. Au château de Chambord, on retrouve encore les dernières traces de la corniche de château du moyen âge, avec ses arcs en petites niches figurant des mâchicoulis.

Nous terminerons cet article en donnant des corniches de bois provenant de constructions civiles. Celle-ci (26) se trouve communément disposée à la base des combles des maisons de Troyes élevées en pans-de-bois. C’est un principe de corniche adopté pendant les XIVe et XVe siècles. Les blochets forment des corbeaux, à l’extérieur, au-dessus de la sablière, et portent un petit plafonnage en planches sous les coyaux.
Cette autre corniche (27) date du commencement du XVe siècle, et appartient à une maison de bois située rue de la Savonnerie, à Rouen. Sur une sablière A, moulurée, sont assemblés des potelets B qui reçoivent les solives C du plancher supérieur ; les bouts de ces solives sont soulagés par les corbeaux D. Entre ces corbeaux est posée une petite arcature découpée dans un madrier, et qui forme comme une suite de mâchicoulis. Sur les bouts des solives règne la filière E de couronnement ; un pigeonnage remplit les intervalles G entre les corbeaux.

  1. Voy. les Entretiens sur l’Architecture.
  2. De l’abside de l’église de Léognan (Gironde), fin du XIe siècle.
  3. Cette méthode est encore suivie dans le Poitou, dans la Saintonge, dans l’Angoumois et sur les bords de la Loire-Inférieure, ainsi que dans le département de l’Aisne.
  4. Des chapelles de l’église Notre-Dame de Dijon, commencement du XIIIe siècle.
  5. Voy. l’Album de Villard de Honnecourt, annoté par J.-B. Lassus et publié par M. A. Darcel ; 1858.
  6. À la cathédrale de Chartres, on voit deux larmiers superposés au sommet des chapelles et du chœur ; il est évident que les architectes du commencement du XIIIe siècle s’aperçurent, à leurs dépens, qu’en posant une tablette mince sur la première assise de corniche, mais beaucoup plus saillante que ne l’étaient les tablettes romanes, il se produisait des ruptures. Ils doublèrent donc ces tablettes d’abord, puis en vinrent à les faire plus épaisses.
  7. Voy. Exemples de décoration, par L. Gaucherel.
  8. Voy. Archit. civ. et domest., t. II, par MM. Verdier et Cattois.